I
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
UNE VIE
DE POLICHINELLE
1)65-82 — IMPRIMERIE D. BARD1N ET C% A SAINT-GERMAIN.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
UNE VIE
DE POLICHINELLE
TEXTE ET DESSINS
^. ROBIDA
PARIS
LIBRAIRIE ILLUSTRÉE I LIBRAIRIE M. DREYFOUS
7, RUE DU CROISSANT.
FAUBOURG MONTMARTRE, l3.
PQ
>73
LA GRANDE MASCARADE
PARISIENNE
PREMIÈRE PARTIE
UNE VIE DE POLICHINELLE
i
L'hôtel Hippocrate un lendemain de carnaval. — Le testament de feu Bad:nard. —
Étrange mission dévolue à M. Antony Caiasscl. — L'alnum aux soii_n::-iix-sept
portraits compromettant*.
Ils étaient deux, l'un gros et rond, l'autre long et
sec, l'un rouge et chauve, l'autre jaune et chevelu, mais
tous les deux sanglés dans une redingote noire, tous les
deux majestueusement cravatés de blanc, tous les deux
portant haut le nez surmonté de lunettes. — une paire
à branches d'or, une paire à branches d'argent. — et
tous les deux porteurs d'un grand portefeuille noir bourré
de papiers, évidemment timbrés.
Le premier, le gros rond, rouge et chauve. :
autre que M* Tiparel, notaire, 52. rue du Bac, la meilleure étude de Paris; le
second, le monsieur long, sec, jaune et chevelu, avait le droit d'insor.:
Liv. i.
M» Taparel
et M. N
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
ses cartes de visite le nom harmonieux de Nestor Miradoux, avec cette qua-
lification : Principal clerc de M* Taparel.
La porte devant laquelle Me Ta; arel et M. Miradoux s'étaient arrêtés
indécis était celle de l'hôtel Hippocrate, rue de l'École de médecine, l'hôtel
meublé le moins sérieux de ce folâtre quartier des Écoles.
— M. Antony Cabassol? demanda enfin M8 Taparel en franchissant la
porte.
— Au troisième, porte n° 24, répondit une voix s'échappant d'une sorte
de cage vitrée.
— Il n'est pas sorti? demanda M. Miradoux.
Un ricanement fut la seule réponse qui sortit de la cage.
M° Taparel et M. Miradoux, toujours solennels, s'engagèrent dans un
couloir et gravirent l'escalier du premier étage ; au bruit de leurs pas, une
porte s'ouvrit sur le palier, une longue pipe sortit, tandis qu'une voix de
basse disait au bout de la pipe :
— Eh bien, Jules, et ces bocks? animal.
Me Taparel et M. Miradoux négligèrent de répondre.
Une autre porte s'était ouverte, et du fond d'un couloir une voix de
femme s'écriait :
— Garçon, nos bottes !
M0 Taparel et M. Miradoux, mettant encore plus de solennité sur leur
figure, entamèrent l'ascension du second étage. Des portes s'cuvraienl aussi
dans les couloirs de ce second étage, et l'on entendait des frottements de
jupes; deux femmes les attendaient sur le palier, penchées au-dessus de la
rampe. Me Taparel, qui s'avançait le premier, vit avec inquiétude qu'elles
étaient légèrement décolletées. L'une de ces dames n'avait qu'un jupon et
pas même de camisole pour cacher les opulences de son corsage ; elle tenait
à la main un pot à eau et une serviette.
— Comment, ce n'est pas Jules ! dit la première en voyant poindre les
lunettes d'or et la cravate blanche de Me Taparel.
— En voilà une boite! le garçon est toujours sorti. Vous ne l'avez pas
rencontré? demanda la seconde.
— Non, madame ! répondit le notaire.
— Garçon ! cria une voix d'homme.
— Des petites nèfles ! répondit une demoiselle qui venait J'entr'ouvrir
une porte pour chercher ses bottines sur le paillasson.
Me Taparel toussa légèrement dans sa cravate pour'raffermir sa solennité,
et prit la rampe du troisième étage.
— Oh! là, là, fit d'une voix aiguë la dame ou demoiselle qui venait de
chercher inutilement ses bottines. Viens donc voir, Charles, je parin que
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
c'est le paternel à Chose, de là haut, qui vient pour embêter son fils... gare
là-dessous!
Il y eut des froufrous de robes en hiiut, une porte se referma vivement.
Il n'y avait personne sur le palier. M0 Taparel en eut quelque satisfaction.
— Le n° 24, voyons, fit-il en s'engageant dans le couloir, voilà 16, 17, 18.
La porte du 18 était grande ouverte, M° Taparel et M. Miradoux ne purent
faire autrement que d'apercevoir «ne petite blonde boulotte) qui se carrait
Si je m'en «liais comme ça prendre le tramway!
les mains dans les poches devant une armoire à glace, dans un costume de
Pierrette un peu frippé, en criant à pleine gorge :
— Dis donc, Coco, zut pour le mercredi des Gendres ! si je m'en allais
comme ça prendre le tramway? Dis, Coco?
Un peu plus loin, dans la chambre n° 22, un jeune homme brossait
mélancoliquement un paletot.
— Garçon, dit-il en entendant les pas du notaire, si vous entendez un
marchand d'habits, vous me l'enverrez.
M0 Taparel avait trouvé le n° 24 et frappait à la porte. Rien ne répondit.
Me Taparel frappa trois fois sans plus de succès.
— La, clef est sur la porte, entrons, fit-il à la fin, je ne pense pas qu'ici
cela soit considéré comme une indiscrétion.
Et les deux habits noirs s'insinuèrent dans une chambre qui leur parut sur-
tout meublée d'un nombre infini de photographies épinglées au papier de tenture.
— Il n'y a personne, fit Miradoux.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Et les bocks, animal?
Un ronflement formidable répondit à cette affirmation. Le notaire et son
principal clerc tournèrent leurs regards vers le lit. Il était en désordre,
comme toute la chambre, d'ailleurs, mais
l'auteur du ronflement ne s'y trouvait point.
M0 Taparel et M. Miradoux levèrent les yeux
au plafond, puis les ramenèrent au plancher,
le ronflement continuait toujours, clair et
distinct.
— Cela vient de par là, pourtant, dit le
notaire en retournant vers le lit.
— Ah I fit Miradoux en découvrant dans
la ruelle deux jambes sortant de l'ombre,
voici probablement les jambes de M. Cabassol, il sera tombé derrière son
lit, l'infortuné jeune homme I
— Vite ! retirons-le de cette fâcheuse position ! dit le notaire en s'attelant
aux jambes de l'infortuné Cabassol.
Le ronflement s'arrêta subitement.
— Cornéliel c'est mal ce que tu fais là... tu m'abandonnes! murmura le
ronfleur d'une voix pleurarde.
La moitié du corps de Cabassol était sortie de la ruelle, mais Cabassol se
débattait pour ne pas quitter son asile.
— Aidez-moi, Miradoux, dit le notaire. A nous deux
nous en viendrons à bout.
Et le ronfleur, malgré sa résistance, fut bientôt
amené au jour et assis sur son lit, où il resta en con-
templant avec des yeux étonnés ces visiteurs inatten-
dus.
Me Taparel et son principal clerc s'aperçurent alors
que M. Cabassol portait un costume étrange, composé
d'un maillot bariolé de dessin? aux vives couleurs, de
couvertures effilochées, de colliers de dents d'animaux,
de plumes et de perruques suspendues à la ceinture.
Sur la figure de Cabassol quelques restes de tatouages déteints se voyaient
encore, mais disparaissaient rapidement sous les frottées énergiques dont il
se bourrait pour achever de se réveiller.
-- Pardon de vous avoir dérangé, dit enfin le notaire, mais est-ce bien
à M. Antony Cabassol que j'ai l'honneur de parler?
— A lui-même, fit d'un signe de tête le sauvage Cabassol.
— Très bien ! Je suis Me Taparel, notaire à Paris, et je viens vous entre-
tenir d'une affaire importante !
Garçon, nos bottes !
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Les couloirs de l'hôtel Hippocrate.
Cabassol, tout à fait réveillé, bondit et se
trouva sur ses jambes.
— Notaire, n'est-ce pas? balbutia-t-il, notaire,
pas huissier?
— Notaire à Paris, prononça Miradoux.
Cabassol poussa un soupir de satisfaction.
— Asseyez-vous, je vous prie, dit-il en se
précipitant vers un fauteuil rouge et vers une
chaise qu'il traîna devant ses visiteurs.
— Vous êtes bien, reprit le notaire en ouvrant sa serviette bourrée de
papiers, vous êtes bien monsieur Georges-Antony Cabassol, étudiant en...
— En? répéta Cabassol.
— Oui, étudiant en quoi?
Cabassol sembla chercher dans ses souvenirs.
— Voyons, étudiant en droit ou en médecine? ah! voilà, je ne suis pas
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
encore décidé... j'attends... je consulte mes goûts... il n'y a que quatre ans
que je suis à Paris !
— Soit, mettons simplement étudiant, poursuivit Me Taparel,... né à
Castelnaudary et cousin de M. Badinard.
— Oh! cousin éloigné, très éloigné! Les Badinard sont imbéciles de
père en fils; j'ai diné une fois chez lui à Saint-Germain dans son castel,
comme il disait, ce crétin de marchand d'huiles...
— ... Et cousin de feu M. Badinard, reprit le notaire en appuyant sur
le mot feu.
— Ah! fit Cabassol, feu M. Badinard...
— En qualité de notaire et d'exécuteur testamentaire de feu M. Badinard,
je viens vous prier de vouloir bien m'accompagner jusqu'à mon étude pour
y entendre la lecture du testament dudit. En me chargeant de l'exécution
de ses dernières volontés, M. Badinard m'a recommandé de vous aller
chercher moi-même à votre domicile et de vous emmener sans perdre ui.e
minute, et toute affaire cessante dans mon cabinet. Le testament ainsi qu'une
petite boîte y annexée vous attendent, et je ne doute pas que la communica-
tion des dernières volontés de feu votre cousin ne vous soit agréable...
Antony Cabassol était retombé sur son lit.
— Pardon, monsieur, balbutia-t-il, vous êtes notaire, c'est une noble
fonction qui vous revêt d'un caractère sacré... mais... ce que vous me dites..,
ça n'est pas une blague?
L'air indigné de M* Taparel et de M. Miradoux convainquirent Cabassol.
— Ali! ce pauvre cousin, feu Badinard!... Et moi qui n'en savait rien!
J'ai dîné chez lui il y a dix-huit mois, et je me souviens maintenant qu'il
me considérait avec un air tout particulier... qu'il m'interrogeait paternel-
lement sur mes habitudes, sur mes aptitudes, et même, je me souviens, sur
mes succès auprès des ... si bien que je l'appelais le cousin Batifolard!...
Pauvre Badinard ! belle famille ! tous très forts... ;
— De père en fils ! dit le notaire.
— Partons, messieurs, reprit Cabassol, allons à l'étude...
— Un instant! vous êtes encore en sauvage...
— Ah! c'est vrai... j'oubliais... c'était hier le mardi gras; il y avait bal
chez Raphaël Taupin, un peintre distingué de mes amis, et j'y suis allé en
gue rier apache. J'ai eu beaucoup de succès ; mon costume était assez réussi
comme vous pouvez le voir... Ah! si j'avais seulement un ulster!
— - Comment, un ulster?
— Oui, ce serait plus commode, car, s'il faut tout vous avouer, ce costume
d'apache compose à lui tout seul toute ma garde-robe actuelle, le reste est
où vous savez !
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
-^- Comment où je sais?
— Au clou, parbleu! Voilà ce que c'est : mon costume à moi ne coûtait
pas grand'chose comme exécution : des idées artistiques, du bon goût, et
c'était tout; mais il y avait celui de Cornélie...
— Cornélie?
— Oui, Cornélie, ma faiblesse actuelle... Je rougis de vous faire tous ce*
aveux!...
— Au contrairp, jeune homme, au contraire! ne rougissez pas... Cor-
Cabassol contemplait avec des yeux étonnés ces visiteurs inattendus.
nélie! ah ! il y a une Cornélie, c'est très bien, c'est excellent, en qualité
d'exécuteur testamentaire de feu Badinard, cela me ravit. Du haut du ciel
il doit être content de vous !
— Alors, je puis vous avouer Cornélie? Il y avait donc le costume de
Cornélie, un délicieux costume de cantinière apache, allant porter l'eau de
feu ians le sentier de la guerre ! C'est pour cette cantinière apache que j'ai
dû me«re toute ma garde-robe au clou.
Depui. une minute, M. Miradoux baissait la tête et regardait sous le lit.
— Qu ea-ce que vous cherchez? demanda Cabassol.
— Mais.. Cornélie?
— Hélas ! 'c croyais être revenu avec elle, mais je m'aperçois que je
dois l'avoir laisse au bal chez Taupin.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Alors, comment faire si vous n'avez pas d'autre costume?
Gabassol courut vers une commode et bouleversa les tiroirs.
— Je n'ai que cela, dit-il en revenant avec quelques petits papiers, voici
trois reconnaissances !
Nous sommes sauvés alors, s'écria le notaire; M. Miradoux, mon
principal clerc, va courir dégager votre garde-robe, c'est un peu en dehors
des habitudes notariales, mais enfin, il le fautl
M. Miradoux prit les reconnais-
sances, reçut quelques indications du
jeune homme et partit vivement.
Après trois grands quarts d'heure
d'attente il reparut, suivi d'un com-
missionnaire, porteur d'un fort pa-
quet.
Cabassol, débarbouillé et débar-
rassé de ses tatouages, fut bien vite
habillé.
— Et maintenant, messieurs, je
suis à vous, dit-il.
Et, ouvrant la porte, il laissa pas-
ser le notaire et son principal clerc.
L'hôtel Hippocrate était un peu plus tranquille. Jules, le garçon, était
revenu avec les bocks des uns et les bottines des autres.
— Jules, dit solennellement Gabassol en passant, si Gbrnélie revient,
vous lui direz que je suis parti pour Gastelnaudary, et soyez sévère.
M° Taparel avait sa voiture à la porte, les trois hommes y prirent place
et roulèrent vers la rue du Bac. En route, Gabassol, anxieux, ne parla que
de son cousin feu Badinard, et chercha à deviner l'importance du legs que
ce cher Badinard devait lui avoir réservé.
En arrivant les trois hommes traversèrent l'étude au grand émoi des
clercs, évidemment instruits de la situation, et pénétrèrent dans le cabinet
du notaire.
— Monsieur Antony Cabassol, donnez-vous la peine de vous asseoie
prononça cérémonieusement M0 Taparel.
Et, sans se presser, le notaire marcha vers une grande caisse de fer,
l'ouvrit, en tira quelques papiers, ainsi qu'une boîte fermée par Je grands
cachets rouges, et vint s'asseoir devant son grand bureau.
— Mais, dit timidement Gabassol, et les autres... les autres /arents?
— Dans un préambule au testament que je vais avoir l'hrnneur de vous
lire, préambule contenant mes instructions, M. Badinard a~carté formelle-
Ju)ps était revenu avec lea bocks.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Portrait authentique de M'
Liv*. 2.
rd, entouré de qu
elgjiea ligures tirées de l'album de cette dame.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
ment tous ses autres parents et amis, et il a. exprimé la volonté que son testa-
ment vous fût lu à vous seul, en présence de M. Miradoux, mon principal
clerc.
Cabassol se cramponna aux bras de son fauteuil.
— Je commence donc, dit le notaire
en tirant d'une enveloppe une feuille de
papier timbré :
« CECI EST MON TESTAMENT
« Moi, Jean Timoléon Badinard, sain
d'esprit, mais cloué par la goutte dans
mon fauteuil, je déclare ici avoir le cœur
navré et me sentir l'âme profondément
abattue par des désillusions conjugales.
« Je viens de découvrir caché dans
un guéridon de la chambre de ma femme,
un album contenant soixante -dix -sept
photographies masculines, portant pour
la plupart des mentions et des dédicaces,
qui me semblent compromettantes. Ma
femme m'avait paru jusqu'ici au-dessus
du soupçon, elle s'est toujours montrée,
dans le cours de cinq années de vie con-
jugale, d'un caractère si parfaitement dé-
sagréable que je me croyais à l'abri des
risques ordinaires. Je me trompais, elle
me trompait!
« Après de mûres réflexions, et dans
l'impossibilité où je suis, vu ma goutte,
de courir sus aux soixante-dix-sept per-
sonnages de l'album, aux soixante-dix-
sept infâmes qui l'ont si affreusement
compromise à mes yeux, j'ai résolu de
tirer d'eux une vengeance aussi éclatante que. possible par procuration. En
conséquence, je donne et lègue à M. Antony Cabassol, mon cousin, toute
ma fortune particulière, montant à quatre millions clairs et nets, à la con-
dition expresse que ce jeune homme se fera mon vengeur et, sans mar-
chander ses peines et ses soins, infligera la peine du talion à chacun de mes
soixante-dix-sept rivaux.
V
La cantinière apache.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
u OEil pour œil, dent pour dental Photographie pour photographie 1 Mon
sérail qu'un jour chacun de mes soixante-dix-sejpit ennemis découvrît
dans le guéridon de son épouse — ou de sa maîtresse, le portrait de Gabassol,
mou vengeur !
u !■ trois .unir,- à M. Antony Gabassol pour compromettre
soixante-dix-sept personnes,; je charge M1' Taparel, fflop ami, de surveiller
ses opérations et de lui délivrer largement les fonds nécessaires, au fur et à
mesure «les nécessités de ma vengeance.
a S'il se montre indigne de ma confiance et s'il ne fournit pas au bout
des brois années Boixante:dix-sept vengeances constatées, ma fortune, frais
déduits, devra servir à élever dans un endroit sain et désert, à vingt-cinq
lieues environ de Paris, et autant que possible près d'un cours d'eau et dans
un site agréable, un REFUGE pour les maris maltraités par le sort.
« Je nomme M0 Taparel et son principal clerc, M. Nestor Miradoux, mes
exécuteurs testamentaires, et je les charge de veiller à la stricte exécution de
mes volontés.
« Saint-Germain, le 18 aeût 18.....
« TlMOLÉON BADINARD. »
Me Taparel se tut. Gabassol se passait de temps en temps la main sur le
front et se pinçait comme pour bien s'assurer de la réalité de sa préser je dans
Le cabinet d'un notaire chargé de lui annoncer de pareilles choses.
— Eh bien, monsieur Antony Gabassol, dois-je conclure de votre silence,
demanda le notaire, que vous acceptez le legs de feu Badinard et les graves
obligations qui en résultent ?
— Si j'accepte ï s'écria Gabassol en sautant sur son fauteuil, si j'accepte
ce legs et cette noble mission ! Avez-vous jamais pu douter un instant que
j'hésiterais à me faire le vengeur d'une infortune imméritée, j'en suis sûr I
— Très bien! j'aime cette chaleur, et je suis heureux pour mon ami feu
Badinard de vos belles dispositions... Je vais donc vous donner communica-
tion de l'album aux soixante-dix-sept photographies. D'après mes instruc-
tions, cet album ne doit pas sortir de mon étude, vous prendrez note des
noms et qualités des personnages photographiés, et vous graverez leurs traits
votre mémoire. Chaque victoire que vous remporterez devra être cons-
par un acte notarié, soit par une lettre de la personne compromise,
ou même une photographie avec dédicace flatteuse, que nous annexerons àla
phot \ l'album.
asol frappa Bur la table d'un air déterminé.
M Taparel lit sauter les cachets du paquet contenaifl les photographies.
L'album apparut revêtu d'une couverture coquette et galante. Au centre du
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
13
Moi, Jean-'l'liimoléuu Bndinard
maroquin rose, se trouvait un cœur doré servant de cible aux flèches de quatre
amours disposés aux quatre coins.
— Oh! oh ! fit le notaire, la reliure est significative. Pauvre Badinard !
'!;h'"> ' '
L'album de Mfc» Badin.ird.
L'album possédait cent quarante cases, soixante-dix-sept seulement se
trouvaient occupées par des cartes photographiques. Les trois hommes, pen-
chés sur la table, parcoururent rapidement le volume.
14 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Belle collection 1 dit enfin M« Taparel.
— Remarquable collection, affirma M. Miradoux.
Il y avait un peu de tout parmi la collection des ennemis de Badinard,
sur lesquels le vengeur testamentaire allait avoir à se précipiter ; des mili-
taires, des diplomates, des Parisiens, des étrangers, des jeunes gens et des
hommes mûrs, des moustaches naissantes et des crânes chauves, de tout enfin,
jusque un gômmeux nègre.
Des dédicaces brûlantes accompagnaient la plupart de ces photographies.
A Elle
son
Félicien Cabuzac!
Si je t'aime, ça ne se demande pas!
Hans Klopmann.
Le diable emporte ma femme, à toi mon cœur !
Achille Vauberné.
0 amour! amour! amour! toujours! toujours! toujours!
Ou du moins le plus souvent possible.
Ve Exupère de Champbadour.
Moi petit nègre, mangerais bonne blanche à tous repas!
LlLI-BoCANDA,
ambassadeur de Zanguebar.
En avant!!!
Capitaine Bignol.
Corpo di bacebo ! si jamais les horreurs de la guerre m'amenaient
sous vos fenêtres, j'enfoncerais tout, je n'écouterais ni larmes ni prières
et ne vous ferais pas de quartier. Vous en valez la peine !
Major Buffarelli.
A toi mon âme !
Cotignac (du Tarn).
Ton œil est un poignard enfoncé dans mon âme.
Ramon Carabellas.
Je n'accorde ma mandoline
/ Que pour chanter ta crinoline!
Célestin Bedarrous,
poète lyrique.
Etc., etc., etc.
Gabassol, le notaire et le principal clerc se regardèrent pleins d'indigna-
tion.
— Oh ! oh !
— Saperlipopette!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
15
— Sacrebleu !
Ce sacrebleu venait de Gabassol qui jugeait convenable d'être plus indigné
que les autre?.
— Sacrebleu ! ! ! Je propose, messieurs, d'ouvrir les hostilités immé-
diatement...
— Bravo ! vous n'avez d'ailleurs pas de temps à perdre, soixante-dix-sept
vengeances en trois ans, cela fait_vingt et une et demie par an, c'est un chiffre
imposant îllpeiitseprésnnterdesdifficultésàsurmonter, desobslaclesàfranchir.
OtAfifiC />«* Uwk?i5«(£
<â^
Refuge pour les maris maltraités par le sort (projet).
— Voulez- vousv m'accorder la permission d'émettre un avis? s'écria
M. Nestor Miradoux, eh bien, mon avis serait que M. Gabassol entamât plu-
sieurs affaires à la fois pour mener les choses plus rondement !
-— Vous avez raison ! je vais choisir dans l'album un lot de quatre per-
sonnages, et je me mettrai immédiatement en campagne !
— C'est cela, dit le notaire, M. Nestor Miradoux, dont je connais l'expé-
rience et les hautes capacités, fera toutes les courses nécessaires, toutes les
démarches qu'il faudra pour faciliter votre tâche, dès à présent, il ne va plus
que s'occuper de la succession Badinard.
10
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Cabassol ouvre les hostilités et débute en
révolutionnant Bullier. — Un notaire qui
se dérange.
L'héritier de feu Badinard était un
jeune homme énergique. Une situation
si nouvelle pour lui, tout à l'heure
encore réduit par le manque d'ar-
gent, à rester dans ses appartements
en costume d'apache, n'avait jeté
dans son âme qu'un trouble momen-
tané; maintenant il avait repris toute
son assurance et voulait se montrer à
la hauteur des circonstances.
Assis calme et ferme devant le bu-
A Buiiier. reau de MB Taparel, il feuilletait l'al-
- bum aux photographies pour y cher-
cher ses quatre premières victimes. Tout à coup il poussa une exclamation
d'étonnement.
— En voilà un que je connais, dit-il, en montrant la photographie d'un
jeune homme barbu, ornée de cette dédicace :
A ELLE
L'amour a mordu mon cœur comme un bocal de sangsues!
Paul Matassin.
— Vous le connaissez, demanda Me Taparel, c'est un pharmacien?
— Non, c'est un étudiant en médecine, un de mes amis Mais, rassurez-
rous, du moment où il s'agit de l'exécution de mon mandat, je ne connais
plus d'amis, Badinard sera vengé!... que dis-je ? il l'est déjà! J'ai dans
ma poche une lettre de mais, non je ne l'ai pas sur moi, mon paletot vient
de chez ma tante, et naturellement, avant de l'y conduire, j'en avais retiré
les papiers compromettants. La lettre est chez moi, à l'hôtel Hippocrate.
— Allons-y! dit le notaire, il me serait doux d'inscrire déjà une vengeance
pour la satisfaction des mânes de Badinard!
— Soit, nous allons chercher cette preuve. Je termine ma liste; si vous le
voulez bien, je commencerai mes opérations par les personnages suivants :
« M. Paul Matassin.
« L'ambassadeur de Zanguebar.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
17
« Le vicomte Exupère de Champbadoûr.
« Don Ramon Carabellas.
— Très bien ! dit le notaire, voici maintenant une avance de cinquante
mille francs pour l'entrée en campagne. "Vous allez prendre un appartement
M. Paul Matassin et Cornélie.
dans un beau quartier, et organiser votre maison. J'ai jeté les yeux sur un
entresol rue Saint-Georges, nous le verrons ensemble et s'il vous convient,
vous l'arrêterez ; quant aux menus détails de votre installation, je m'en occu-
perai Badinard sera content !
— Je m'en rapporte à vous, l'entresol me convient I
— Bien ! mon tapissier va être prévenu, tout sera prêt pour ce soir. Si
Liv. 3.
18 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
vous le voulez, aoUa retournerons' d'abord à l'hôtel Hippocrute Pendant
ce temps, M. Miradoux s'occupera des recherches nécessaires sur M. <!*
Champbadour et M.Garabellas; L'ambassade de Zangucbarest facile à trouver,
tout ira bien !
— Tout ira bien ! s'écria Gabassol en insérant dans un portefeuille, qui
n'avait jamais été à pareille fête, les cinquante premiers billets de mille francs
de la succession.
— Si voulez me faire l'honneur de partager notre modeste déjeuner,
reprit le notaire, madame Taparel sera heureuse de connaître l'homme
auquel notre ami Badinard a légué le soin de sa vengeance...
Cabassol s'inclina. M. Nestor Miradoux était compris dans l'invitation.
— Madame Taparel, dit le notaire dans le cours du repas, vous voyez en
m m- trois hommes attachés désormais à une œuvre formidable : M. Cabassol
esl Le vengeur, mais nous sommes ses collaborateurs; M. Nestor Miradoux est
chargé de préparer, M. Cabassol d'exécuter et moi je suis le notaire, le fonc-
tionnaire public dont la haute et délicate mission sera d'apprécier et de
constater. Les devoirs de ma charge me forceront souvent à m'absenter pour
accompagner M. Cabassol dans le monde, autant pour l'aider de mes conseils
que pour accomplir les conditions de surveillance imposées par le testament
de Badinard. Il faut nous attendre à bien des dérangements, mais les affaires
sont les affaires, nous en serons récompensés plus tard par la satisfaction du
devoir accompli !
Immédiatement après le déjeuner, Me Taparel fit atteler sa voiture,
el après avoir donné ses dernières instructions à M. Miradoux, il partit avec
Cabassol pour l'hôtel Hippocrate.
— En vérité, dit-il à Cabassol, en montant l'escalier, j'avais mal jugé cet
hôtel, il est très tranquille...
— Patriarcal! ajouta Cabassol.
Jules, le garçon de l'hôtel Hippocrate, était en train de lire les journaux
d'un locataire dont il faisait la chambre; en entendant la voix de Cabassol, il
accourut :
— Monsieur, dit-il, Cornélie n'est pas venue... vous savez, moi je trouve
pas ça joli !
Cabassol et le notaire entrèrent dans la chambre.
— Voyons, dit Me Taparel, voyons cette preuve de la première vengeance.
Comme il faut procéder par ordre, j'inscris en tète de ma liste, le nom de
M. Paul ftCatassin et j'attends pour constater!...
Cabassol se dirigea vers sa commode et bouleversa les tiroirs.'
— C est la, dit-j], que je range mes lettre- ci papiers, mais je ne sais
jamais dans quel tiroir, Julesbouleverse tout pour lire ma correspondance...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
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voyons, voyons. ..des billets pour l'Odéon, c'est pas ça... ah! des photogra-
phies, non ce sont les anciennes... ah! voilà, des lettres d'elle, tenez, il n'y a
qu'à choisir! ,
Et il lendit un paquet de lettres défraîchies à Me Taparel.
— Le devoir m'oblige à tout lire, répondit le notaire, je suis obligé de me
montrer indiscret...
Mou petit Cabassol,
A demain trois heures au Lux., sous la statue de la reine Blanche, etc., etc.
Mon cher,
J'ai une couturière qui m'embête pour trente-cinq francs, je compte, etc.
Mon cher Toto,
Tu es si gentil que je t'adore...
J'ai une couturière qui m'embête pour 35 francs.
— Mais, il y a des notes au crayon en marge, des protestations : blague!
blague! blague! - - C'est de vous?
— Non, c'est Jules, le garçon, un vieux philosophe, qui a la manie d'an-
noter ma correspondance... je le laisse faire, il connaît si bien les femmes!
— Ah! très bien... voici une lettre concluante pour nous, M. Paul Matas-
sin y est nommé :
20
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Mon "vieux Cabassol,
Enfin, je respiré!... je vais donc pouvoir t'aime? sans remords... Ça me faisait
de la peine de tromper ton ami Matassin, bête, mais bon garçon. 11 s'en Va pour
quinze jours dans son pays. Je ne le tromperai pas, puisqu'il ne sera plus là!
Ça t'ait quinze jours de tranquillité!
Je t'adore de plus en plus !
Ta Cornélie.
— C'est parfait, s'écria le notaire, c'est parfait, mais Cornélie, n'est-ce pas
le petit nom de la cantinièré apache avec qui vous
fûtes hier au bal?
— C'est elle-même. Lorsque Paul Matassin est
revenu, Cornélie lui a déclaré que c'était fini, que
pendant son absence son cœur avait tourné et que
présentement il brûlait d'une belle flamme pour
votre serviteur. Hier donc, il y avait deux mois
que Cornélie m'adorait ouvertement, lorsque nous
sommes allés au bal, costumés en apaches. Je
dois vous dire que Paul était de la partie, — car
nous ne nous sommes pas brouillés, — il étah en
sapeur. . .
— Attendez ! exclama le notaire, qu'est deve-
nue Cornélie depuis hier? quand nous vous avons
réveillé ce matin, vous la réclamiez...
— Mais oui, figurez-vous que le punch de uns
Paul éuit en sapeur. amis étail h forl et h abondant qu'il m'avait un
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
21
peu troublé les esprits, je erovais être revenu ce malin avec Gornélie et je
me trompais... C'est la faute à Paul Matassin...
— Malheureux! Il n'y a rien de fait. Paul Matassin vous a enlevé Cornélie,
vous n'avez pas vengé Badinard...
— Sapristi! vous avez raison, tout est à recommencer! mais rassurez-
vous, je vais retrouver Gornélie, j'ai Gabassol et Badinard à venger, elle me
raimera! à nous deux, Matassin!
Un peu contrariés de ne pouvoir enregistrer un premier succès, Me Tapa-
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Le fastueux Cabassol s'était fait habiller par un tailleur à la mode.
rel et notre ami Gabassol reprirent leur voiture pour aller visiter le petit
entresol que le prévoyant notaire avait retenu pour le légataire de Badinard.
M. Miradoux avait déjà prévenu tout le monde, le tapissier était là, surveil
lant la besogne d'une brigade d'ouvriers; on apportait le mobilier, on posait
les glaces, on clouait les tentures, on disposait les menus bibelots et les objets
d'art.
Gabassol n'eut qu'à s'extasier, Me Taparel faisait bien les choses. Gela
tenait du conte de fées; à six heures du soir les ouvriers avaient terminé, le
nid de Gabassol était prêt; à six heures et demie, se présentèrent un valet de
28
LA GRANDI- MASCARADE PARISIENNE
chambre et un petH groom engagés par Miradoux, et à sept heures le dîner vint,
envoyé-d'nn grand restaurant par l'aimable Miradoux.
Le lendemain, vers trois heures, Cabassol fit irruption dans le cabine! de
M Taparel. Il était rayonnant et transformé, transformé parce que sa pre-
mière pensée le matin avait été de se faine babiller par un tailleur à la mode,
et rayonnant parce qu'il avait pu retrouver Paul Matassin et faire passer un
mol à Cornélie par l'entremise de Jules, le garçon de l'hôtel llippocrate.
Jules, bon diplomate, avait parlé de la tuile dorée tombée sur la tête de
Gabassol, il apportait cette réponse de la traîtresse Cornélie: « Ce soir, a
Bul lier! »
— Bravo! s'écria Me Taparel, à Bullier, nous irons à Bullier!
— Comment, vous viendriez...
— Mais, et mon mandat d'exécuteur testamentaire? Je n'ai pas l'habitude
de jongler avec les devoirs; j'irai à Bullier. Sans vouloir me montrer très
formaliste, je désire constater régulièrement. Donc à ce soir, à Bullier. Aurez-
vous l'obligeance de venir me prendre? Nous n'emmenons pas Miradoux;
d'ailleurs il est occupé, il a rendez-vous chez l'ambassadeur de Zanguebar.
Mon second clerc recherche M. de Champbadour et le troisième est sur la
piste de don Ramon Carabellas ; vous voyez que toute mon étude s'occupe de
vous. La succession Badinard prime toutes les autres affaires!
Cabassol passa le reste de son après-midi à fumer d'excellents cigares sur
le boulevard en roulant des plans fastueux et rosés dans sa tête. Il dîna chez
Brébant et s'en fut ensuite prendre Me Taparel. Il trouva celui-ci prêt à
partir.
— Faites-moi passer pour un oncle de province, glissa Me Taparel à
l'oreille de Cabassol au moment de passer la porte mauresque illuminée, de
l'établissement cher aux indigènes de la rive gauche.
Cabassol jouissait d'une certaine notoriété parmi les habitués et
surtout parmi les habituées, car il recueillit de nombreux sourires et de
chaleureuses poignées de main accompagnées de quelques : Oiïres-tu un bock?
L'orchestre entamait un quadrille brillant. Dans ce dernier asile de la
bet apparaissaient au-dessus des tètes.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
23
chorégraphie française, une dizaine de messieurs et une dizaine de dames
levaient la jambe d'une façon tout à fait indépendante. Ltrs messieurs imitaient
les élégantes contorsions de la grenouille expirante, mais les dames étaient
plus intéressantes à contempler; au-dessus des têtes de la ligne de curieux
rangés autour des danseurs, des jambes apparaissaient de temps en temps,
se dressant tout à coup parmi le tourbillonnement des jupes et des jupons
blancs à petits plis, comme des spécimens de l'art du bonnetier : bas rayés,
bas quadrillés, bas couleur chair à coins brodés, etc.
Cubassol tira M0 Taparel de la contemplation de ce déhanchement musical
et, tout en se laissant raconter quelques souvenirs émus de la Closerie de
Popularité de Cabassol. — Payes-tu un bock?
Lilas de 1850, entraîna le notaire vers le coin, non moins encombré, non
moins bruyant, où l'on bavardait autour des bocks, entre jeunes dames à
franges ébouriffées sur des nez insolents et tapageurs et vétérans barbus du
quartier, poètes naturalistes et peintres impressionnistes.
— Voilà Paul Matassin ! dit tout bas Cabassol.
— Et Gornélie ?
— Elle est là.
— Bien. Abordons-les, mais sans avoir l'air de les chercher.
Paul Matassin avait aussi vu Cabassol et le hélait déjà.
— Hé, guerrier apache! ça va bien?
— Matassin et Cornélie! En croirai-je mes yeux? s'écria Cabassol en
levant les bras en l'air. Et bien, vil séducteur, et les devoirs de l'amitié? Et
vous, cantinière apache, que faites- vous de la fidélité, l'austère fidélité, la
tranquillité des parents, la sécurité des foyers?
u
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Mon petit Gabassol, répondit Gornélie, c'est la faute à l'Observatoire,
il y avait tant de brouillard que j'ai confondu le nez de Paul avec le vôtre
Paul en a odieusement abusé. Voilà!
— Au musée de Gluny, l'amour! C'est fini! je ne crois plus à rien, du
moment où Gornélie me trompe ! Enfin, pour calmer les souffrances de mon
malheureux cœur, je vais m'abreuver de houblon amer. Allons, affreux
Matassin, et vous, ingrate Cornélie, souffrez que je vous présente mon
oncle, mon vénérable oncle de Gastelnaudary !
— Dis donc, murmura Gornélie à l'oreille de Cabassol, est-ce de lui que
tu as hérité ?
— Ah! on sait déjà...
— Oui ; l'hôtel Hippocrate est en révolution, on dit toutes sortes de choses,
est-ce vrai?
— Tout est vrai ! Et bien autre chose en plus.
— Tu sais que je t'ai toujours aimé?
— Oh ! oui, tu nous as toujours aimés.
— Dites donc, fit Me Taparel en s'emparant de l'autre oreille de Gabassol,
Matassin a l'air froid, on dirait qu'il ne serait pas fâché de vous relaisser
Cornélie... Vous savez que cela ne ferait pas l'affaire, feu Badinard ne serait
pas vengé ! Il faut que Matassin soit ennuyé, soyons féroces !
Une jeune dame était venue s'asseoir à la gauche de Gabassol, elle était
blonde, elle avait un menton potelé, une bouche aux lèvres moqueuses, un
nez palpitant et des yeux point farouches, le
tout souligné par les mèches folles d'une cheve-
lure abondante et encadré dans un immense
chapeau doublé de soie rose. Cabassol qui la
connaissait* un peu lui faisait déjà une cigarette,
et lui avait permis de boire dans son bock.
Cinq minutes après, une autre jeune dame, brune
celle-ci, avec autant de mèches noires que la
précédente possédait de mèches blondes sous un
grand chapeau abat-vent, s'appuyait sur les
épaules de Cabassol et lui demandait aussi une
cigarette.
Bientôt une troisième jeune dame à cheveux
de nuance indécise, mais jouissant d'un petit nez guilleret qui donnait de la
joie rien ']ii'à le regarder, accapara la droite de Cabassol, réussit à en élimi-
ner le notaire et se fit faire également une cigarette qu'elle alluma à celle de
notre héros.
["abassol lui avait pecmia de boire
dans son bock.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv, 4.
- Zut pour Matassin! Cabassol, c'est toi que j'aime!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
27
Le digne M0 Taparel se rappro-
cha de Paul Matassin pour ne pas le
laisser échapper. Cornélie paraissait
contrariée.
Trop de popularité , Cabassol ,
beaucoup trop de popularité 1 Les
habitants de l'hôtel Hippocrate
avaient porté aux quatre coins du
quartier la nouvelle de l'héritage.
Comme ils manquaient de détails,
ils en avaient inventé. On parlait
de sommes fantastiques et de projets
superbes pour les dévorer. Cabassol
avait l'intention d'acheter l'Odéon
pour en faire son hôtel et donner
des bals dans la salle. Cabassol al-
lait donner un punch monstre à
tout le quartier, dans le grand
bassin du Luxembourg, loué trè's
cher pour la circonstance.
Le magnifique Cabassol, un peu
entraîné par les hommages rendus
à son éclatante personnalité, avait
donné des ordres au garçon et fai-
sait- servir des rafraîchissements
variés. 11 oubliait sa noble mission,
le misérable, il trônait au milieu
de ébouriffements de chevelures
brunes, blondes ou indécises et des
ondulations des plumes des cha-
peaux féminins. Il continuait à
confectionner d'innombrables ciga-
rettes, et ce, malgré les coups d'oeil
désespérés et les hum ! hum ! de
M0 Taparel.
Il était lancé, il négligeait Cor-
nélie, la seule, l'unique jeune dame
intéressante pour Me Taparel, es-
clave de son devoir. Quant à Paul Matassin, délaissé par toutes les jeunes
personnes, il ri'avait.pas beaucoup l'air de s'amuser non plus.
Sortie triomphale de Bullier.
23 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Comme foui à côté les cuivres de l'orchestre commençaient une polka,
Mc Taparel prit un grand parti.
— Mon neveu ! dit-il, il se fait tard, si nous offrions à souper à ces dames !
Les dames levèrent la tête avec une stupeur évidente. Jamais elles
n'avaient vu d'oncle pareil, jamais, jamais, même celles qui dataient du
Prado de 1860. C'était la première fois.
— C'est véritablement ton oncle, dis, Loulou? demanda un chignon jaune
doré.
— De Castelnaudary, répondit Cabassol.
— A la bonne heure! ils vont bien à Castelnaudary. Est-ce qu'ils sont
tous comme ça?
— Mon oncle, répondit Cabassol élevant la voix, au nom de toutes ces
aimables jeunes personnes j'accepte votre invitation ; prenez le bras de
Matassin, je veux qu'il soit des nôtres !
— Où soupons-nous? demanda une dame, à la brasserie?
— Allons donc ! répondit Me Taparel, une soupe au fromage, jamais de
la vie! c'est un vrai souper, de l'autre côté de l'eau, dans un cabaret des
boulevards. Est-ce accepté ?
— Accepté ! répondirent les jeunes personnes en se levant.
Me Taparel avait offert son bras à Cornélie et il
entraînait Paul Matassin. Cabassol le suivit, escorté
de toutes ces dames. Cette sortie ne s'effectua point
sans un grand tapage de tables remuées et de chaises
renversées. L'orchestre s'interrompit de lui-même
au milieu de sa polka, on monta sur les tables pour
voir passer le cortège. Les municipaux de service
ouvraient de grands yeux.
— Combien de voitures, mon empereur? deman-
dèrent les gamins à la porte.
— Six, répondit majestueusement Taparel.
Les municipaux ouvraient , _ > . •
de grands yeux. Et le notaire ht monter Cabassol et Matassin avec
Cornélie et une petite dame dans la première voiture.
— J'ai mon plan, dit-il tout bas à Cabassol.
M. Taparel s'en fut successivement à chacune des cinq autres voitures
et parla ainsi aux cochers :
— Quarante francs de pourboire ! Voici mes ordres : Vous suivrez la
première voiture pendant cinq minutes, puis vous tournerez à droite ou à
gauche, vous prendrez les petites rues et vous irez déposer votre chargement
60us l'arc de Triomphe de l'Étoile. Est-ce compris?
— Compris, bourgeois I
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
29
Jlliuilip'li
_. Et maintenant, s'écria ostensiblement M« Taparel, au boulevard,
mais par le plus long, pour nous ouvrir l'appétit 1 _
« Les passagères des einq voitures l'appelèrent et s'engagèrent a ne une
petite place près d'elles à ce modèle des oncles passés, présents et futurs
mile notle grimpa sur le siège de la voiture de Cabassol, en déclarant
qu'il préférait faire le voyage en lapin. ■ „„n„i,H„„ Au
Les voitures s'ébranlèrent au milieu des hourras de la populat,o„_ Au
carrefour de l'Odéon, la première voiture seule s'engagea dans la rue Dau-
phine, les autres prirent les petites rues et disparurent.
Sur le siège, le notaire se frottait les mains.
ri T— après la voiture arrivait à la porte d'un des grands
restaurants du boulevard. M- Taparel rabattit son chapeau sur ses yeux,
30 . LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
releva le collet de son pardessus pour ne pas être reconnu par quelque
client indiscret, et grimpa lestement l'escalier des cabinets particuliers.
, — Ouf! fit-il en se laissant tomber sur le sopha capitonné, ouf! ce n'a
pas été sans peine... Ah! Badinard, du haut du ciel, tu dois être content,
ton exécuteur testamentaire se donne du mal !
Cabassol et Paul Matassin retiraient leurs pardessus, les dames accro-
chaient leurs chapeaux aux patères.
— Allons ! mes enfants, dit le notaire, à table, et faites le menu.
— Oui, mon oncle, répondit tout le monde à la fois, oui, notre oncle,
le plus aimable des oncles!
— Garçon, s'écria Cabassol, bisque d'écrevisses, perdreau truffé, homard
et Champagne frappé.
— C'est cela, fit Mc Taparel, Champagne frappé, beaucoup de Champagne,
mon neveu,... et pense à Badinard! ajouta-t-il' d'une voix grave.
— Farceur ! s'écria Cornélie en frappant sur le crâne dénudé de Me Taparel.
Me Taparel s'occupa spécialement de Paul Matassin et lui versa du Cham-
pagne avec tant de sollicitude qu'au bout d'un quart d'heure Paul le faisait
monter en grade et l'appelait papa. Cornélie était heureuse, elle avait profité
d'un moment d'expansion de Cabassol pour lui parler d'un bracelet qui, selon
son expression, lui tapait dans l'œil depuis six semaines, et Cabassol, contrai-
rement à ses anciennes habitudes, ne lui avait pas prêché le mépris de la bi-
jouterie.
Bientôt le souper devint tumultueux. Cornélie était tendre ; son amie, qui
répondait au doux nom de Veloutine ou Valentine, on ne savait pas exac-
tement, chantait Coco dans le Trocadéro avec des larmes dans la voix.
Paul pleurait dans le sein de M Taparel et lui faisait des confidences au
sujet de Cornélie dont l'infidélité chronique lui torturait le cœur et qu'il se
proposait décidément de remplacer par une jeune personne plus candide.
— Baste ! aimez-la tout de même, lui répondait le notaire, elle est un peu
légère, mais elle est charmante
— Elle est charmante ! répétait Paul en versant de nouvelles larmes dans
son verre.
Me Taparel tout en se réservant le plus possible commençait à sentir un
certain mal de tète le gagner peu à peu ; mais il se raidissait contre l'étour-
dissement en pensant à Badinard et à ses devoirs d'exécuteur testamentaire.
Tout à coup Paul Matassin poussa un cri de désespoir et se laissa choir
dans les bras du notaire. Cabassol venait de jurer solennellement à Cornélie
de faire déposer à ses pieds le lendemain même le bracelet de ses rêves, et
Cornélie l'embrassait par-dessus la table sans le moindre égard pour la douleur
de Paul.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 31
— Cabassol! je m'en aperçois maintenant, c'est toi que j'aime ! Zul pour
Matassin !
— Elle l'aime ! s'écria le notaire en se débarrassant de l'étreinte de Paul,
elle l'aime!... Vengé!... 11 est vengé. Je constate!... Et d'un ! Et main-
tenant, messieurs, tout à la joie ! Garçon, encore du Champagne !
Farceur! s'écria Cornélie en frappant sur le crâne de Mc Taparel.
— Ah ! murmurait Cornélie qui n'avait rien compris naturellement à la
joie du notaire, ils vont bien les oncles de Castelnaudaçy !
Paul Matassin, pour endormir sa douleur, voulait se noyer clans le Cham-
pagne ; au bout de cinq minutes il glissa sous la table. La jeune personne qui
avait chanté Coco dans le Trocadéro pleurait aussi avec une extinctir.i de
voix. Cabassol dormait sur la nappe, et Cornélie, tendrement appuyée sur son
épaule, rêvait au fameux bracelet.
Seul, Me Taparel était encore debout et à peu près lucide. Il promena un
regard triomphant sur le champ de bataille et leva les bras en l'air.
— 0 Badinard ! s'écrie-t-il, tu es vengé d'un de tes 77 ennemis !
Et le digne notaire, avec la satisfaction du devoir accompli, allongea ses
jambes sur le sopha, disposa quelques coussins sous sa tête, dénoua sa cravate
se coiffa d'un foulard, et s'endormit.
Le silence régna dans le cabinet tout à l'heure si tapageur, silence troublé
seulement par les sanglots étouffés de Paul et par les ronflements de Cabasso
et de mademoiselle Veloutine.
A six heures du matin les garçons entrèrent et réveillèrent les dormeurs.
— Un fiacre ! murmura le notaire d'une voix éteinte, après avoir soldé
une respectable addition.
32
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Les trairons tirent avancer un fiacre et aidèrent les soupeurs à descendre.
Comédie el Yeloutine se soutenaient à peine, Paul dormait debout, et Gabassol
ne valait guère mieux ; quant à Me Taparel, cette vic-
time de l'austère devoir, il avait un mal de tète for-
midable et le froid lui faisait claquer les dents malgré
le foulard qu'il avait conservé sous son chapeau.
— Où vont ces messieurs? demanda le garçon qui
les mettait en voiture.
Me Taparel donna son adresse d'une voix mou-
rante et se glissa dans le fiacre entre Veloutine et
Cornélie..
m« Taparel avait un mai de Le fiacre s'ébranla ; il avait à peine fait dix tours
tète formidable. . , ... . ,
de roue que chacun avait repris son somme interrompu,
On fut bientôt rue du Bac où demeurait Me Taparel. Le cocher descendit
de son siège et sonna lui-même. 11 faisait petit jour, le concierge était debout.
Ce fonctionnaire faillit s'évanouir à la vue du notaire que le cocher tirait du
fiacre.
— Souper d'affaires! prononça le notaire en essayant de reprendre sa
solennité, souper à la chambre des notaires...
Cabassol, Matassin et les deux dames étaient descendues de voiture et
pénétraient dans la maison à la suite du notaire. Madame Taparel entendant
du bruit dans l'escalier, ouvrit elle-même et poussa une exclamation...
— Affaire Badinard! murmura son mari... affaire Badinard!
Gabassol s'inclina, tant bien que mal, devant l'épouse de Me Taparel, Paul
passa le dernier avec Cornélie et Veloutine, un peu surprises à la vue de la
respectable notairesse qui était tombée dans un fauteuil et paraissait sur le
point de s'évanouir.
— Passons à l'étude, balbutia le notaire, c'est une affaire d'étude...
Et prenant une lampe, il ouvrit la porte de communication avec l'étude.
Ses compagnons le suivirent et s'installèrent du mieux qu'ils purent sur les
chaises des clercs. Paul Matassin et les deux jeunes dames se trouvaient dans
un état d'ahurissement impossible à décrire.
— Elle esl forte celle-là! En voilà un oncle! murmurait Cornélie à
l'oreille de Veloutine.
Le notaire était rentré dans ses appartements ; on pouvait l'entendre donner
des explications embarrassées sur sa conduite à la pauvre Mme Taparel.
Enfin il revint en poussant des soupirs de soulagement; sans doute il avait
réussi à lui faire comprendre que les affaires sont les affaires.»
.M Taparel se mit au bureau du principal clerc et tira un papier de. son
portefeuille.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
33
— N° 1, dit-il, M. Matassin... Rayé!
Et comme M. Paul le regardait sans comprendre.
— Souvenez-vous de Badinard ! dit le
notaire avec sévérité.
Un assez long silence suivit ces paro-
les mystérieuses; chacun semblait mal à
l'aise, sauf Cabassol qui dormait déjà du
sommeil du juste sur un bureau.
— Oh I que j'ai mal à la tête ! exclama
>mfinMe Taparel.
— Je voudrais bien du thé! gémit
Mlle Gornélie.
— Mon enfant, je n'ai rien à vous re-
fuser ; je vais dire à la cuisinière de nous
préparer une forte infusion, ça nous fera
du bien à tous.
Une bonne tasse de thé bouillant ra-
nima un peu les esprits des victimes de
Badinard, le notaire avait toujours mal
à la tête, mais il se sentait plus solide,
Le mystère de l'Arc de triomphe.
Liv. 5.
:;i
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Paul allait à peu près bien, quant aux deux jeunes dames, les couleurs leur
revenaient à vue d'oeil.
Seul Gabassol dormait toujours.
A huit heures, un peu avant l'arrivée des clercs, M0 Taparcl empila dans
La Cn du souper.
une voiture ceux qu'il appelait ses clients pour détourner les soupçons de
son concierge. Gabassol, toujours endormi, fut conduit dans le cabinet du
notaire où il put continuer son somme en toute tranquillité.
Qu'étaient devenues cependant les vingt-deux dames invitées à un souper
monstre et empilées dans les cinq voilures retenues par Me Taparel? Nous
avons dit que, sur les instructions du notaire, les cinq cochers, au lieu de
suivre la première voiture, étaient partis en file, dans les petites rues pour
gagner les Champs-Elysées. Ces dames ne s'étaient aucunement aperçues de
la manœuvre, elles riaient d'avance en pensant au souper de l'oncle de
C i-te]naudary. En apercevant les premiers arbres des Champs-Elysées, elles
eurent un moment d'étonnement, mais se rappelèrent que l'oncle avait parlé
d'une petite promenade pour ouvrir L'appétit.
— Nous allons faire une partie de campagne! se crièrent-elles de voiture
à voiture.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
35
Et les rires recommencèrent avec quelques chansons répétées en chœur
d'une voix aiguë.
Tout à coup les voitures s'arrêtèrent, les cochers descendirent et ouvrirent
les portières.
— Nous sommes arrivées?
Surprise de madame Tapa;
— Je ne vois pas de restau-
rant?
— Allons ! les petites mères,
c'est pour vous dégourdir les
jambes!
Quand tout le monde fut des-
cendu, les cochers sautèrent vi-
vement sur leurs sièges et repar-
tirent au galop.
— Eh bien, et Gabassol?
— Et l'oncle?
Vingt-deux exclamations re-
tentirent, vingt-deux cris de
désespoir.
Le lendemain, les journaux
du matin mettaient les popula-
tions en rumeur par de sinistres
petites notes en tête des faits
divers :
LE MYSTÈRE DE L'ARC DE TRIOMPHE.
A la dernière heure, on nous apporte la nouvelle d'une aventure mysté-
rieuse et probablement tragique: Des sergents de ville appelés par des cris
lamentables aux environs de l'Arc de triomphe se sont trouvés en présence
de vingt-deux jeunes dames en proie à la plus profonde douleur. D'après
leurs déclarations, elles avaient été amenées là en voiture par une bande de
malfaiteurs, et abandonnées après des scènes de violence épouvantables; tout
le quartier, ordinairement tranquille, est en proie à la terreur. A demain des
détails plus circonstanciés.
36
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
VINGT-DEUX VICTIMES.
Au moment où nous
mettons sou? presse, la
préfecture de police est
en rumeur par suite de
la découverte d'un épou-
vantable crime ou plu-
tôt d'une série de crimes
commis dans la- soirée
sous les arbres des
Cbamps-Élysées. Ces
borreurs rappelleraient
les agissements de Trop-
mann — en plus grand !
— Ce scélérat aurait-il ohé! ohé! iui qu'a... qui qu'a vu cooo?
lait école? On parle de vingt-deux victimes. Nous lançons nos reporters
en campagne. Nous connaissons suffisamment leur flair et leur habileté
pour être certain qu'ils seront bientôt sur la pisle des atroces criminels de
cette nuit.
UNE TÉNÉBREUSE AFFAIRE.
Une tentative d'enlèvement sans précédent a été déjouée cette nuit par la
police. Vingt-deux dames appartenant, dit-on, au meilleur monde, doivent
la vie, plus encore, peut-être, à la vigilance des autorités. Enlevées brutale-
ment, jetées dans des fiacres suspects, elles roulaient épouvantées dans la
direction du bois de Boulogne. Des passants attardés dans les Champs-Ely-
sées ont entendu leurs cris et donné l'alarme.
Une enquête est ouverte. Nous en dirons' les résultats demain à nos lec-
teurs.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
37
III
Une soirée à l'ambassade de Zanguebar. — Le Crocodile d'argent. — Négociation d'un
emprunt hypothéqué sur trois cents lieues carrées de serpents à sonnettes.
— Monsieur Cabassol! monsieur Cabassoll
— Heinl qu'est-ce que voulez?... Jules!... Cornélie...
Ce n'était ni Jules ni Cornélie, c'était M. Nestor Miradoux qui secouait
L'ambassadrice de Zanguebar.
Cabassol pour le faire sortir d'un sommeil durant depuis plus de six heures.
Cabassol se redressa enfin et abandonna le fauteuil de M0 Taparel. Étonné
d'abord, il regarda M. jVÇiradoux sans le reconnaître. Enfin il se rappela tout,
l'héritage, le notaire, Bullier, Paul et la première vengeance.
— Je vous demande pardon, dit-il, il me semble que je me suis endormi.
— Oui, un peu, fit le principal clerc, mais vous n'avez pas de temps à
perdre, il y a du nouveau !...
— Quoi donc ?
— Pendant que vous vous occupiez de la première affaire, je n'ai pas
perdu mon temps, j'ai découvert l'adresse du vicomte de Champbadour. Je
rapporte <l«>s indications précieuses sur la vicomtesse de Champbadour : cette
dame se promène tous les matins de neuf à dix heures, à cheval, au Bois;
c'esl là qu'on peut la rencontrer. Enfin j'ai obtenu pour vous et Me Taparel
une invitation pour ce soir à l'ambassade de Zanguebar...
-D
éja
— Oui, j'avais un prétexte, l'ambassadeur cherche à traiter, pour le prince
de Zanguebar, d'un emprunt hypothéqué sur trois cents lieues carrées de forêts
vierges avec leurs arbres, leurs lianes et leurs animaux. J'ai parlé adroite-
ment de vous et de M0 Taparel, je vous ai annoncé comme étant les lumières
de la finance, les flambeaux de l'économie politique. Alors l'ambassadeur m'a
remis pour vous deux invitations à son grand dîner diplomatique de ce soir.
Et Nestor Miradoux tira de sa poche une jolie carte sur bristol portant en
tête les armes de Zanguebar. En même temps il laissa tomber un objet métal-
lique que Cabassol ramassa.
— Qu'est-ce que c'est que ça?
— Ça? c'est une décoration que m'a donnée l'ambassadeur de Zanguebar.
Il a été si content qu'il a été chercher cela dans son bureau, qu'il en a orné ma
boutonnière en me disant : « Vous g'and homme ! vous, ami de Zan-
gueba, ze fais vous zevalier du Gocodile d'azent ! » Et voilà, je suis chevalier
du Crocodile d'argent, ça se porte à la boutonnière, et c'est en nickel.
— Avez- vous de la chance !
— Oui, mais le secrétaire de l'ambassade a couru après moi et m'a
réclamé 48 fr. 50 pour droits de chancellerie, et j'ai donné. 40 sous de grati-
fication au concierge.
— N'importe, chevalier, recevez mes félicitations! Et Me Taparel?
— Me Taparel est un peu indisposé, il est retiré dans ses appartements, il
vous prie de l'excuser... mais à six heures il sera sur pied, et vous pourrez le
prendre en passant pour aller à l'ambassade.
Cabassol, en sortant de chez le notaire, allait machinalement se diriger
vers l'hôtel Hippocrate.
— Suis-je bête! se dit-il en se rappelant son entresol de la rue Saint-
Georges, je retournais vers ma pauvre petite chambre... Eh! sapristi, j'y
pense, la rive gauche m'est désormais interdite. Et les petites clames de Bullier,
les cinq voitures que ce brave Me Taparel a envoyées à l'Arc de triomphe !
On m'arracherait les yeux si l'on me tenait! Allons rue Saint-Georges et pré-
parons-nous pour la soirée zanguebarienne.
Il s'était passé tant de choses depuis la veille que Cabassol avait oublié le
numéro de sa demeure ; il parcourut toute la rue Saint-Georges sans recon-
naître sa porte. Comme il hésitait entre trois ou quatre maisons, il prit le
parti de s'informer près des concierges.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
39
A l'étude. — En voilà un oncle! murmurait Cornclie.
— M'. Gabassol, s'il vous plaît?
-- Nous n'avons pas ça ici.
Il alla plus loin.
— M. Gabassol?
— M. de Gabassol, à l'entresol, la porte à gauche.
— Merci !
Gabassol sonna enfin chez lui et reconnut avec satisfaction son groom.
Les quelques heures qui lui restaient furent consacrées à la toilette. Gabassol
voulait être étincelant pour paraître devant une ambassadrice. A cinq heures,
habillé, barbifié, coiffé en parfait gommeux avec trois mèches tombant en
pointe au milieu du front, Gabassol fit venir une voiture et se dirigea vers
l'étude de Me Taparel.
Cette fois, il traversa l'étude en homme nourri dans le sérail et entra chez
le notaire.
L'étude le connaissait bien, on ne parlait que de lui et des dérangements
que la succession Badinard causait à Me Taparel, jadis si casanier. Un jeune
clerc avait trouvé sur son bureau des épingles à cheveux, un autre avait, en
arrivant le matin, ramasse une jarretière rose, sous sa chaise! C'en était assez
pour bouleverser ces jeunes imaginations. En interrogeant adroitement le
concierge, on avait appris le retour de Mc Taparel à six heures du matin, avec
des clients et des clientes d'allures bizarres. Étrange ! étrange ! Et toutes ces
courses ! tout ce remue ménage' d'une étude jadis si tranquille ! Le principal
clerc M. Miradoux savait tout, mais il était impénétrable.
Me ïaparel terminait sa toilette.
— Je suis à vous, mon cher ami, dit-il en
entendant la voix de Cabassol, je suis à vous.
J'explique à Mme ïaparel que ce soir l'affaire
Badinard nous conduit dans le grand monde
et que nous n'aurons pas les ennuis de la soirée
d'hier.
— Madame, s'écria Cabassol, je vous con-
jure d'oublier les bizarreries de notre arrivée
un jeune clerc avait ramassé une ce matin ; hier, c'était une soirée irrégulière,
jarretière rose. ; .
tout à fait irrégulière, les exigences de notre
tâche nous avaient conduits, votre mari et moi, dans un monde un peu...
dans un monde légèrement...
— Oh! fît Mmc Taparel en baissant les yeux, épargnez-moi ces détails!
— Bref, dans un quart ou un huitième de monde à peu près! Mais aujour-
d'hui, madame, c'est dans la haute aristocratie, dans les salons diplomati-
ques, dans le grand monde enfin, que la succession Badinard nous entraîne!
— Monsieur Cabassol, vous me tranquillisez! au moins M. Taparel n'aura
pas sujet de s'exposer à une autre migraine...
Mc Taparel ayant complété par un nœud majestueux sa solennelle cra-
vate blanche, on pouvait partir.
— Ah ! mon jeune ami, s'écria le notaire en montant en voiture, j'ai
passé une journée cruelle, le notariat, comme la religion, a ses martyrs!
L'hôtel de l'ambassade zanguebarienne était situé avenue de Friedland,
au fond d'un petit jardin bien ombragé. En l'honneur de ses hôtes, l'ambas-
sadeur avait suspendu sous les arbres des guirlandes de lanternes vénitien-
ru - et japonaises, et caché sous un massif une demi-douzaine de musiciens
qui jouaient sur des pistons et des trombones criards les airs nationaux
français et zanguebariens. De loin l'hôtel avec ses lanternes, son orchestre,
avait une apparence de petit Mabille ; le cocher de Cabassol n'eut pas- à
chercher le numéro, il s'arrêta devant la grille grande ouverte, au milieu
d'un groupe de badauds émerveillés.
Un suisse posté devant la grille frappa un coup de sa grosse canne.
Il était superbe ce suisse : de sa face on ne voyait que deux yeux blancs
roulant avec impétuosité et l'ouverture rouge d'une bouche fendue par un
large sourire; au-dessus de cette, boule noire se dressait un immense
chapeau rouge galonné d'or et garni de plumes blanches. Le reste de l'in-
dividu était perdu dans une grande houppelande également rouge et or,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
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Soirée diplomatique à 1 ambassade do Zanguebar.
Liv. 6.
timbrée sur la poitrine d'une plaque aux armes de Zaagiîebar, crocodile
d'or sous croissant rouge.
Le coup de canne du suisse avait amené deux valets de pied à boule
noire et livrée rouge, qui débarrassèrent MM. Cabassol et Taparel de leurs
pardessus et les introduisirent dans
un salon luxueux. L'ambassadeur vint
au-devant de ces messieurs avec un
sourire absolument semblable à celui
de son superbe suisse.
— Bonsoir, messieurs! dit-il, vous
bien gentils, bien aimables pou Zan-
gueba, venez quQ. je vous pésente à
l'ambassadice I
— Excellence, c'est le plus cher
de mes vœux! répondit M0 Taparel.
Dans le fond du salon, au milieu
d'un cercle d'invités des deux sexes
mais tous également noirs, l'ambas-
sadrice causait dans un langage bi-
zarre tenant le milieu entre le fran-
çais et le zanguebarien. Les hommes
étaient irréprochables de tenue, tous
vêtus de l'habit noir, tous cravatés de
blanc, et tous admirablement coiffés
par des artistes qui avaient dû passer
beaucoup de temps et user pas mal
de pommade, pour donner à leurs
chevelures crépues le tour exigé par
la mode, c'est-à-dire une raie au milieu de la tête et quelques mèches pla-
quées sur le front.
Les femmes, très élégantes aussi, étaient plus bizarres d'apparence, leurs
épaules noires sortaient de corsages à teintes éclatantes, de robes collantes
roses ou jaunes enrichies de bandes de dentelles; mais, dans ces groupes
à têtes noires, ce qui tirait l'œil avec le plus d'intensité, c'était l'éclatante
blancheur des mains, couvertes de splendides gants blancs; hommes et
femmes gesticulant avec animation, on voyait sans cesse passer et repasser
toutes ces mains aux doigts déliés, blanches comme des mains de plâtre.
— Gère amie ! zézaya gaiement l'ambassadeur, permettez-moi de vous
pésenter MM. Cabassol et Taparel, deux éminentes personnalités de la
finance...
Le suisse de l'Ambassade.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Madame! firent Cabassol et Taparel en s'inclinant profondément
devant un groupe de dames dont les visages et les épaules offraient toutes
les différentes nuances des noirs, depuis le pur cirage jusqu'au gris tirant
sur la sépia.
— Laquelle est l'ambassadrice? pensait Cabassol, ô mon Dieu! faites
qu'elle soit au moins passable !
Une dame modelée dans une robe d'un jaune éclatant, soutachée de vert
tendre et garnie de rubans roses, adressa le plus gracieux des sourires aux
deux éminentes personnalités de la finance et répondit en minaudant et
en scandant chaque parole d'un léger coup d'éventail :
— C'est bien aimable à vous, messieurs, d'embellir notre réunion...
vous charmants!...
Les deux hommes s'inclinèrent
plus profondément.
— Elle nous trouve charmants,
murmura le notaire.
— O doux espoir! murmura Ca-
bassol enchanté de voir que l'am-
bassadrice était d'un noir un peu
moins foncé que l'ambassadeur.
Et il appuya la main sur son cœur
en jetant à l'aimable dame un re-
gard qu'il fit aussi brûlant que pos-
sible.
— Asseyez-vous, messieurs, je
vous prie, poursuivit l'ambassadrice,
vous charmants, je vous assure, vous
sympathiques au Zanguebar, Zanguebar heureux!
— Oh oui ! fit audacieusement Cabassol, nous sympathiques au Zangue-
bar, et surtout à Zanguebariennes... si jolies!
— Zembo! s'écria l'ambassadrice en se levant, Zembo ! je vous prie? que
signifie? vous pas poli, vous oubliez de décorer ces messieurs!... c'est mal !
— Oh ! pardon ! fit l'ambassadeur en se précipitant, excusez ce petit
oubli... ze suis distrait... le plaisir de recevoir ces messieurs me troublait...
mille excuses ! mille excuses !
Et le bon ambassadeur faisant des gestes de désespoir, fouilla rapidement
dans toutes ses poches en paraissant y chercher quelque chose. Enfin il en
tira deux petits crocodiles semblables à celui de Miradoux. et, tout en conti-
nuant à s'excuser, il se mit en devoir d'en accrocher un à la boutonnière de
chacun de ses invités
Les artistes avaient dû passer beaucoup
de temps.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Grand diner à l'ambassade de Zanguebar.
— Ze vous fais zevalier! dit-il en frappant gravement sur l'épaule de
Cabassol, zevalier de l'o'd'e du Gocodile d'azent!...
Pendant que l'ambassadeur répétait la même cérémonie avec le digne
Me Taparei, Cabassol prodiguait les remerciements et les galanteries à
madame l'ambassadrice.
— Croyez, madame, à toute ma joie d'approcher de la plus séduisante
des ambassadrices, de la. fleur tropicale implantée des rives du Zanguebar
dans nos salons parisiens qu'elle réchauffe de sa grâce et de... Je le disais
encore la semaine dernière, notre Europe périrait de froid et d'ennui si, de
temps en temps, les contrées plus favorisées du Ciel ne lui envoyaient
quelques beautés écloses sous les rayons ardents de leur soleil, dans
la verdure des forêts vierges !
— Oh ! vous flatteur ! répondit à la fois tout le cercle des dames, en
jouant modestement de l'éventail.
— Moi juste ! s'écria Cabassol.
Un majestueux valet, aussi nègre que l'ambassadeur, vint majestueu-
sement glousser quelque chose à la porte du salon. Cabassol comprit que
cela voulait dire :
— Madame est servie 1
Aussitôt toute la. société se leva pour passer à la salle à manger. Cabassol
offrit, avec une désinvolture tout à fait ancien régime, le bras à l'ambassa-
drice. Me Taparei n'eut pas la peine d'offrir le sien à personne, une dame
46 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
d'un noir intense s'empara de son bras gauche, et une dame au teint cho-
colat se saisit de son bras droit.
La table était somptueusement servie, mais rien n'égalait le luxe de
valets déployé par l'ambassadeur : chaque convive en avait un ou deux
derrière sa chaise, quand ce n'était pas trois, tous plus nègres les uns que
les autres et tous couverts de la superbe livrée rouge et or, avec des petits
crocodiles sur les boutons.
— Ce sont mes secrétaires et mes attachés, dit l'ambassadeur à Cabassol ;
les affaires de la chancellerie expédiées, ils cherchent à se rendre utiles.
Les convives s'étaient assis, l'ambassadeur promena un regard circu-
laire sur la table et frappa sur un timbre colossal, qui résonna comme un
tam-tam.
— Boum ! fit intérieurement Cabassol après avoir sauté sur sa chaise.
Ce signal sembla éleetiàser tous les secrétaires dorés à boule noire ; ils se
précipitèrent dans tous les sens dans un désordre qui parut combler de
satisfaction l'heureux ambassadeur.
— Est-ce qu'ils vont faire de la gymnastique ? se demanda Cabassol
— Ahl ça, est-ce qu'ils vont nous jouer une pantomime, se disait Me Taparel
légèrement inquiet.
Mais un secrétaire plus doré que les autres, plus couvert de passemen-
teries et d'aiguillettes, et de plus coiffé d'une perruque poudrée à blanc,
venait d'entrer apportant le potage avec la solennité d'un magistrat chargé
de présenter sur un coussin de velours les clefs de sa ville à un monarque.
Le potage fut servi au milieu d'un tourbillonnement de têtes noires et de
livrées rouges.
Cabassol l'aborda avec une certaine défiance, mais dès la première cuillerée
il eut la satisfaction de constater que la cuisine de l'ambassade n'avait rien
de trop zanguebarien.
— Hein ! pas mauvais ? demanda le majordome en se penchant avec un
large sourire sur l'épaule de Cabassol.
— Bono, bono, répondit notre héros.
Les boules noires des secrétaires se balafrèrent d'ouvertures rouges et
blanches, un rire joyeux leur fendit la bouche jusqu'aux oreilles, et ils redou-
blèrent de précipitation dans leur service.
Le beau majordome à la perruque poudrée les surveillait et les encou-
rageait par de grands coups de poing dans le dos. Cabassol remarqua qu'il
portait sur la poitrine un crocodile d'argent semblable à celui que l'ambas-
sadeur venait de leur décerner. Le majordome était décoré aussi 1
— Esselent, ce suprême volaille, dit une dame, esselent !
— Charmant ! répondit une autre.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
47
— On croirait manger de la femme, fit un nègre avec un galant sourire.
— Oh ! fît la première dame en essayant de rougir.
— De l'ambassadrice ! s'écria Gabassol. c'est fin et délicat.
Ce fut au tour de l'ambassadrice de minauder en se cachant derrière son
éventail.
Zo vous fais zevalier !
— Est-ce que l'on mange encore quelquefois son semblable à Zanguebar?
demanda le notaire.
— Oh ! dit l'ambassadeur, vieille coutume ! abandonnée ! hommes mal
élevés quelquefois encore, mais bien rare, et puis pas manger semblable,
manger femmes!
— Oui, fit l'ambassadrice, eux aimer femmes, beaucoup! mais défendu!
— Croyez bien que je le regrette, madame, manger ce que l'on aime, ce
doit être délicieux.
Et Cabassol prenant la main de l'ambassadrice y déposa un baiser, en
même temps qu'il lui marchait sur le pied.
L'ambassadeur voyant la conversation mise sur le Zanguebar s'empressa de
saisir l'occasion pour placer quelques mots relatifs à l'affaire de l'emprunt.
— Beau pays le Zangueba ! dit-il avec emphase, des a'b'es g'os comme
l'obélisse de Pa'is, des lions g'ands, t'es g'ands, et mézants ! des se'pents,
des cocodile?, un beau ciel, touzous bleu et touzous zaud ! Beau pays,
p'ince puissant, mais besoin d'azent, pou payer fusils et femmes Ça t'es
zer, t'èa Ter!
48 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Avez- vous des chemins de fer ? demanda Me Taparel.
— Des chemins de fer? oh! beaucoup, beaucoup, mais en p'ojet, vous
pensez bien ! et nous en avons même trop Alors, le p'ince de Zangueba
a pensé à une chose bien simple... besoin d'azent? un emp'unt! bien simple!
— Bien simple ! firent Taparel et Cabassol.
— Vous app'ouvez, n'est-ce pas ? un petit emp'unt, quelques millions,
avec belles ga'anties... t'ois cents lieues ca'ées de territoire, les plus belles
p'ovinces du Zangueba, terre fertile, t'op fertile même, a'b'es poussent
t'op! ciel bleu...
— Ah ! le ciel en est aussi?
— Oui, ciel bleu, — t'op bleu! soleil t'op zaud! des rivières, — trop de
rivières, elles débo'dent touzous ! végétation splendide, — t'op de vézétation,
on peut pas passer ! Et du zibier, des lions, des éléphants, des rhinocéros,
des hippopotames les plus g'ands et les plus beaux de l'Afrique, les plus
mézants. Oh! pas de pays pour rivaliser avec Zangueba pour les animaux.
Et des se'pents ! Que je regrette de ne pas avoir un se'pent de mon pays pour
vous faire voir! en cinq minutes, ils avalent un cheval! oh! les se'pents de
Zangueba, touchez pasl touchez pas! Et les cocodiles... c'est la gloire de
ma pat'ie! aussi voyez, Zangueba a mis le cocodile dans ses armes! il y
en a t'op !
— C'est splendide ! s'écria Cabassol, monsieur l'ambassadeur, vous m'é-
merveillez ! qu'est-ce que le bois de Boulogne à côté du Zanguebar I...
— C'est de l'herbe, de la toute petite herbe !
— C'est magnifique ! s'écria le notaire, trois cents lieues comme ça ! Et les
habitants ?
— Les habitants? il y en a pas ! ou s'il y en a eu, c'est peut-être dans les
temps anciens, mais vous pensez bien que les lions, les rhinocéros, les se'-
pents et les cocodiles les ont mangés ! On n'y va plus pour ne pas être mangé,
c'est même ce qui fait la valeur de la ga'antie, pour not'e emp'unt, car puis-
qu'il n'y va pe'sonne, on est certain que pe'sonne ne p'endra le pays ! Les
voisins du Zangueba voudraient bien p'endre le pays, mais le Zangueba est
tranquille, les lions et les cocodiles les manzeraient si eux essayaient!
— Garantie superbe, belle ceinture de défense! prononça un monsieur
d'un noir pur, au bout de la table.
— Vous entendez ce que dit monsieur, il s'y connaît, lui militaire, lui
général de la république de Haïti?
— Garantie splendide ! s'écria Cabassol, je ne doute pas que les avantages
de l'affaire et l'énumération des garanties de la garantie hypothécaire n'en-
traînent les souscripteurs ! Monsieur l'ambassadeur, moi je vous garantis un
grand succès ! madame l'ambassadrice, permettez-moi de boire au Zanguebar,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
49
à son ciel trop bleu, à son soleil trop chaud, à ses serpents trop méchants, à
ses lions, à ses crocodiles, à son prince, à son emprunt, à son ambassadeur et
surtout àsa charmante ambassadrice !
— Zembo! s'écria l'ambassadrice, à quoi pensez-vous, mon ami? vous
distrait ! décorez ces messieurs !
— Pardon, madame, nous le sommes déjà, fit observer le notaire.
rs les secrétaires de l'ambassade de Zanguebar.
— Oui, mais du Crocodile d'argent, deuxième classe, il faut commencer
par là, mais maintenant c'est le Crocodile d'or ! première classe I
L'ambassadeur s'était levé, et il fouillait dans ses poches. Enfin il trouva ce
qu'il cherchait, deux petits crocodiles d'or suspendus à des rubans bleus.
Cabassol et Taparel s'étaient levés, la serviette à la main.
— Alors, nous montons en grade? demanda Cabassol.
— Oui, la deuxième classe, c'était indigne de vous, ze vous fais zevalier du
Cocodile d'or !
Cabassol et Taparel s'inclinèrent.
— Tout mon cœur est au Zanguebar et à sa gracieuse ambassadrice, mur-
mura Cabassol en se rasseyant; mais je vous prie, madame, un petit renseigne-
Liv. 7.
ment? J'ai remarqué que vous dites de temps en bemps.Zemôo, cela veut dire,
n'est-ce pas, quelque chose co mine sapristi?
— Mais non ! mais non! Zembo, c'est le nom de mon mari, ce n'est pas
sapristi ! »
— Ah ! sapristi, mais alors... voyons votre mari s'appelle bien Zembo? il
ne s'appelle pas Bocanda?
Bocanda était le nom que Cabassol se rappelait avoir lu sous la photogra-
phie de l'ambassadeur de Zanguebar ornant l'album de Mmc Badinard.
— Ce n'est pas lui ! Bocanda est le nom de notre prédécesseur, l'ambassa-
deur d'il y a deux ans, répondit l'ambassadrice.
— >■ De votre prédécesseur! murmura Cabassol d'une voix étranglée par
l'émotion, de votre prédécesseur !
— Eh bien, eh bien, vous troublé ! vous malade?
— Non, madame! pas du tout, au contraire! c'est le plaisir, l'émotion, le
Crocodile d'or ! c'est l'orgueil d'être fait chevalier de première classe de l'ordre
du Crocodile d'or... Mais, je vous prie, votre prédécesseur, Son Excellence
M. Bocanda, qu'est-il devenu?... il est à Paris?
- Oh non ! il a été disgracié ! il est resté huit ans à Paris sans parvenir à
négocier l'emprunt qui doit servir à rendre au Zanguebar et à son prince leur
splendeur d'autrefois ; alors il a été rappelé au Zanguebar et...
— Et?
— Et, pour lui témoigner son mécontentement, le prince l'a nommé gou-
verneur d'une province éloignée, justement les trois cents lieues de forêts
vierges dont nous parlions tout à l'heure. ..
— Les trois cents lieues de crocodiles et de rhinocéros...
— Précisément.
— Excusez ma curiosité, madame, un de mes parents a beaucoup connu Son
Excellence M. Bocanda ; les crocodiles et les rhinocéros n'ont-ils pas mangé
leur gouverneur ?
— Pas encore !...
— Ah! je respire...
— Pas' encore.. . mais jamais un gouverneur n'a pu durer plus de trois ans,
il n'a encore fait que la moitié de son temps.
Cabassol resta quelques minutes sans mot dire. Le vengeur de Badinard
se heurtait dès le commencement à une difficulté imprévue. Zanguebar était
loin et surtout malsain. Allait-il donc falloir entreprendre le voyage pour
retrouver M. Bocanda dans ses forêts vierges, au milieu de ses crocodiles et de
ses rhinocéros? Quelle catastrophe ! trois mois de voyage pour aller, trois mois
pour revenir, cela faisait déjà six mois; et le temps de chercher M. Bocanda
parmi .-es administrés. à la dent cruelle, et le temps de venger M. Badinard ? Et
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
5]
les dangers sans nombre, les feligues, les fièvres et les lions? Décidément la
situation de vengeur testamentaire n'était pas une sinécure ! Tout à coup
Cahassol se rasséréna, une idée lui était venue.
Tous les nègres se ressemblent, un ambassadeur de Zanguebar ressemble
â un autre ambassadeur de Zanguebar, la preuve c'était que Son Excellence
M. Zembo avait absolument la même tête que le Bocanda de la photographie.
Pourquoi se tourmenter, pourquoi s'élancer à la poursuite de M. Bocanda?
c'était comme représentant du prince de Zanguebar que S. Exe. Bocanda avait
offensé Badinard, eh bien, c'est sur un re-
présentant du prince de Zanguebar que
l'on vengerait Badinard.
Ce sophisme apporta quelque satisfac-
tion à l'âme troublée de Gabassol. 11 res-
pira ; mais en respirant il regarda du côté
de Me Taparel pour voir s'il n'avait rien
entendu de la conversation de l'ambassa-
drice.
Non. Me Taparel était entrepris par
l'ambassadeur et, il subissait une descrip-
tion enthousiaste et imagée du beau Zan-
guebar. Il n'avait rien entendu.
Tout était donc pour le mieux, mais il
fallait se hâter, il fallait mener les choses
tambour battant pour ne pas lui laisser
l'occasion de reconnaître l'erreur de per-
Beau pays le Zanguebar 1
52 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
sonne. Notre héros Gabassol avait déjà pu reconnaître chez Me Taparel un
formalisme un peu excessif dû à ses vingt-cinq années de notariat; ce for-
malisme sans nul doute l'eût porte à exiger de Gabassol le voyage de Zanguebar
et à lui faire affronter les crocodiles et les rhinocéros de Son Excellence
M. Bocanda.
— Ah 1 grand Dieu 1 pensa Gabassol, je me vois d'ici naviguant avec
Me Taparel flanqué de M. Miradoux, débarquant chez le prince de Zanguebar et
cherchant à travers les forêts vierges mal habitées, les traces de M. Bocanda !
Non, non, non, je ne veux pas donner aux crocodiles de Zanguebar du
Gabassol à manger; je vengerai Badinard à Paris! De l'audace! de l'audace f
encore de l'audace!
Et il entama immédiatement les hostilités en marchant légèrement sur le
pied de l'ambassadrice. Celle-ci se retournant vivement, Cabassol mit la main
sur son cœur et dit, en lui lançant une œillade enflammée :
— Il faut que l'emprunt de Zanguebar réussisse, il le faut! Je tremble en
pensant qu'en cas de non-réussite, le prince confierait sans doute à M. i'am-
bassadeur quelque poste au sein des forêts vierges. Je frémis à l'idée que
notre charmante ambassadrice risquerait de se trouver un jour exposée à des
désagréments avec les affreux crocodiles dont nous parlions tout à l'heure!
Madame l'ambassadrice, pour toute réponse, sourit à Gabassol et lui laissa
effleurer furtivement de sa moustache son gant blanc comme la neige.
Me Taparel, se retournant en ce moment, surprit un regard triomphant
de Cabassol et quelques signes d'une douce confusion sur la figure de
l'ambassadrice. Le bon notaire, enthousiasmé, abandonna quelque peu la
conversation de S. Exe. M. Zembo, pour faire de son côté les doux yeux à
l'ambassadrice et pour lui marcher aussi sur le pied, en signe d'encoura-
gement.
Cependant le dîner tirait à sa fin. Les secrétaires se multipliaient; à
les voir courir, paraître et disparaître, en exécutant des prodiges d'adresse
pour ne pas se jeter les uns sur les "autres avec les plats, on les eût pris pour
de simples clowns. Le sang des tropiques les travaillait.
Enfin, le dessert ayant été absorbé, madame l'ambassadrice proposa de
passer au salon. Cabassol se précipita pour lui offrir son bras et fut assez
heureux pour obtenir la préférence sur un autre invité, le général haïtien,
qui s'était levé en même temps que lui.
L'ambassadrice, jouant nonchalamment de l'éventail, prit le bras de
Cabassol pendant que le pauvre général s'en allait tout déconcerté s'adresser
à une autre dame.
L'ambassadeur et Me Taparel, les mains derrière le dos, avaient repris
leur conversation géographico-financière.
LA GRANDE MASCARADE. PARISIENNE
53
L'ambassadrice compromise. — Un rival de Haïti. — Nou-
veaux désagréments causés par l'affaire Eadinard à l'in-
fortuné M" Taparei.
Déjà une dame et un monsieur, également foncés en couleur, s'étaient
approchés du piano.
— Est-ce que nous allons avoir une petite Bamboula? se demanda Ca-
bassol. •
Mais la dame et le monsieur, dédaignant la bamboula de leurs pères, se
lancèrent à quatre mains à travers une rêverie mélancolique de Chopin; un
groupe se forma autour du piano pour profiter des propriétés éminemment
digestives de cette douce et poétique musique. — L'ambassadeur et le notaire
continuaient leur promenade, les mains derrière le dos. — Cabassol, donnant le
bras à l'ambassadrice, la conduisit dans l'embrasure d'une fenêtre sous les
54 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
grandes feuilles des plantes exotiques, et mit la conversation sur les nuits
zanguebariennes, sur leurs splendeurs et sur leurs dangers.
La musique continuait, entraînant doucement les invités à travers les
domaines éthérés du rêve; une délicieuse somnolence s'emparait de tout le
monde, les tètes se penchaient, seul le bruissement des éventails accompagnait
les rythmes étranges et crépusculaires du compositeur polonais. L'ambas-
sadeur avait abandonné le notaire; enlevé par la musique, il était allé flirter
avec une jeune Africaine noire comme la nuit.
Cabassol causait toujours ; il avait repris le bras de l'ambassadrice et se
promenait avec elle dans les salons. Là, sous l'abri des plantes tropicales, il
pouvait presser tendrement son bras sous le sien et même effleurer de temps
en temps les doigts de l'aimable dame, sauf à recevoir quelques légers coups
d'éventail sur les siens. — Peu à peu il l'entraînait vers la serre, éclairée par
des lampes à verres bleus de façon à imiter le clair de lune.
— Quelle retraite embaumée ! murmura-t-il en s'asseyant sur un banc de
léger bambou à côté, tout à côté, de l'ambassadrice; comme cela doit vous
rappeler le Zanguebar et ses forêts vierges... Ah! madame, que ne suis-je
moi-même un homme de ces terres ensoleillées, un enfant de ce ciel trop bleu,
au lieu d'être le fils de ce Paris qui me semble maintenant froid, morne
et désolé ! C'est là-bas que j'aurais dû naître, car je me sens une âme brûlante,
un cœur tropical comme celui d'un Zanguebaricn !
— Vous trop aimable.,, vous plaisantez! balbutia l'ambassadrice en
agitant son éventail.
— Moi, je plaisante! s'écria Cabassol, pouvez-vous avoir la cruauté de dire
cela...
Si Cabassol n'avait pas pas été aussi occupé, il aurait pu entendre comme
le bruit d'une altercation à la porte de la serre. Le piano continuait toujours
dans le salon, et dans le jardin, l'orchestre loué par l'ambassadeur jouait des
airs d'Oflenbach et de Lecoq pour se réchauffer. Cette musique avait du bon,
elle couvrait la voix de Mc Taparel disputant l'entrée de la serre au général
haïtien.
Me Taparel avait suivi de loin la conversation animée de Cabassol avec
l'ambassadrice; dès qu'il les avait vus pénétrer dans la serre, il s'était dirigé
du même côté pour défendre la succession Badinard contre les insdiscrets.
Un autre aussi n'avait pas un seul instant perdu de vue l'ambassadrice,
cet autre, c'était le général haïtien à l'œil jaloux. Lui aussi paraissait
avoir le cœur féri par la gracieuse zanguebarienne, et déjà il avait paru sup-
porter difficilement les galanteries prodiguées à son idole par l'audacieux
Cabassol.
Le notaire et le général haïtien s'étaient donc heurtés à la porte de la serre,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
55
le soupçonneux général aurait voulu passer, mais le notaire s'était cramponné
à son bras.
— Que pensez-vous, mon cher général, lui dit-il, des ravages du pliil-
loxéra?
— Je n'aime que le cognac, répondit brusquement le général.
— Pardon, est-il vrai, comme je me le suis laissé dire dans un cercle
W^iT-Ts*-
Cabassol avait repris le braô de l'ambassadrice.
bien informé, que la situation à Haïti devient de jour en jour plus alarmante?
— Au contraire.
— Permettez, cela dépend ! au point de vue conservateur, non pas ; sous
un autre point de vue, peut-être, d'une autre façon encore, c'est différent. La
situation est embrouillée, mais claire : ça va mal si vous êtes pour le pouvoir,
ça va bien si vous n'êtes pas pour lui, ça va mieux si vous êtes pour le pré-
tendant que vous croyez avoir le plus de chances, Tout est bien si... tout
est mal si vous êtes de l'opinion contraire... Je ne veux pas vous influencer,
mais il me semble que le nœud de la politique est là ! Toute la politique est
là, dans tous les pays du monde, aussi bien à Haïti que dans la lune
— Parfaitement raison, mais
— Vous voilà bien, vous les vieux partis, toujours des objections...
— Mais non !
— Mais si, vous êtes pour les mesures de rigueur, je vous voir venir...
tenez, général, vous êtes un sabreur...
56 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Pardon, laissez-moi passer !
— Non pas ! songez avez-vons seulement une bonne constitution...
— Je me porte bien, mais...
— Vous plaisantez, je veux dire, une constitution politique. Soulouque
n'eu avait pas
Dans la serre le dialogue entre Cabassol et l'ambassadrice devenait de plus
en plus brûlant.
— Et que sont les obstacles pour un homme comme moi! le fer, le feu,
l'eau, les éléments déchaînés, foutes les brutalités de la nature,loutes les féro-
cités des hommes blancs ou noirs, je braverais tout, je défierais tout, si je
pouvais un jour espérer
— Taisez- vous!
— L«s défenses des éléphants
— Je vous en prie !....
— La corne des rhinocéros
— De grâce!....
— Le venin des serpents à sonnettes
— Oh !
— La griffe des lions
— Ah !
— Les dents des crocodiles ! ! !
— Grâce ! Cabassol, je t'aime ! ! !
Au même instant un grand fracas de vitres cassées retentit à l'entrée de la
»serre, la porte s'ouvrit violemment, renversant quelques vases de faïence
artistique garnis de. fleurs. Deux hommes parurent l'un poussant l'autre, et
faisant tous deux une grande dépense de cris et de gestes.
C'étaient Me Taparel et le général haïtien, l'un s'obstinant à passer et
l'autre à le retenir.
— Laissez-moi passer !
— Permettez! cette question politique est d'une importance... pour l'ave-
nir de Haïti...
— Laissez-moi.....
— Jamais !
M8 Taparel bondit en avant comme s'il était lancé par une catapulte. La
catapulte c'était le général haïtien, qui n'avait pu se retenir en entendant
l'ambassadrice murmurer le " Cabassol, je t'aime ! ! ! »
La fli armante ambassadrice, terrifiée par cette invasion, se jeta dans les
bras de Cabassol à moitié évanouie et tout à fait échevelée.
— Oh ! ! ! rugit ]<■ général haïtien en se, dressant les bras en l'air devant ce
tableau douloureux pour lui.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
L'ambassadrice de Zanguebar compromise par Cabassol.
Liv. 8.
— Oh ! fit Cabassol légèrement troublé.
— Oh ! fit le notaire en se frottant les mains.
— Oh! fit l'ambassadrice d'une voix à peine perceptible.
Mais le bruit des vitres cassées et les éclats de voix du général avaient
appelé l'attention des invités du salon. S'arrachant aux enivrantes extases du
piano, toute la société accourait croyant à un accident. Me Taparel vit le péril,
il comprit que l'ambassadeur allait s'apercevoir du trouble de la pauvre
ambassadrice et s'enquérir de la cause de cette émotion
Me Taparel prit un parti héroïque pour détourner le danger.
— Général ! cria-t-il d'une voix formidable, vous m'en rendrez raison !
Ces brutalités de corps de garde ne sont pas de mise dans les salons!...
nous ne sommes pas chez Soulouque !... Quoi! au cours d'une paisible
discussion politique, lorsque je vous fais part de mes idées sur l'avenir de
la sur les choses générales sur le en particulier et vous vous
emportez
— C'est vous ! rugit le général.
— C'est affreux, vousdis-je, c'est inconvenant, c'est inouï
— Pourquoi me
— Dans les annales du parlementarisme on n'a jamais vu ça! vous me
direz que chez vous mais ce n'est
pas une raison Enfin c'est scanda-
leux!....
— Messieurs, je vous prie fit
l'ambassadeur
— Jamais ! s'écria le notaire Gé-
néral I vous m'en rendrez raison !
— Tout de suite ! répondit le général,
vos armes?...
— Toutes 1 répondit le notaire avec
un geste superbe.
— J'ai servi dans l'artillerie, mais je
ne veux pas profiter de mes avantages
pour vous proposer l'obusier de monta-
gne Donc 1 toutes les armes, le canon
seul excepté !
— Gela m'est égal !
— C'est bien, nos témoins s'enten-
dront pour le reste, j'ai là deux amis de
Haïti qui voudront bien m'assister dans cette circonstance.
— Je vais mettre vos témoins en rapport avec les miens. Voici M. Cabassol,
Général, vous m'en rendrez raison I
CO LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
je vais chercher un second témoin.... Voyons, un de ces messieurs. ... Ah !
voici mon affaire.
Et Me Taparel se dirigea vers le seul invité de l'ambassade qui ne fût ni
blanc ni nègre. C'était un brave Chinois, à la figure honnête et douce, qui
n'avait pas dit un mot pendant le repas, et que le bruit de l'altercation avait
réveillé dans le fauteuil où il sommeillait bercé par la musique
— Permettez, fit l'ambassadeur, laissez-moi vous présenter ! M. Tchou-
li-tching, jeune savant de Pékin, venu pour étudier les arts et les sciences de
la belle Europe; Me Taparel, une sommité du monde des affaires!
Mc Taparel et M. Tchou-li-tching s'inclinèrent.
Me Taparel mit rapidement le jeune Chinois au courant du service qu'il
réclamait de lui, puis il l'aboucha avec Cabassol.
Qu'allez- vous faire? dit tout bas Cabassol au belliqueux notaire, un
duel, un vrai duel?
— Il le faut bien, pour détourner autant que possible l'attention de l'am-
bassadeur, voyez de quel œil il regarde l'ambassadrice, comme il l'interroge
sur les causes de son trouble... Voyez, voyez, il a des soupçons, elle est com-
promise aux yeux de toute la colonie zanguebarienne... Allons, allons, il
nous faut maintenant terminer cette désagréable affaire avec le général
haïtien en douceur, vous savez, en douceur 1
— Un instant... Voyons, la trouvez-vous suffisamment compromise?
— Oui, Badinard est vengé!
— Très bien! alors je vais arranger l'affaire... Pendant que vous allez
prendre congé de l'ambassadeur, je vais m'entendre avec les témoins de
votre adversaire.
Maître Taparel, laissant les témoins discuter les conditions de la rencontre,
s'en fut présenter ses excuses à l'ambassadeur pour le regrettable incident
qui terminait si mal une aussi délicieuse soirée.
L'ambassadrice était encore toute troublée de l'aventure et dissimulait ses
inquiétudes sous un jeu fébrile de l'éventail. L'ambassadeur semblait inquiet
et la regardait les sourcils froncés.
— Jouons serré ! se dit le notaire.
— Monsieur, un mot, s'il vous plaît! dit l'ambassadeur en l'interrompant
dès ses premières paroles... moi, pas content, moi furieux!...
— Aïe! se dit le notaire, serait-ce un second duel?
— Moi furieux! vous pas gentil! Comment au moment où Zanguebar
compte su" vous, pour l'emprunt, vous allez vous battre en duel, vous cou-
per en morceaux... C'est mal, bien mal! vous, existence précieuse!
— Monsieur l'ambassadeur, croyez je suis profondément touché, je suis
ému, vous le voyez, mais l'honneur l'ordonne, il me faut aller su»- le
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
61
terrain... mais ne craignez rien pour l'emprunt, avec la simple énumération
des garanties, il se fera tout seul.
Gabassol pendant ce temps glissait quelques paroles gracieuses à l'am-
bassadrice et se disposait à la retraite. Nos deux amis se dirigeaient vers la
porte, lorsque un mot de la séduisante Zanguebarienne les rappela.
— Zembo! mon ami, à quoi pensez-vous?...
0 muso du notariat, que dois-tu penser de tout cela
— Pardon, madame, fit Gabassol. mais nous le sommes déjà crocodile
d'or, première classe !
— Oui, mais zevaliers seulement, ce n'est pas assez, ze vous fais offi-
ciers I zangez les décorations...
— Madame, nous sommes confus! *
Et la toute gracieuse ambassadrice se mit en devoir d'orner de ses mains
Manches — elles étaient admirablement gantées — la boutonnière de nos amis-,
avec des crocodiles d'or plus grands et plus ornementés que ceux de simples
chevaliers.
Naturellement, nos amis ne voulurent pas s'éloigner avant d'avoir
acquitté les droits de la chancellerie, afférents à leurs promotions succes-
sives dans l'ordre du Crocodile d'or ; cela ne monta pour les deux décorations
qu'à 175 fr., que Me Taparel remit au secrétaire de l'ambassade en échange
des deux brevets. Les insignes, étant en doublé, coûtèrent 35 fr., cela faisait
210 fr., plus cent sous de gratification au concierge. C'était pour rien.
— Où allons-nous? demanda Me Taparel à Cabassol en quittant l'ambas-
sade.
— Nous allons chez Brébant... votre duel est difficile à organiser, nous
n'avons pu rien terminer encore, et nous allons continuer la discussion en
soupant légèrement.
En effet le bon Chinois, le second témoin de Me Taparel, les attendait à la
porte sur le trottoir ; à quelques pas de lui, le général haïtien et ses témoins
attendaient aussi.
Bientôt deux voitures se dirigèrent au galop vers le boulevard.
— Sapristi! disait Me Taparel, j'aurais pourtant bien voulu prendre
quelques minutes de repos avant de croiser le fer avec ce général...
— Il est furieux, il veut se battre tout de suite, moi j'essaye de gagner
du temps.
— Vous savez, mon cher ami, je ne tiendrais pas à un duel à mort, je n'ai
aucune soif de sa vie; ce que je voulais, c'était détourner les soupçons de
l'ambassadeur et couvrir notre retraite...
— Oui, mais vous avez été un peu vif avec le général... il veut une satis-
faction ; il faudra, je le crains, une petite effusion de sang...
— De son sang, alors !
— Oui, de son sang. En attendant, vous allez souper pour prendre des
forces.
— Ouf! fit le notaire, la succession Badinard m'en fait voir de cruelles !...
si je n'avais pas à un haut degré le sentiment de l'honneur professionnel,
je pourrais murmurer... Mais, vous voyez, je ne murmure pas!... 0 muse
du notariat, que dois-tu penser de tout cela !
Tout en disant qu'il ne murmurait pas, le brave notaire ne fit que gémir
pendant tout le trajet sur les désagréments de l'affaire Badinard et en
particulier sur celui d'avoir à s'aligner sur le terrain, lui simple exécuteur
testamentaire, lui pacifique homme d'étude, avec un sabreur exotique.
Le second témoin du notaire, le jeune Chinois, trouvant sans doute ces
lamentations monotones, s'était endormi dans le fond du coupé.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 63
Les deux voitures arrivèrent chez Brébant, sans s'être perdues, comme
l'espérait secrètement Mc Taparel. Le notaire et ses témoins s'enfermèrent
dans un cabinet et le général haïtien avec les siens dans un autre
— Eh bien, qu'allons-nous faire? demanda Mc Taparel.
— Souper d'abord, puis discuter avec nos adversaires, rédiger des procès
verbaux... Il faut faire les choses régulièrement. Voyons, êtes- vous fort;'t
l'épée?
— Je ne sais pas, je n'ai «jamais essayé.
— Et au pistolet?
— Carabine rayée, accepté ! écrivit Calassol.
— J'ai possédé dans ma jeunesse un pistolet à pierre, mais je n'ai jamais
réussi à le faire partir, parce que le silex était égaré.
— Bon, pas de science du tout. Mais l'intuition? Vous sentez-vous l'in-
tuition ?
— Dame, je ne sens rien pour le moment, mais cela peut se révéler
sur le terrain.
— Donc vous n'avez pas de préférence pour une arme quelconque, et vous
nous laissez carte blanche! Attendons les propositions de nos adversaires...
Le garçon, en apportant les écrevisses, remit à Gabassol un petit papier
de la part du cabinet ennemi.
Il contenait ces simples mots :
BOIS DE VINCENNES, SEPT HEURES DU MATIN.
— - Accepté I écrivit Cabassol en renvoyant le papier.
— Il est une heure et demie, je pourrai dormir un peu, fit le notaire
64
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Dix minutes après le garçon revenait avec une seconde note :
« Notre adversaire, dans sa provocation, a prononcé les mots : toutes
les armes! Cependant nous tenons à préciser. Acceptez-vous la carabine
rayée de précision?
— De précision me semble inutile, dit négligemment le notaire.
— Carabine rayée, accepté ! écrivit Cabassol.
Le temps d'avaler un léger doigt de Champagne,
et le garçon revint avec une nouvelle note diploma-
tique, aussi laconique que les autres.
REVOLVER A DOUZE COUPS.
— Tous chargés? demanda Me Taparel.
— Je ne sais pas, répondit le garçon.
— Accepté ! écrivit héroïquement Cabassol.
La quatrième note arriva au bout de cinq minutes
avec ce mot.
B0WIE-KN1FE DE 44 CENTIMÈTRES.
— J'aimerais mieux la taille au-dessous, fit ob-
server Me Taparel.
— Baste 1 fit Cabassol, ne lésinons pas; dans ces
circonstances-là quelques centimètres de plus ou de
moins font très peu de chose. Accepté! Et mainte-
nant, achevons tranquillement de souper, car je
suppose que c'est fini. Monsieur Taparel, un peu de
cette mayonnaise?
— Allons, fit M0 Taparel, un peu de gaieté ce soir, en attendant la séance de
découpage avec ce féroce Haïtien !
Au moment où il allait vider son verre, le garçon rentra avec une nouvelle
note ainsi conçue :
IIACDE DE MARINE AMÉRICAINE.
Le second témoin de
M» Taparel.
— Encore ! s'écria le notaire bondissant de son siège.
— Ne vous fâchez pas, dit Cabassol en le rasseyant de force, attendez, je
vais leur répondre !
Et il parafa la proposition haïtienne d'un accepté énergique suivi de ces
mots :
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
COUTEAU A SCALPER !
— Allez! dit-il au garçon.
Le Chinois, qui n'avait pas encore prononcé une parole, frappa sur l'épaule
de Me Taparel et lui dit en cherchant ses mots :
— Pardon 1 je voudrais dire une petite chose...
— Tiens ! vous parlez français !
voyons, vous voulez peut-être proposer
une arme de votre pays...
— Non 1 je suis un paisible lettré,
j'étudie la littérature et pas la coutellerie,
je voulais dire, votre adversaire est un
homme terrible, il est de Haïti, haï-t-ill
hai-t-ill
— Oh! fit Me Taparel.
— Gomment! s'écria Cabassol, c'est
pour apprendre ces choses-là que votre
gouvernement vous envoie ici avec une
petite pension ; mais vous pervertirez
votre pays à votre retour 1
Arrivée de la noce Cabuzac au restaurant
LlV. 9.
66
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Le jeune Chinois rougit et s'inclina modestement.
— Carabine, revolver, bowie-knife, hache de marine et couteau à scalper...
énumérait le notaire, un arsenal complet... Ah! l'affaire Badinard!... Mais,
dites-moi, messieurs, vous oubliez de fixer la distance entre les combattants...
Vous savez, ne lésinez pas, donnez-nous nos aises !
— Mais, comme vous n'êtes pas sûr de votre adresse, à votre place je pré-
férerais cinq ou six pas !
— Non, non, fit le notaire, la carabine porte à mille mètres, je veux le
compte...
L'arrivée 4u garçon l'interrompit.
— Bigre! murmura M0 Taparel, notre féroce
haï-t-il va proposer à bout portant !
Le garçon portait cérémonieusement un grand
papier sur un plateau. Cabassol s'en saisit rapi-
dement et le déploya.
C'était un plan du bois de Vincennes.
Aux deux extrémités du bois se voyaient une
grosse croix à l'encre rouge, et, dans le bas, les
Haïtiens avaient écrit :
CHOISISSEZ.
Le garçon revint avec la naine
encore plus grave.
— Comprends pas? écrivit Cabassol en ren-
voyant la carte.
Le garçon revint bientôt avec la mine encore
plus grave qu'auparavant.
— Messieurs, dit-il, je suis chargé de vous fournir les explications. Vos
ennemis veulent le duel à l'américaine, la chasse à l'homme à travers le bois !
Les deux adversaires entreront dans le bois de Vincennes, l'un par Saint-
Mandé et l'autre par Joinville, à sept heures moins un quart, les montres
réglées l'une sur l'autre ; à sept heures, la chasse commencera, ils se cher-
cheront et tireront à volonté. Voilà I
— C'est un peu fatigant, dit le notaire.
— On ne tire pas sur les témoins, surtout? fit Cabassol.
— Je ne crois pas, monsieur.
— Eh bien? demanda Cabassol au notaire.
— Accepté! s'écria Me Taparel, accepté! je choisis le côté de Saint-Mandé...
— Alors, reprit le garçon, tout est réglé. Maintenant, ces messieurs deman-
dent que deux des témoins, un de chaque côté, soient délégués pour aller cher-
cher chez un armurier les armes et les cartouches.
— J'y vais ! dit Gabassol en se levant, mon cher monsieur Taparel, vous
pouvez vous en rapporter à moi, je prendrai ce qu'il y aura de mieux.
Me Taparel et le Chinois restèrent seuls.
— Si nous faisions un petit somme ? proposa Me Taparel.
— Si nous en piquions un? répondit le Chinois.
Me Taparel regarda d'un œil inquiet le naturel de l'Empire du milieu, qui
riait silencieusement.
Le Chinois, étendu sur le divan, ronfla bientôt, mais le digne notaire tenta
vainement de clore la paupière; les affaires d'honneur sont rares dans le
notariat, profession pacifique ; c'était la première fois que la liquidation d'une
En route pour le champ de bataille.
succession le conduisait sur le terrain. Cependant il n'y avait pas à reculer
l'honneur professionnel exigeait qu'il fit bonne contenance sous la carabine
et le bowie-knife du Haïtien.
— Et dire, songeait tristement M6 Taparel, que pendant que nous nous
préparons, le Haïtien et moi, à nous livrer à une orgie de sang, dans les
cabinets voisins on soupe joyeusement ! Il y a tout à côté une dame qui rit
sans se douter de nos idées de carnage... c'est peut-être la dernière fois que
j'entends des rires féminins!... ÔBadinard, tu le vois, ton notaire, ton exécu-
teur testamentaire pousse la fidélité au devoir professionnel jusqu'au sacri-
fice! je vais périr peut-être à la fleur de l'âge, victime du devoir et mar*
tyr du notariat!... Es-tu content de moi, ô Badinard, client difficile à con-
tenter?... oh, ce Haïtien Quel tigre avec son arsenal!... Quel anihrcpp-
63
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
phage!... Ah, si la chambre des notaires savait à quelles opérations de dé-
coupage je vais employer ma matinée.. .mais buvons pour écarter ces images...
La mission de Gabassol demanda une bonne heure ; il était bien près de trois
heures du matin quand il rentra dans le cabinet, chargé d'un belliqueux bagage.
— Voilà! fit-il en faisant résonner sur le parquet la crosse d'une carabine,
Voilà! voilà, et voilà!
Et il déposa sur la table un superbe revolver, un bowie-knife à la lame féroce
une hachette et une lardoire que l'armurier avait décorée du nom de couteau
à scalper.
Des légions de noirs Haïtiens passaient devant ses yeux troubléi.
— Vous n'avez pas prévenu la police, surtout ? demanda le notaire, qui se
rattachait à un dernier espoir.
— Soyez tranquille ! je n'ai rien dit, vous ne serez pas troublé dans votre
massacre du Haïtien ! Et maintenant j'ai commandé une voiture pour six
heures, vous pouvez essayer de dormir jusque-là. Installons-nous le plus com-
modément possible et prenons des forces, nous en aurons besoin!
Bientôt le silence le plus complet régna dans le restaurant ; à côté, dans
le cabinet haïtien on dormait sans doute aussi, pour se
préparer à la terrible lutte du réveil. Seul Me Taparel
cherchait vainement le sommeil, il avait beau essayer,
pour se refroidir le sang, de se réciter toutes les for-
mules d'actes notariés possibles, et même d'inventer
des complications d'affaires entre des personnages ima-
ginaires, rien n'y faisait; le revolver, les cartouches et
les "couteaux déposés devant lui sur la table le rame-
naient toujours à la désolante réalité.
Lt générai naitien. Devant ses yeux troublés passaient des légions de
__
- 1
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
G9
noirs Haïtiens brandissant des armes épouvantables rougies par le sang des
notaires...
Cabassol, à six heures sonnantes, se réveilla et sonna pour avoir l'addition.
— Et ces messieurs d'à côté? demanda-l-il au garçon.
— Partis il y a une demi-heure, répondit le garçon. Vous savez qu'ils
vont jusqu'à Joinville?
Dans les cabinets voisins on soape joyeusement!
— C'est vrai, allons, en route !
Le cocher parut un peu surpris à la vue de l'arsenal ambulant qui s'ins-
tallait dans sa voiture.
— Ah! ah ! dit-il, on va se cogner, je connais ça ! Et ben, vous avez de
la veine, bourgeois, je porte chance! il n'y a pas huit jours que j'ai chargé
des messieurs pour un duel au pistolet à Meudon, et...
— Et? demanda le notaire d'une voix pleine d'émotion.
70
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
y
— Mon bourgeois n'a pas écoppé...
— Et mon bourgeois n'a pas écoppé ; au contraire, il a flanqué une balle
dans...
— Dans... l'adversaire?
— Non, dans les quilles d'un de ses témoins.
— Vingt francs de pourboire ! s'écria le notaire, rempli d'un doux espoir.
Le cocher, électrisé, lança ses chevaux à toute bride et partit en sifflant
une fanfare guerrière.
— Ah ! gémit M0 Taparel, qu'a dû penser Mme Taparel en ne me voyant
pas rentrer cette nuit!...
— Tranquillisez-vous, répondit Gabassol, je lui ai télégraphié ces simples
mots :
« Retenu par affaire Badinard. Complications d'un caractère particulier
exigent ma présence. Tout va bien. »
Taparel.
— Merci. Je vois que je puis maintenant être tout entier au général
haïtien.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
71
Félicien Cabuzac.
Un duel féroce au bois de Vincennes. — La troisième vengeance. — Le plus beau Jour
de la vie de M. Félicien Cabuzac est troublé par des discussions violentes.
L'aube se levait à peine, une aube pâle et triste de mars, lorsque le cocher
débarqua ses bourgeois à l'entrée du bois de Vincennes. — Le notaire paya le
cocher d'avance pour le cas où les hasards du combat l'entraîneraient trop
loin pour retrouver la voiture, puis il ceignit une ceinture bleue apportée
par Gabassol, y passa le revolver, la hachette, le bowie-Knife et le couteau
à scalper et jeta sa carabine sur l'épaule.
— Bonne chance I cria l'automédon ; faites comme l'autre de la semaine
dernière !
— Quelle heure avons-nous? fit Gabassol en tirant sa montre, voyons,
sept heures moins deux minutes. Allons, maître Taparel, voilà le moment,
chargez la carabine et le revolver! A l'heure qu'il est, votre adversaire se
prépare à se jeter sous bois pour marcher à votre rencontre... allons, voici
sept heures ! en avant ! Utilisez chaque mouvement de terrain, rangez-voua
72
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
derrière chaque arbre, sautez de buisson en buisson!... de l'œil et du jar-
ret!... En avant! nous vous suivons à vingt mètres sur le côté.
Mp Taparel, enfonçant son chapeau sur ses yeux d'un geste énergique, se
jeta dans le fourré. — Les témoins lui laissèrent prendre une petite avance
et se glissèrent à sa suite sous les arbres. — Pendant dix minutes on avança sans
prononcer une parole. Me Taparel marchait avec la prudence d'un Peau-
Rouge, sans faire crier une branche d'arbre, sans déranger une touffe d'herbe,
se rasant derrière chaque pli de terrain, et sautant comme un cabri, quand il
avait à traverser un espace découvert.
Tout à coup Cabassol et le jeune Chinois le perdirent de vue ; ils atten-
dirent cinq ou six minutes, puis ils se risquèrent en avant.
Me Taparel était invisible. Cabassol l'appela doucement, mais rien ne
répondit.
— Avançons, dit tout bas Cabassol.
Le Chinois l'arrêta brusquement et lui montra un objet étrange, à une
vingtaine de mètres, au milieu d'un buisson.
— Qu'est-ce que cela?
— C'est sa tête ! murmura le Chinois d'une
voix entrecoupée.
— Sapristi, c'est sa tête... ah! mais, est-ce
que le Haïtien l'aurait déjà...
La tête siffla doucement et s'agita. Cabassol
et le Chinois respirèrent. Us se précipitèrent en
avant et trouvèrent Me Taparel blotti au fond
d'un fossé, la tête seule hors du trou,
demanda sourdement Me Taparel.
— C'est sa tète! murmura
le Chinois.
— Avez-vous entendu
— Quoi?
— Le son du cor, il me semblait qu'il n'avait pas été question de cor dans
nos arrangements.
— Mais non,... ah! je l'entends, c'est le tramway de Vincennes...
— Ah! très bien, j'ignorais... maintenant indiquez-moi la direction de
Joinville.
— Par là, sur la gauche.
— Merci, je vais opérer un mouvement tournant.
Et le notaire sortit de son fossé et se dirigea sur la droite.
Cinq minutes après, un nouveau sifflement du notaire appela les deux
témoins qui s'empressèrent de le rattraper.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Des maisons, répondit tout bas le notaire.
— Un restaurant! dit Cabassol... si nous allions déjeuner un peu, celte
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
~rvEsicÔAR/i/r. scS.
Le repas de noces de M. Félicien Cabuzac troublé par des discussions violentes.
Liv. 10.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
promenade matinale m'a ouvert l'appétit... Rentrez votre carabine dans son
enveloppe, cachez sous votre pardessus votre attirail guerrier et déjeunons!
M0 Taparel accueillit volontiers l'idée de suspendre les hostilités. Il dis-
simula, autant que possible, ses armes à feu et ses armes blanches et gagna
le bord de la route.
— Un instant! dit-il avant de quitter le couvert des arbres, allez donc
voir si le restaurant n'est pas occupé par nos adversaires.
— Mais, non, vous voyez qu'il ouvre à l'instant même; il n'y a personne.
La route fut traversée rapidement, et les trois hommes pénétrèrent dans le
restaurant.
Trop de Champagne!
— Une omelette et du jambon ! commanda Cabassol.
Les garçons du restaurant parurent un instant surpris de voir des clients
aussi matinals, mais ils s'empressèrent et conduisirent nos amis dans une
grande salle du premier étage, consacrée ordinairement aux noces et festins
de corps, et garnie d'une immense table pour cinquante couverts.
— Belle position, fit le notaire en examinant les environs par la fenêtre,
on soutiendrait un siège très facilement. Si nous attendions ici nos adver-
saires ?
— Votre adversaire! n'oubliez pas que nous ne sommes que vos témoins,
répondit Cabassol. Attendons-le si vous voulez.
Nos amis s'installèrent à une petite table dans un angle de la salle, le
plus près possible de la porte, qu'il était nécessaire de surveiller. Le notaire,
pour déjeuner plus facilement, posa sur la nappe son revolver, sa hache et
son bowie-knife. Le garçon à cette vue parut peu un effaré.
— Messieurs, dit-il, vous savez, nous avons un tir au pistolet dans le
76 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
jardin, avec les balançoires et le jeu de boules, mais on ne tire pas dans les
salons.
— As pas peurl répondit Gabassol en s'étendant sans façon sur un di-
van.
— Et quel vin désirent ces messieurs? reprit le garçon, nous avons un
petit blanc à vingt sous la bouteille dont vous me direz des nouvelles.
— Du petit blanc I s'écria Mc Taparel avec indignation, allons donc, pour
un homme qui, peut-être, sera dans deux heures étendu sur le champ de
bataille!... Du Champagne, et vivement!
— Du Champagne ! s'écria Gabassol.
— -Du Champagne! siffla le bon Chinois avec une voix de fausset, trois
bouteilles !
Pour se distraire en attendant l'arrivée de l'omelette, Gabassol fit sauter
d'un coup de bowie-knife le bouchon de la première bouteille de Champagne.
— Ah ! qu'il est bon de vivre ! dit le notaire en mettant la main sur son
cœur ; messieurs, je le sens maintenant, ma vocation ce n'était pas le notariat,
c'était la vie d'aventures, fiévreuse, ardente, la vie de trappeur avec ses périls,
ses fatigues, ses joies, ses combats dans le sentier de la guerre et ses petites
noces au Champagne! Voilà ce qu'il fallait à ma nature indomptée, je m'en
aperçois trop tard !
— Hourra ! cria Gabassol.
— Hourra ! siffla le Chinois.
— A bas le notariat! Vive l'affaire Badinard qui me procure ces joies!
Que ne suis-je à la place de ce jeune Gabassol, que n'ai-je la mission d'ac-
complir moi-même les soixante-dix-sept vengeances de Badinard, au lieu de
mon simple rôle de constatateur !
Avant d'aller plus loin, avouons ce que décidément nous ne pouvons plus
cacher. Depuis la veille, au dîner chez l'ambassadeur du Zanguebar, nos
amis et leur acolyte le jeune Chinois ont absorbé bien du Champagne, on l'a
peut-être remarqué. Qu'on ne les en blâme pas trop, les circonstances seules
sont coupables ; Cabassol et Me Taparel avaient quitté l'hôtel avec une simple
et légère émotion seulement, mais toute une nuit de discussions orageuses et
de préparatifs sanglants, occasionnés par la fâcheuse collision avec le général,
avait donné à cette émotion de singulières proportions, que l'omelette au
Champagne du matin n'était certes pas faite pour diminuer.
Cet aveu, fait en rougissant, soulage notre conscience et nous donne les
coudées plus franches. Aussi nous n'hésiterons pas à déclarer sans réticences
que Me Taparel, cette intelligence lumineuse, que M. Cabassol, jeune homme
remarquablement doué, et que le jeune Chinois, dont nous avons oublié le
nom, lettré de première classe, poète et prosateur, homme politique des-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
77
Une à occuper plus tard un poste important dans l'Empire du milieu, que ces
trois éminenls esprits enfin, semblèrent pendant le déjeuner, bien obscurcis
par le Champagne.
L'omelette au jambon calma
leur appétit. A la fin du repas
et de sa bouteille de Champa-
gne particulière, Me Taparel dé-
clara qu'il avait sommeil et que
nulle puissance humaine ne
l'empocherait de dormir. En
conséquence, il s'étendit sur
une banquette, glissa quelques
coussins sous sa tête et se coiffa
d'une serviette.
— Et l'ennemi ? s'écria Ca-
bassol, si les Haïtiens se pré-
sentent?
— Vous êtes mes témoins,
vous allez faire faction ! à la
première alerte, vous me... re-
veill...
Et sans même achever sa phrase, le notaire ferma les yeux et s'endormit.
— Le devoir, balbutia Cabassol en se levant, peut se concilier avec le
repos, la commodité avec la sécurité ; mon cher mandarin, nous allons
veiller... en dormant!... aidez-moi.
Cabassol saisit l'extrémité d'une banquette, fit signe au jeune Chinois de
Quelques jeunes cousines déclarèrent qu'elles no se
marieraient jamais !
La conversation roula sur les désagréments du mariage.
78
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
prendre l'autre bout,et tous deux se mirent en devoir de la transporter jus-
qu'à la porte de la salle. Le prudent Gabassol ferma cette porte à double
tour et posa la banquette en travers ; cela fait il s'en fut avec le Chinois
chercher une seconde banquette pour la placer contre la première.
— Et maintenant, mon cher ami, que je vous ai enseigné la manière de
fortifier un poste, je vais vous montrer comment l'on monte sa garde sans
fatigue !
Gabassol s'allongea sur la banquette, remua un peu pour bien se caler et
ferma l'œil.
— Faites comme moi, dit-il en bâillant, le Haïtien ne nous surprendra
pas, et nous nous réveillerons frais et dispos pour lui tenir tête!... Bonsoir,
mon cher Chinois, mon petit dragon bleu, bonne nuit !
Le jeune Chinois, après avoir soigneusement roulé sa queue autour de sa
tête, allait faire comme Cabassol, mais il réfléchit sans doute et revint vers
la table. Prenant successivement les trois bouteilles de Champagne, il les
goutta dans son verre et le vida consciencieusement. Ce devoir accompli, il
revint à sa banquette et se coucha près de Cabassol. k
Quel bon sommeil après tant de fatigues et de si nombreuses émotions !
Quel repos précieux et réparateur! Me Taparel rêva, il est vrai, du Haïtien,
mais son rêve ne manqua pas de douceur; il songea qu'après trois heures de
combat corps à corps, les cartouches épuisées, les haches brisées, les bowie-
knifes ébrêchés, il réussissait à scalper son ennemi, et qu'il lui faisait grâce
ensuite.
Le calme le plus complet régnait donc dans la grande salle du restaurant ;
il dura de neuf heures du matin à une heure et demie. Rien ne l'avait troublé,
pas même les garçons du restaurant qui pourtant auraient bien eu le droit
de déranger un peu ces singuliers clients.
Au dehors il faisait un temps superbe ; le soleil, voilé le matin, avait dissipé
son rideau de nuages et chauffait le bois de Vincennes de façon à éveiller
bientôt les frondaisons printanières et à faire éclore les premières violettes.
De toute la nature se dégageait une impression de douceur et de tranquillité
vraiment délicieuses, les oiseaux sifflaient dans le jardin, le canon du poly-
gone tonnait à intervalles réguliers, et de temps en temps retentissaient dans
le fort, à peu de distance, des appels de clairon ou des sonneries de trom-
pette de cavalerie.
Tout à coup, le ronflement de Cabassol s'arrêta. Des bruits suspects
avaient troublé son calme sommeil ; il ne bougea pas, mais il cessa de ronfler.
Un tapage assez violent se faisait au dessous, au rez-de-chaussée du restaurant,
puis des portes s'ouvrirent vivement, et le tapage retentit plus clair et plus
vif. On montait l'escalier.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 7ft
Deux secondes après, des cris et des appels retentirent dans l'escalier, et
la porte fut vigoureusement secouée du dehors.
— Aux armes ! s'écria Gabassol en se précipitant en bas de sa banquette
et en jetant le jeune Chinois sur ses pieds.
— Aux armes! répéta le notaire éveillé en sursaut, je ne l'ai donc pas
bien scalpé?
— Qui ça?
— Lui ! le Haïtien...
— Sans doute, puisque le voilà qui va enfoncer la porte... allons, allons,
dn calme, procédons avec régularité... Qui vive?
Deux dames le questionnaient sur les modes de son pays.
— C'est la noce 1 répondit-on du dehors, ouvrez donc, farceurs !
— La noce? quelle noce? demanda Me Taparel à Cabassol.
— Je n'en sais rien... mais ce n'est pas l'ennemi, ils n'ont pas d'accent...
— Non ! alors puisque ce sont des gens paisibles, ouvrons et dissimulons
nos projets.
Cabassol et le jeune Chinois enlevèrent rapidement les barricades et
ouvrirent la porte.
Pressés sur le palier, serrés sur les marches de l'escalier, riaient et plai-
santaient des braves gens en ribambelle, tous en tenue de cérémonie, avec
des robes de soie, des chapeaux à grands fracas, des habits noirs, des redin-
gotes imposantes et des cravates blanches noblement empesées. C'était bien
une noce. En tête de la foule, une jeune dame tout de blanc vêtue et cou-
ronnée de fleurs d'oranger, donnait le bras à un jeune homme cravaté, coiffé
et frisé avec une perfection suprême.
— Farceurs, fît le marié en donnant une poignée de main à Cabassol.
Vous savez que les cérémonies nous ont mis en appétit, et vous barricadez
la salle du festin !
1
80 I.A GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Comment vous portez-vous? demanda Cabassol légèrement ahuri en
secouant la main de ce marié qu'il ne connaissait en aucune façon.
Toute la noce avait fait irruption dans la salle, M9 Taparel et le Chinois
distribuaient des poignées de main sans rien comprendre aux politesses que
leur prodiguaient des inconnus. Cabassol complimentait la mariée émue et
rougissante.
Vous nous avez donc précédés, disait le marié à Cabassol, l'attente à
la mairie vous a ennuyés... moi, c'est incroyable comme ça m'a creusé. Aussi
nous allons expédier un petit déjeuner sur le pouce, puis Ton se promènera
dans le bois, et à six heures le grand festin I... Allons, à table, mon cousin!
A table, mon cousin, dit gracieusement la mariée.
Dites donc, mon nouveau cousin, glissa le marié dans l'oreille de
Cabassol, est-ce que le Chinois est un parent ou un ami? Ça doit être un
ami... Vous lui ferez chanter des drôleries de son pays, n'est-ce pas?
Cabassol réussit à prendre Me Taparel à part.
Je comprends tout, lui dit-il, le côté du marié nous prend pour un
parent de la jeune dame, et le côté de la mariée pour un parent de l'époux ;
ne brusquons rien, déjeunons avec la noce; l'omelette de ce matin est
oubliée, il m'est resté une certaine lourdeur de tête qu'un léger repas dissipera.
Mais, et mon adversaire qui bat le bois à ma recherche, s'il arrivait?...
Baste! il ne nous trouvera pas au milieu de tout ce monde. Déjeunons
d'abord, nous verrons ensuite.
Déjà le jeune Chinois était à table entre deux dames qui le questionnaient
sur les modes de son pays. Cabassol et Me Taparel s'installèrent chacun en
face d'une fenêtre pour avoir l'œil sur la route.
Le déjeuner fut naturellement d'une gaieté folle; la conversation roula
surtout sur le divorce, sur les désagréments du mariage. Quelques jeunes
cousines déclarèrent qu'elles ne se marieraient jamais ; les deux belles-mères
commencèrent à verser quelques larmes et prirent M0 Taparel pour confident
de leur douleur. Celui-ci, d'abord abattu par le mal de tête, avait peu à peu
retrouvé son aplomb grâce à des moyens énergiques, c'est-à-dire en ingur-
gitant quelques verres de ce petit vin blanc dédaigné le matin.
Doucement ému par les confidences des deux mamans, il jugea convenable
de prononcer quelques paroles bien senties pour répondre aux politesses et
aux amitiés dont on l'accablait.
— Je comprends, dit-il, toute la douleur d'une mère quand vient le jour
qui doit la séparer de son enfant !... Il y a une romance là-dessus... Tralala...
ta chambre sera vide! etc. Pauvre brebis qu'on traîne à l'autel, tu quittes
le doux abri du sein maternel, pour suivre celui qui n'est trop souvent, hélas!
qu'un infâme loup ravisseur! C'en est fait : le oui décisif, le oui terrible, le
la grandi; mascarade parisienne
Si
A>«&<i
oui fatal est prononcé, l'arrêt est sans appel, pleure,
pauvre mère ! Un étranger s'est introduit subreptice-
ment clans ta famille et t'a enlevé pour toujours celle
qui devait être la consolation de tes vieux jours! Au moins, sera-t-elle heu-
reuse? C'est si rare! 0 mes amis! la statistique est là pour nous retirer nos
illusions à cet égard : un mariage heureux est une exception, une de ces
curiosités que l'on signale aux étrangers dans les villes où quelquefois il se
produit de ces phénomènes... La statistique a réuni là-dessus des documents
qu'elle n'ose livrer à la publicité, de peur des conséquences...
— Ah mais, pardon ! s'écria le marié, il y a...
— Mon gendre, laissez parler monsieur! gémit la tvelle-mère maternelle.
— Pardon, reprit Mc Taparel en se tournant vers ie marié, voulez-vous
Liv . il.
82
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
que je vous énumère les trop nombreuses causes de désordre et de malheur
des mariages d'aujourd'hui? — Côté masculin, nous avons : l'ivrognerie, vins,
liqueurs, absinthe ! la paresse : la jeunesse d'aujourd'hui n'aime pas le travail !
la brutalité : dans les classes bourgeoises, le mari, doucereux devant le monde,
bat sa femme dans l'intimité ! l'inconduite, oui, jeune débauché, l'inconduite...
— Si vous vouliez bien ne pas vous adresser à moi l hurla le marié.
— Taisez-vous, mon gendre,
s'écria la belle-mère, monsieur
nous en apprend de belles sur vo-
tre compte 1 [D'ailleurs j'avais pré-
venu ma pauvre fille, je lui avais
dit : Quand tu seras malheureuse,
ne t'en prends qu'à toi, tu l'auras
voulu 1
— Laissez donc ce vieux raseur,
dirent quelques jeunes gens en se
levant de table, allons dans le jar-
din, il y a des petits jeux, des ba-
lançoires...
La pauvre mariée venait de se
jeter au cou de sa mère pour mê-
ler ses larmes aux siennes. Une
vieille cousine était en train de
s'évanouir, et deux ou trois dames sanglotaient tout haut.
Cabassol s'était levé pour prodiguer des consolations à la jeune épouse ; il
faisait des signes à Me Taparel ; mais celui-ci était lancé, et il ne pouvait plus
s'arrêter.
— Je n'entends pas dire que les torts soient d'un seul côté ! au contraire,
la Société de statistique a établi par des chiffres incontestables dans ses Tables
officielles des mauvais ménages, qu'il n'y avait que 42 pour 100 de ménages
troublés par le fait des torts masculins. Il reste donc 58 pour 100 de torts
féminins 1
■=- Oh ! firent quelques dames.
— Vous paraissez mettre mes paroles en doute? reprit Mc Taparel, je n'ai
qu'à détailler les torts féminins et, en réfléchissant avec bonne foi, vous verrez
que le chiffre de 38 pour 100 doit être faible. Voyons ! du côté des dames, nous
avons : la coquetterie, immense source de désastres conjugaux 1 — la paresse et
le désordre, la ruine des maisons! le.... la... Gomment dirais-je? les goûts
folâtres, enfin, qui les portent à faire des cribles des contrats rédigés avec
tant de soin par les notaires
— Taisez-vous, mon
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
83
tabler ûrnciELifcs,
Torts (?iA\SCUUN3
42. %
Recherches de la Société de statistique.
— Monsieur I s'écrièrent quelques
dames.
— Je ne fais pas de personnalités, je
parle en général Eh! mon Dieu, tout
cela est connu, archiconnu, cela se voit
tous les jours, à toute heure, dans tous
les quartiers ; la jeune dame montre un
front sévère à son époux et elle minaude
avec ses amis; un jeune homme, un con-
trebandier conjugal, lui prend la main,
elle le regarde d'un œil ému et languis-
sant, un œil de carpe amoureuse...
Un cri de colère poussé par le marié
l'interrompit, le pauvre garçon montrait
du doigt un groupe répondant parfaite-
ment à la description imagée de Me Ta-
parel. — C'était Cabassol qui cherchait à
consoler la mariée en lui tapant tendre-
ment dans les mains, tandis que, toute
troublée, la pauvre jeune dame le regardait avec cet œil ému et languissant si
sévèrement qualifié par le notaire.
— Heureusement, continua le notaire
sans faire attention au brouhaha, heureuse-
ment nos législateurs ont enfin été touchés
par les nombreuses plaintes qui s'élèvent
vers le temple des lois, depuis tant d'an-
nées... heureusement, dis-je, il y a le di-
vorce... Plus de chaînes éternelles, plus de
forçats rivés par un contrat de mariage in-
destructible! ta femme te trompe, répu-
die-la !
En vérité, quel joyeux repas de noce !
autour de la table du festin on pouvait
compter cinq ou six dames évanouies, une
vingtaine de personnes de tout âge et de
tout sexe en pleurs et au moins autant en
train de se disputer. De tous côtés on faisait
respirer du vinaigre et l'on versait de l'eau
, , . Recherches de la Société de statistique.
sur la tête des plus malades. — Au centre,
on gesticulait beaucoup dans un groupe formé autour des époux : le marié
Tables ornciEiieà
Tofvrs JFEMltfj)M$
Se
84
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
criait, la mariée pleurait, et Cabassol recevait dos reproches indignés.
— Mais enfin ! s'écria le marié dans un transport de fureur en s'adres-
sant aux parents de sa femme, qu'est-ce que ce cousin que vous m'amenez-
là?... ce monsieur qui vient, à ma barbe, taper dans les mains de ma femme...
1.' jour de mes noces...
— Ce cousin? mais c'est le vôtre, il n'est pas de notre côté.
— 11 n'est pas de votre côté?
— Non, non, et non!
— Mais c'est un intrus, il n'est pas du mien non plus! Qui est-ce qui
le connaît ici? Et l'autre, son ami, qui vient de nous faire un discours si
plein d'à-propos... l'autre, qui dit que je bois, que ma femme me trompe
et qui nous engage à divorcer?
— Ce n'est pas notre parent?
— Encore un intrus! Et le Chinois,
ce n'est pas votre cousin non plus?
— Non.
— Ce sont des escrocs... venir manger
notre repas, troubler mon ménage, et
taper dans les mains de ma femme... vite,
un garçon d'honneur pour aller chercher
les gendarmes!...
Tout à coup, un coup de feu retentit
dans le jardin, sous les fenêtres de la salle
du banquet, un second coup le suivit, puis un troisième accompagné de
quelques cris.
Cabassol etMe Taparel, qui se débattaient dans des explications impossibles,
sursautèrent.
— Alerte! cria Cabassol.
— Haïti ! Haïti ! s'écria le Chinois
— Aux armes ! hurla Me Taparel.
Et, bousculant les gens de la noce, ils coururent aux fenêtres.
— Les voilà! les voilà ! gare les coups de carabine ! répétait M* Taparel.
Des cris aigus retentirent dans la salle, les dames coururent follement
vers l'escalier.
Mais le mari, penché à l'une des fenêtres, avait découvert la cause de cette
îhaude alarme. C'étaient les jeunes gens de la noce qui, pour échapper
aux discours du notaire, avaient gagné le jardin et qui s'amusaient aux balan-
el ai: tir au pistolet.
— Ce n'est rien, dit le marié, ce sont les petits cousins qui cassent des
pipes à la cible.
côlés on faisait respirer
du vinaigre.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Cabassol et le notaire s étaient aussi aperçus de
leur erreur, les petits cousins n'avaient rien de com- 'f\
mun avec le redoutable Haïtien. Me Taparel, la cara- j - ""fél" ^
bine sur l'épaule, le revolver à la ceinture et la 'V*^*-
hache dans sa poche, descendait rapidement l'escalier, suivi de Cabassol et
du jeune Chinois.
D'un pas ferme Me Taparel s'en fut droit au tir et arma sa carabine. Les
petits cousins s'étaient écartés, Me Taparel visa longuement une pipe et fit
feu. La pipe demeura intacte.
— J'aurais dû exiger des balles explosibles ! s'écria Me Taparel.
' Et tirant son revolver, il en déchargea successivement les douze coups
sur cette pipe obstinée ; au douzième coup, la balle eut un écart de quelques
mètres et s'en fut casser la jambe d'un petit Amour, qui, perché sur un mur
dans un coin du jardin, regardait l'assistance d'un œil malin.
— L'honneur est satisfait, dit gravement Me Taparel en remettant le
66
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
revolver dans l'étui, il est bientôt quatre heures, il y a assez longtemps que
nous cherchons ou attendons nos adversaires! Rentrons chez nous, mes-
sieurs, vous rédigerez à Paris le procès-verbal de la rencontre.
M0 Taparel et ses compagnons allaient profiter de l'étonnement des gens
de la noce pour quitter le restaurant, mais le maître de l'établissement ayant
appris, au milieu du tumulte, que les trois intrus ne faisaient point partie
de la famille, accourait vers eux.
— Messieurs, dit-il, nous avons un compte...
— Ah ! c'est vrai, j'oubliais, fit Me Taparel en se frappant le front.
— Vous n'êtes pas de la noce Cabuzac?
— Cabuzac I s'écria le notaire, le marié s'ap-
pelle Cabuzac?
— Ah ! fit à son tour Cabassol, il s'appelle
Cabuzac? Félicien Cabuzac?
— Oui.
— Alors, nous le connaissons, il est dans l'al-
bum.
— Dans quel album? demanda le restaura-
teur.
— Ça ne vous regarderas! Tenez, voilà cent
francs pour nos deux repas... plus cent francs
pour du Champagne que vous offrirez à la char-
mante mariée, en disant à M. Félicien Cabuzac :
C'est de la part de Badinard. Allez !
Cabassol, Me Taparel et le Chinois, sans plus
répondre aux interpellations des gens de la noce, prirent le chemin de la
porte et s'enfoncèrent dans le bois. Me Taparel , depuis la découverte du
nom du marié, avait bien moins mal à la tète, et il oubliait le redoutable
Haïtien.
— Ainsi, disait-il, nous n'avons pas perdu notre journée, nous avons une
vengeance de plus... cela fait trois! Je me disais aussi en regardant le marié,
je connais cette figure-là ; je l'avais vue dans l'album de Mme Badinard.
Un bruit de trompette l'interrompit. Le tramway de Vincennes au Louvre
passait.
— Au tramway ! cria le notaire.
Et les trois compagnons se mirent au pas de course en faisant des signes
au conducteur. Le tramway s'arrêta. Sans remarquer une agitation extraor-
dinaire qui se manifestait sur l'impériale, les trois amis escaladèrent la plate-
forme.
— Complet à l'intérieur, dit le conducteur en sonnant ses voyageurs.
Le restaurateur.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
87
— En haut ! exclama le notaire.
La trompette retentit, le tramway se remit en marche. M« Taparel, suivi
de ses compagnons, prit la rampe pour gagner l'impériale où l'agitation
semblait redoubler.
Parvenu en haut de l'étroit escalier, Me Taparel s'arrêta pétrifié. Trois
têtes noires venaient de se montrer à l'extrémité de la banquette, et ces
têtes étaient celles de ses adversaires, du général haïtien et de ses deux
témoins.
Sur le tramway.
— Qu'est-ce qu'il y a? demanda Cabassol.
— Lus Haïtiens 1 répondit Me Taparel.
— Allons, allons, montez-vous ! s'écria d'en bas le conducteur.
— Laissez-moi passer, je vais aller parlementer, reprit Cabassol.
Et dépassant Me Taparel, il s'avança vers les Haïtiens qui semblaient
bouleversés.
— L'honneur est satisfait, dit-il.
— L'honneur est satisfait, répéta Mc Taparel en faisant jouer la batterie
de son revolver vide.
Le général haïtien fît un geste ae satisfaction. Il tira son revolver de sa
poche et montra qu'il était déchargé.
— L'honneur est satisfait, dit-il gravement.
Les deux partis pacifiés prirent place sur la même banquette.
— Ouf! fit M° Taparel, quelle journée!
— Quelle battue dans le boisl fit le général. J'y ai perdu ma carabine
— Gomment cela?
— J'ai attrapé un procès-verbal, j'ai eu beau dire qu'il s'agissait d'un
duel, la gendarmerie a confisqué mon arme. Mais je rapporte ceci...
Le général, entr'ouvrant son pardessus, tira un lapin de sa poche.
— A trois cents mètres ! s'écria-t-il, je l'ai tiré à trois cents mètres, hein !
si vous aviez été à sa place...
Mc Taparel, toujours suivi de Gabassol et du Chinois, rentra chez lui à
six heures du soir.
Mrae Taparel se jeta dans ses bras en pleurant, elle ne comptait plus le
revoir, car des bruits de duel commençaient à courir Paris.
Me Taparel avait obtenu du général haïtien qu'il lui fît cadeau du lapin,
il le remit à Mme Taparel et lui dit :
— La balle qui a tué ce lapin m'était destinée. Je veux le faire empailler
pouren faire l'ornement de mon salon. Et maintenant queBadinardest vengé
do l'infâme Cabuzac, nous allons nous occuper de madame la vicomtesse de
Champbadour!
L'iDforiuné lapin.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
]j ^ ^^^WrL
Première entrevue avec M" de Champbadour.
I.iv. 12.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
91
kcgmt
Cabassol demande douze sonneu à un jeune poète de ses amis.
VI
Idées de Cabassol sur l'équitation. — Les douze sonnets dédiés à M"
Champbadour. — Intimités sur l'Arc de Triomphe.
Éléonore de
Me Taparel depuis huit jours ne quittait pas la chambre. A peine était-il
descendu une fois dans son cabinet, pour rayer
de la liste des vengeances à exercer les noms
de l'ambassadeur de Zanguebar et de Félicien
Gabuzac.
L'estimable notaire était un peu souffrant,
une semaine d'émotions aussi intenses, cou-
ronnée par cet affreux duel à l'américaine
avec le redoutable Haïtien qui abattait des
lapins à trois cents mètres, l'avait fatigué
outre mesure, et il avait besoin d'un certain
laps de repos.
Cabassol était jeune, lui; au lieu des trois
jours de migraine violente dont Me Taparel
avait souffert, il en avait été quitte pour une
demi-journée de lassitude. Tous les jours il
était venu prendre des nouvelles de Me Tapa- La vicomtesse de champbadoi
92
LA GRANDK MASCARADE TA RI SIEN NE
rel ; il avait poussé L'héroïsme jusqu'à proposer de tenir compagnie au malade,
pour lui lire les cent cinquante volumes du Recueil des lois et arrêts ou la col •
lection du Journal du notariat. Mais, tout en lui sachant gré de sa bonne
intention Me Taparel avait énergiquement refusé et l'avait engagé à ne pas
perdre un instant 8e vue sa noble mission.
Gabassol n'avait pas besoin d'être encouragé. Électrisé par ses trois succès
en moins de huit jours, il s'était mis de lui-même à la besogne et avait dirigé
toutes ses batteries contre le vicomte Exupère de Ghampbadour. Par les
soins de Miradoux il avait été parfaitement renseigné sur les habitudes du
vicomte et sur celles de Mme de Ghampbadour; il connaissait le petit nom de
cette dame et — ici Miradoux ne saurait être trop admiré — jusqu'à l'existence
d'un signe particulier de Mrae Éléonore de Ghampbadour, un petit fripon de
grain de beauté, situé un peu au-dessous de l'épaule gauche.
Son premier soin avait été de demander à un jeune poète de ses amis
douze sonnets variés sur Éléonore. 11 avait eu douze chefs-d'œuvre, douze
ravissants petits poèmes dont les strophes tendres ou vibrantes, émues ou
colorées, mais toujours fines et délicates, devaient toucher le cœur de
n'importe quelle femme." Ces sonnets étaient intitulés : le pied d'Éléonore,
'œil d'Éléonorc, la chevelure d'Éléonore, etc., etc.
Le premier sonnet fut envoyé par la poste et ne coûta que trois sous
d'affranchissement; le second revint à meilleur marché, car Gabassol le
déposa lui-même dans le manchon de Mme la vicomtesse en profitant d'un
mment où cette cl ame l'avait posé sur une chaise pour examiner des curio-
sités chez un marchand. Le troisième arriva jusqu'aux mains d'Éléonore
dans une boite de parfumerie. Un bouquet acheté par Mme de Ghampbadour
L'esiimable notaire était un peu souffrant.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
93
à une petite bouquetière contenait le quatrième sonnet. Le lendemain Éléo-
nore ayant renvoyé son coupé dut prendre un fiacre, et reçut du cocher le
cinquième sonnet à la place du numéro de la voiture.
Mmc de Ghampbadour avait lu le premier sonnet sans émotion, elle avait
Pendant que la vicomtesse examinait les curiosité! chez un marchand.;
rougi en recevant le second, le troisième l'avait troublée, le quatrième l'avait
fait rêver malgré elle au poète amoureux et obstiné... Quelle délicatesse de
sentiments, quel charme, quelle douceur exquise dans ces vers mystérieux !
Ah ! M. le vicomte Exupère de Ghampbadour était bien loin de posséder les
qualités d'âme qui se révélaient dans chacune des strophes de ces
sonnets. M. de Ghampbadour avait été charmant pendant les quinze jours
04 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
de la lune de miel, puis, ne daignant plus se mettre en frais d'amabilité pour
sa femme, il avait adopté un petit train-train conjugal bien vulgaire, et bien
commun. Il vérifiait les comptes de la maison, il tenait à avoir bonne table
et cave suffisante, il allait au cercle, et jamais, au grand jamais, il n'avait
songé à aligner deux rimes en l'honneur d'Éléonore;
Pour faire parvenir à M"10 de Champbadour le sixième sonnet, Gabassol
corrompit Bob, le petit groom de la vicomtesse. — Restaient six sonnets, de
plus en plus galants et enflammés. — Gabassol loua en face de l'hôtel Champ-
badour un petit logement, donnant juste sur les fenêtres d'Eléonore. Le soir,
le vicomte Exupère étant au cercle, Gabassol mit un petit caillou dans le
septième sonnet et le lança dans les carreaux. — Il cassa une vitre et une
glace, mais il eut la joie d'entrevoir Eléonore en train de savourer cette poésie
qui tombait du ciel. Un matin, la fenêtre étant entr'ouverte, Gabassol, à l'aide
d'une sarbacane, envoya le huitième sonnet à son adresse.
Il ne perdait pas son temps, le jeune Gabassol. En deux jours, il avait
acquis des notions d'équitation suffisantes pour se risquer à faire un tour à
cheval au Bois de Boulogne.
— Je n'ai pas le temps d'apprendre à monter à cheval, avait-il dit aux
écuyers du manège, apprenez-moi seulementn tomber sans me faire trop de mal.
On l'avait compris et l'on avait dirigé son éducation en conséquence.
Cabassol, d'ailleurs, avait de véritables dispositions pour la science difficile de
l'équitation ; suivant lui, esprit éminemment simplificateur, toute cette science
se réduisait à deux points. Pour monter à cheval il faut : 1° ne pas se laisser
tomber, et 2° savoir diriger sa monture. .
Et encore l'article 2 est de beaucoup le moins important : ne pas tomber
est le principal, puisque du moment où l'on ne se laisse pas désarçonner, on
doit toujours arriver à diriger son cheval, soit par la persuasion, soit à coups
de cravache.
Or, l'objectif principal étant pour le cavalier d'éviter les chutes, Gabassol
avait étudié les chutes. On peut tomber de cheval de quatre côtés : par le
flanc droit, par le flanc gauche, par-dessus la tête et par-dessus la queue. La
première leçon avait été consacrée à apprendre la manière de tomber par le
flanc gauche sans se faire de mal. Cabassol s'en était tiré avec quelques con-
tusions légères.
Dès la seconde leçon, le maître de Gabassol put constater de réels pro-
grès; son élève apprit sans trop de mal à tomber par la droite. La chute par-
dessus la queue, quand on a un peu de sang-froid, n'offre pas de grandes
difficultés, et c'est aussi la plus gracieuse; on tombe assis; le tout est d'avoir
l'air de s'asseoir naturellement. Gabassol y parvint; après deux heures d'exer-
cice, il tombait avec une élégance telle, que, d'après le professeur, il semblait
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
95
à le voir qu'une duchesse venait de lui dire gentiment : « Prenez donc un
siège, cher marquis! » Restait la chute par-dessus la tête, Cabassol la gardait
pour la fin, car c'est la plus difficile; elle exige une certaine souplesse de reins
et une solidité de poignets peu commune ; il l'étudia soigneusement et son
professeur fut content de lui.
En quatre leçons, Cabassol avait appris tout ce qu'il voulait connaître. Le
cinquième jour, il prit une cravache sérieuse, sauta en selle et partit avec
Il eut la joie d'entrevoir Éléonore savourant sa poésie.
l'intention d'aller faire un tour aux Champs-Elysées. Malgré toutes les remon-
trances et toutes les objurgations de l'éperon et de la cravache, le cheval
refusa de s'engager dans la grande avenue, et prit par le Cours la Reine.
Cabassol ne tomba qu'une fois et encore il eut l'adresse de tomber sur une
pelouse.
Avant de remonter, il tourna la tête de sa monture vers une allée trans-
versale, devant regagner l'avenue, et il sauta en selle.
À l'angle de l'avenue, il eut l'occasion de s'apercevoir qu'en un quart
d'heure il avait déjà fait de notables progrès. Le cheval ayant manifesté
l'intention de tourner à droite, quand son maître désirait monter à gauche
vers l'Arc de Triomphe, Cabassol réussit à l'en dissuader. La cravache bien
I
96 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
maniée est un éloquent moyen de persuasion. Enfin le problème du cheval
dirigeable était résolu! Cabassol ne tomba qu'une fois, — parle flanc gauche
— en revenant.
Le lendemain, il était au bois parmi les autres cavaliers, à l'heure où
Mme de Ghampbadour endossait son élégante amazone pour faire sa prome-
nade quotidienne.
Comment s'y prit-il pour entrer en relations personnelles avec la char-
mante vicomtesse dès ce matin même ? D'une façon bien simple. Dans une
allée déserte, où Éléonore se livrait aux douceurs d'un temps de galop, suivie
du seul Bob, le groom corrompu par l'or de Cabassol, notre héros mita profit
ses leçons du manège, et tomba de cheval de la façon la plus gracieuse, juste
devant Mm0 de Champbadour. Son secret espoir était que cette dame épou-
vantée s'évanouirait aussitôt, et qu'il aurait le bonheur de la recevoir dans
ses bras. Son désir ne s'accomplit point; Mme de Champbadour ne s'évanouit
pas, elle se contenta de pousser un cri d'effroi gracieusement modulé et
d'arrêter brusquement sa monture.
Notre héros, en se relevant, sans qu'Eléonore eût pensé à s'évanouir, songea
qu'il aurait mieux fait d'accepter le moyen de Bob : l'ingénieux Bob avait
proposé de couper une courroie de la selle de sa maîtresse, ce qui, à un
moment donné, eût amené une chute et l'évanouissement demandé.
L'évanouissement manquante son programme, Cabassol, après s'être relevé,
tira gravement un papier de sa poche, et le tendit à Mme de Champbadour éton-
née. Cela fait, il mit la main sur son cœur, en s'inclinant profondément, et
sauta en selle pour s'éloigner, d'un air mélancolique.
Ce papier c'était le neuvième sonnet!
Et Mm0 de Champbadour le lut avec des battements de cœur.
En vérité, depuis le temps des Buckingham et des Bassompierre, avait-on
vu façons plus galantes et plus chevaleresques !
Il restait trois sonnets, les plus ardents, les plus enflammés ; des strophes
de lave, destinées à mettre le feu aux poudres et à dévorer le cœur d'Eléonore !
Le lendemain, à la même heure, dans la même allée, et de la même façon,
Cabassol remit le dixième à la belle Champbadour.
Cette fois elle faillit s'évanouir. Cabassol ne partit pas, comme la veille, à
tjute bride, il remonta sur son cheval et chevaucha longtemps, à côté de
l'amazone, en recherchant les allées ombreuses.
Au moment de reprendre la grande allée du bois, Mme de Champbadour,
pressée par l'ardent Cabassol, dut lui accorder ce qu'il demandait: un rendez-
vous! Que voulez-vous! Pouvait-elle laisser ce malheureux fou risquer sa vie
pour lui remettre chaque jour un sonnet de la même façon? Non, non, il y
aurait eu trop de cruauté, cela n'était pas possible! Et rougissante, troublée,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
97
le cœur battant à tout rompre, la vicomtesse avait elle-même indiqué l'endroit
tranquille et sûr où le poète pourrait la voir.
C'était pour le jour même à trois heures au sommet de l'Arc de Triomphe.
Gabassol, en quittant le bois, arrêta son cheval devant le bureau télégra-
phique de l'avenue de la Grande-Armée, et envoya la dépêche suivante à
Me Taparel.
— ^^ « Quatrième vengeance se prépare. — Plate-ibrme Arc de
Triomphe 3 heures. — Venez ! »
« Cabassol. »
— Si cela continue à marcher avec cette rapidité, se
dit Gabassol en s'en allant tranquillement déjeuner, j'aurai
achevé ma tâche en moins d'un an, Badinard sera vengé,
et je pourrai me donner du bon temps!
A trois heures moins un quart, notre héros descendait
de voiture sous la voûte de l'Arc de Triomphe et com-
mençait l'escalade du monument. Tout allait bien, la plate-
forme était déserte. Accoudé sur la balustrade, une lor-
Sur la plate-forme de l'Aro de Triomphe.
Liv. 13.
guette à l.i main, Gabassol explora du regard la grande avenue des Champs-
Un fiacre jaune qui montait Lentement au milieu d'une auréole de
poussière fit battre son cœur, dès qu'il l'aperçut; quelque chose lui disait que
ce iiaere jaune devait abriter l'incognito de la charmante vicomtesse. En effet,
à l'angle de l'avenue, le fiacre s'arrêta el . Mmo de Ghampbadour, hermétique-
ment voilée, mais reoonnaissable pour le cœur de Gabassol, en descendit,
relevant ses jupes el sautillant pour éviter le jet d'eau d'un arrjoseur muni-
cipal.
Enfin, après avoir bien regardé autour d'elle, la vicomtesse pénétra dans
le monument.
Gabassol, charmé, courut l'attendre à l'entrée de l'escalier. Au bout de
cinq minutes, horreur 1 au lieu de la vicomtesse, ce fut la tête d'un Anglais
qui parut, un Anglais long, desséché, au visage orné d'une grande barbe
jaune ; derrière lui un autre Anglais se montra, court et apoplectique avec la
même barbe jaune, le même chapeau casque à voile, la même lorgnette en
bandoulière. Après cet Anglais replet, un autre Anglais maigre parut, puis un
autre rondelet, puis un autre et encore un autre Cabassol en compta
trente-sept, il pensa que c'était tout; mais, après une minute d'intervalle, une
nouvelle série mit le pied sur la plate-forme. C'était la série des gens mariés,
les dames étaient en majorité, toutes avec des vêtements à carreaux en forme
de sacs et des abat-jour invraisemblables en guise de chapeaux.
Perdue au milieu de cette invasion, apparut enfin Mmo de Champbadour
en vêtements gris, le voile noir rabattu sur les yeux, élégante comme une
petite souris parisienne. Éléonore s'enfuit à l'extrémité de la plate-forme loin
des Anglais, et parut s'abîmer dans la contemplation des cheminées de Paris.
Cabassol l'avait suivie.
— Enfin! s'écria Gabassol, je vais donc pouvoir vous dire
— Do y ou speak Fnylish? dit une voix étrangère.
C'était un immense Anglais qui s'interposait entre eux.
— No ! répondit énergiquement Cabassol.
— Madame, reprit notre ami en tournant le dos au malencontreux insu-
laire, madame, par quels mots essayerai-je de vous peindre le bonheur qui
remplit mon âme, qui fait déborder mon cœur...
— Please, sir? Hâve the kindness to tell me where is the Panthéonel dit
une voix féminine.
Une Anglaise en waterproof écossais venait de passer la tête entre Cabassol
et la vicomtesse.
— Plaît-il? demanda Cabassol ennuyé.
— The Panlhéone ?
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Là bas, madame.
Tanke y eu!
Oui, reprit Gabassol, je me sens l'âme enivrée d'une poésie;
99
Cabassol étudiant le problème de la direction des chevaux.
— Je vous demandais bien pardone, fit un monsieur qui bouscula légère-
ment Gabassol en ouvrant un immense plan de Paris qu'il étendit à terre.
— Allons plus loin, dit Gabassol en entraînant Mme de Cbampbadour à
l'autre extrémité de la plate-forte. — Oui, comme je vous le disais dans mes
vers, je vous aime à en perdre la raison; depuis que je vous ai vue, la joie et
le désespoir ont tour à tour envahi mon âme...
— Please, s*> ?
100 LA GRANDE MASC PARISIENNE
— Encore! s'écria Gabassol en se retournant.
Cette fois il- étaient toute une famille, formant un cercle autour des deux
jeunes gens.
— IVo speak english/ cria Gabassol; qu'est-ce. que voulez? des renseigne-
ments? Adressez-vous au gardien, ça ne me regarde pas!
— Aoh! vous n'êtes donc pas le guide de l'agence Fogg?
— Vous m'ennuyez!
— Aoh! I do not understand ennuyer. . . Mary, Lucy, cherchez dans le Pocket-
dùtionnary.
— Ah ! Fuyons, monsieur, s'écria la vicomtesse suppliante, un esclandre
me perdrait!
Cabassol furieux regarda autour de lui; près de cent cinquante fils ou
fdles d'Albion avaient pris possession de la plate-forme, braquant sur Paris
toutes leurs lorgnettes, déployant tous leurs plans : l'escalier en amenait
encore et toujours, et toujours! L'Arc de Triomphe semblait plein à l'inté-
rieur. Il fallait fuir, la solitude de tout à l'heure était trop habitée.
— Voilà le commencement! les premiers soleils nous amènent les pre-
mières caravanes d'Anglais !
— Hélas! soupira la vicomtesse.
. — o ange! si vous vouliez, nous irions loin, bien loin, aux Buttes-Chau-
mont...
— Buttes-Chaumont! Very beautiful park! dit une voix dans l'ombre de
l'escalier.
C'était encore un Anglais I
— Voulez-vous indiquer à moa, dans le panorama, les Buttes-Chaumont...
Ce était un parc véritablement... Comment dites-vous? Charmant !... le parc
Monceaux était bien peigné. Mais le parc des Buttes-Chaumont était plus
charmant, parce qu'on pouvait plus fumer le pipe ! Jenny ! Fanny ! Arabelle!
M nid ! Valentine! venez voir le parc des Buttes-Chaumont que le gentleman
va avoir l'obligeance de nous indiquer!
— Ah! s'écria Cabassol, en tournant le dos à l'insulaire, qui pouvait se
douter que l'Arc de Triomphe fût aussi peuplé !... Bientôt on en sera réduit
à donner ses rendez-vous sur la colonne de juillet ou bien en ballon... non
captif... Et encore !...
— Ah! Fuyons, fuyons! répéta la vicomtesse, si mon mari était revenu
d'Orléans !...
— Ne craignez rien, âme de ma vie... ah ! il est à Orléans ! Eh bien... je
connais au bois de Boulogne, un restaurant mystérieux, Où une femme du
monde peut se glisser incognito... sans rien craindre...
— Oh ! fit Mrae de Champbadour.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
101
Ne vous offensez pas! ce que ces malencontreux
Bretons m'ont empêché de vous dire sous le ciel bleu
d'une belle journée de printemps, les étoiles du soir
l'entendront... L'astre de Diane, au croissant d'argent,
n'est-il pas le flambeau de l'amour plus que le soleil brû-
lant de midi ?...0 ange, je vivrai plus en cette soirée qu'en
cinquante mille jours, loin de vos yeux charmants !... '
— 0 poète! fit Mme de Ghampbadour, en laissant
sa main dans celle de Cabassol.
— Eh bien, d'un mot vous allez me déses-
pérer ou transporter mon âme au quinzième
' J£4^r** ciel : viendrez-vous?
102 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Eh bien, oui !... mais, chut ! nous voici descendus, laissez-moi partir
seule...
Gabassol, après avoir furtiyemenl baisé la main de lacharmante vicomtesse,
resta dans lé monument pendant dix minutes encore. Gomme il sortait à
son tour, il se jeta dans les bras de Me Taparel qui accourait au reçu du
télégramme,
— Eh bien! demanda Taparel, trop tard?
— Au contraire, trop loti
— Comment cria?
— Une invasion de touristes de l'agence Fogg a troublé notre rendez-vous
sur la plate-forme, mais c'est partie remise. Ce soir, bois de Boulogne, au
Moulin-Bleu, cabinel n" I5J Elle m'a promis! A ce soir la quatrième vengeance
de Badinard. La vicomtesse est moins pittoresque que l'ambassadrice de
Zanguebar, mais elle est charmante!
— Très bien ! dit M€ Taparel, je serai aussi au Moulin- lit ou, avec Mira-
doux, nous prendrons le cabinet n° \ 4.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
103
VII
Où surgit M. de Champbadoar, mari invulnérable! — L'Œil,
contre les risques du mariage.
compagnie d'assurances
La nuit tarda bien à venir au gré des désirs du bouillant Gabassol, mais
elle vint enfin. Gabassol et Me Taparel étaient depuis longtemps déjà au
Moulin-Bleu, Cabassol dans le cabinet n° 15, et Taparel au n° 14, où M. Nestor
Miradoux devait venir le rejoindre.
Huit heures venaient de sonner, Cabassol un peu ému attendait d'un
instant à l'autre l'arrivée de la vicomtesse. Le garçon était prévenu, une dame
soigneusement voilée devait se présenter, il fallait l'introduire vivement et
sans bruit.
Gabassol, devant la fenêtre, regardait au dehors ; les étoiles ne l'intéres-
saient pas, il guettait l'arrivée du fiacre mystérieux qui devait amener la
vicomtesse. Déjà quelques
voitures lui avaient donné
une fausse joie, mais il en
était descendu des couples
ou des personnes incon-
nues.
Tout à coup Gabassol sur-
sauta. On venait de frapper à
la porte. Enfin ! elle arrivait ;
sans doute, il ne l'avait pas
aperçue grâce aux précau-
tions qu'elle avait prise.
Et le sourire sur les lè-
vres, il se précipita vers la
porte qui s'ouvrit pour livrer
passage à...
A monsieur de Ghampba-
dour lui-même !
Catastrophe ! I 11 ! !
Gabassol le reconnut du
premier coup d'œil : la photo-
graphie de MmeBadinard était
très ressemblante. C'était bien
la moustache noire du Vi- te mari invulnérable.
104
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
comte Exupère de Chainpbadour, c'était bien le nez, le lorgnon et les mè-
che- plaquées sur le front.
Exupère de Champbadour souriait d'un sourire où Cabassol trouva sans
a iit ion quelque chose de véritablement infernal.
— Je ne vous dérange pas? demanda le vicomte en saluant avec une
politesse satanique.
— Comment donc, monsieur 1 lit Cabassol, se raidissant contre la mau-
vaise fortune.
— Figurez-vous, poursuivit le vicomte en congédiant le garçon et en fer-
mant la porte, figurez-vous, mon cher monsieur, que madame de Champba-
dour ne peut pas venir!
Cabassol fut légèrement interlo-
qué par cette brusque entrée en
matière.
— Ah elle ne peut pas venir?
— Non, impossible, cher mon-
sieur, désolé, mais impossible. Alors
je me suis dit, la politesse exige
x que j'aille à sa place...
— Comment? balbutia Cabas-
p sol.
— Oui, c'est bien le moins,
quand une... circonstance impré-
vue vous crée un empêchement,
que l'on fasse prévenir la personne
qui se morfond dans une impatience bien naturelle... J'aurais pu vous en-
voyer une dépêche ou un commissionnaire, mais j'ai préféré, quoique un peu
fatigué, car je reviens de voyage, — vous devez savoir...
— Oui , d'Orléans , dit Cabassol en commençant à reprendre son
aplomb.
— C'est cela. J'ai donc préféré, disais-je, venir moi-même pour avoir le
plaisir de faire votre connaissance.
— Enchanté, monsieur, et désolé tout à la fois... Mais prenez donc la
peine de vous asseoir...
— Monsieur, reprit le vicomte, nous avons beaucoup de choses à nous
dire, beaucoup, beaucoup...
— Certainement!
— Monsieur, êtes-vous comme moi? Je pense, moi, que l'on ne cause pas
bien à jeun. Devant une bonne table bien servie, la conversation ne languit
pas, les idées sont plus claires... Voyons, je suis sur que vous nous avez
Le grain de beauté d'Éléonore.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 14.
Polie* de la compagnie d'assurance conjugale L'OEIL.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
107
rédigé un petit menu délicat et succulent... Auriez-vous la bonté de faire
servir? tenez, je sonne le garçon.
La porte s'ouvrit.
— Servez ! dit Gabassol avec la rage dans le cœur.
— Excellent, reprit Exupère de Champbadour, après quelques minutes,
excellent, madame de Champbadour aime beaucoup ça, elle eût été char-
mée
— Et moi donc ! lit Gabassol en s'inclinant.
— Vin exquis ! bonne cave, le Moulin-Bleu, crus authentiques ! tous mes
compliments... Voyons pour en revenir à Mmo de Champbadour, je voulais
vous dire que j'ai apprécié tout autant qu'elle, pour le moins, les délicieux
sonnets que vous avez eu la
gracieuseté de lui adresser...
J'en ai pris copie, car natu-
rellement je n'ai pas voulu
lui demander de s'en dessai-
sir à mon profit, j'en ai pris
copie pour ma collection
particulière. . . celui d'hier
surtout m'a beaucoup plu...
Gabassol faillk pâlir, le
sonnet de la veille était con
sacré au grain de beauté
d'Éléonore !
— Il était charmant...
mais, dame, un peu risqué!
vous savez, il y a bien des maris que cela pourrait offusquer, un sonnet
aussi moi, j'ai l'esprit plus calme, j-e me suis contenté d'en apprécier les
beautés littéraires. Je suis un mari placide, doux et tranquille! je vais, je
viens, je voyage, je vais souvent plus loin qu'Orléans, et cela en toute
tranquillité
— Bah !
— Mon Dieu oui, avec le calme le plus parfait, la sécurité la plus abso-
lue!... Non pas que j'aie le ridicule de croire mes avantages personnels
tels qu'ils me mettent pour jamais à l'abri de tout... désagrément, non, je
suis bien trop modeste pour le penser... Non! j'ai des motifs plus sérieux;
d'abord, naturellement, une confiance parfaite en Mme de Champbadour...
cette confiance vient en première ligne... et ensuite...
— Ensuite ?
L'inspecteur des risques.
108
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Ensuite, et c'est le plus important, j'ai ma plaque qui me constitue
une invulnérabilité absolue...
— Votre plaque?... une invulnérabilité?... Vous êtes cuirassé?
— Non, il ne s'agit pas de cuirasse, tenez, quelque chose de plus simple,
ceci...
Et M. Exupère de Ghampbadour détacha de la chaîne de sa montre et
passa à Cabassol une petite plaque ronde portant ces mots :
L'ŒIL
COMPAGNIE D'ASSURANCE CONTRE LES RISQUES
DU MARIAGE.
Avec un œil grand ouvert au milieu.
— Qu'est-ce que cela? fit Cabassol stu-
péfié.
— Mais, comme vous le voyez, la pla-
que d'assurance d'une compagnie puissante
et discrète qui garantit les maris amis de la
douce tranquillité contre tous les risques,
tous les désagréments, toutes les avaries du
mariage. Cette compagnie ne fait pas de
réclames, elle ne bat pds la grosse caisse,
mais elle fait son chemin tout doucement;
fondée il y a quelques années à peine par
un groupe de capitalistes ayant été éprou-
vés conjugalement, elle est bien vite devenue une véritable puissance. Tout
mari assuré peut se considérer comme inattaquable, la Compagnie veille sur
lui, il n'a rien à craindre, rien, rien, rien!
— Je ne le vois que trop, dit Cabassol.
— Tenez, un exemple de la vigilance de la Compagnie! une copie de
votre premier sonnet m'a été remise une heure après que ma femme l'avait
reçu de vous, j'ai eu le second une heure avant elle... et je vous dirai que
j'ai entre les mains la copie des deux derniers, ceux que vous n'avez pas
encore envoyés !
Cabassol rougit. Ces deux derniers sonnets étaient d'un lyrisme véritable-
ment échevelé. Il regretta d'avoir choisi un poète d'un romantisme aussi
coloré.
— Vous voyez, n'est-ce pas, que je suis bien en effet un mari invulnéra-
ble ! maintenant n'allez pas croire que je paye pour cela une prime extrava-
Pholographie de l'objet de l'assurance.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
109
gante, non, la compagnie opérant sur une échelle considérable, a pu réduire
les primes à des sommes insignifiantes. Ainsi, moi qui vous parle, je paye
seulement 553 francs de prime annuelle pour une assurance de 800,000 francs!
Inspecteur de L'OEIf. constatant un sinistre.
— Ma foi, puisque nous parions si franchement, s'écria Gabassol, je vous
dirai que vous m'étonnez prodigieusement I
— J'ai ma police dans mon portefeuille, je vais vous la faire voir, pour
vous prouver que je n'exagère rien, reprit M. de Ghampbadour; car je tiens
à vous convaincre que toute autre tentative de votre part serait inutile...
Tenez, lisez !
110 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
M. rte Ghampbadour tendit à Cabassol, une police absolument semblable
d'apparence aux polices d'assurances contre l'incendie ou la grêle.
L'ŒIL
COMPAGNIE D'ASSURANCE CONTRE LES RISQUES DD MARIAGE.
Siège social à Paris, avenue de l'Opéra 15.
Fondée en 1878.
I. L'Œil a pour but d'assurer dans toute la France continentale (et à l'étranger
moyennant des surprimes et sous des conditions indiquées plus loin) tous les
risques conjugaux en général.
II. Elle garantit contre les risques d'hiver, tels que réunions, bals, soirées,
spectacles, sermons, concerts ordinaires, concerts de musique religieuse et môme
concerts de musique wagnerienne, etc., etc.
II. Klle garantit contre les risques de printemps, résultant soit du grand mouve-
ment de la nature, soit des courses et réunions de cette saison dangereuse.
III. Elle garantit contre les risques d'été, bains de mer et voyages, à la con-
dition toutefois d'être prévenue par l'assuré comme il sera spécifié plus loin.
IV. Klle garantit contre les risques d'automne, saison parfois aussi dangereuse
que le printemps.
V. L'engagement résulte d'un acte d'adhésion aux présents statuts, auquel sera
joint t° un état descriptif de la personne formant l'objet de l'assurance; 2° une
photographie en pied de ladite.
VI. Un inspecteur des risques délégué par la Compagnie étudiera toute demande
d'assurance; il devra autant que possible et sous un prétexte laissé à la discrétion
de l'assuré, être mis en rapport avec la personne objet de l'assurance. Cet ins-
pecteur fera son rapport à la Compagnie, procès-verbal sera dressé et soumis au
Conseil d'administration qui admettra ou rejettera l'assurance.
VIL La police ne sera délivrée qu'après l'admission inscrite sur les registres de
la Société.
VIII. L'assurance court de la première minute du jour qui suivra l'admission
par le Conseil.
IX. A défaut de déclaration écrite, trois mois avant l'expiration de chaque période,
l'assurance se renouvelle de droit de cinq ans en cinq ans. La photographie de la
personne faisant l'objet de l'assurance doit être renouvelée tous les cinq ans ou
plus souvent à toute réquisition de l'inspecteur des risques délégué.
X. Si les risques garantis par la Société viennent à être aggravés, soit par des
changements de situation ou par des changements de profession ou enfin par suite
de circonstances laissées à l'appréciation de l'inspecteur des risques délégué et
assermenté, la police devra être modifiée et, s'il y a lieu,l'assuré devra verser une
surprime au fonds de prévoyance.
XI. L'assuré ayant payé sa prime annuelle n'a plus à s'occuper de rien, sauf le
cas de changement prévu par l'article X. La Compagnie VŒU se charge de veiller
pour lui et dele préserver complètement et intégralement, particulièrement et géné-
ralement de tous les risques et dommages du mariage. — Elle recevra avec recon-
naissance tous les renseignements que l'assuré voudra bien lui transmettre, mais
ce dernier n'est en aucune façon tenu de les lui fournir.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
111
Sévices simple»
XII. La Compagnie ne garantit les dommages provenant de guerre, d'émeute,
de grandes manœuvres, de force militaire quelconque, que moyennant une prime
supplémentaire.
XIII. La Compagnie garantit con-
tre les risques des voyages dans
l'Europe continentale ; mais pour
les risques résultant d'excursions
dans les autres parties du monde,
de voyages méditerranéens, transat-
lantiques, une surprime spéciale doit
être payée et un supplément de police
signé entre les parties. w
XIV. Les risques des voyages en
ballon, même en Europe, ne sont
garantis que moyennant une surprime.
XV. Si malgré toutes les précautions et tous les soins de la Compagnie VOEU un
accident vient à se produire, l'assuré devra immédiatement le dénoncer au direc-
teur de la Compagnie ou à son agent dans la ville. Cette déclaration sera consignée
sur un registre spécial.
XVI. Aussitôt après l'événement, le Conseil d'administration se déclare en per-
manence, les inspecteurs ou agents procèdent, de concert avec l'assuré, à la classi-
fication de l'accident et à l'estimation du dommage.
XVII. Les accidents se divisent en quatre catégories :
1° Sévices simples.
2° Sévxes graves.
3° S;/iistre.
4° Sinistre avec enlèvement.
Les sévices simples donnent droit à une indemnité du quart de l'assurance.
Les sévices graves donnent droit à une indemnité de moitié de l'assurance.
■ ô&N
Sévices prraves.
Le sinistre donne droit à une indemnité de la totalité de l'assurance.
Le sinistre avec enlèvement donne droilj a une indemnité de la totalité et d'un
quart en sus.
XVIIL Le payement des indemnités aura lieu trois jours après la signature du
12
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
procès-verbal d'estimation de l'accident, et ce sans aucune formalité, à la caisse
de la Compagnie.
SITUATION
Départ. (Seine).
Arrond. j en
Canton. \ ~
Commune. \ —
Hue.
DESIGNATION
de l'objet
de l'a s s v n a n c t.
POSITION
PROFESSION
Rentière.
Train de maison : 40,000 fr. par au.
Petit hôtel à Paris et château
avec fermes, à Champbadour
(Vaucluse).
Madame Clairc-Iseult-Éléonore de
Volpignon, épouse de M. le vi-
comte Jean-Théodule- Victor-
Pélage-Exupère de Champba-
dour.
Lieu de naissance. . . Avignon.
Age 28 ans.
Taille 1™65.
Chevelure Brune.
Signes particuliers
apparents Néant.
La Compagnie L'ŒIL assure M. le vicomte Exupère de Champbadour contre
tous les risques résultant de son mariage avec Mme Éléonore de Valpignon,
y compris les risques de guerre, émeute ou force militaire quelconque, pour une
somme de huit cent mille francs.
Et ce, moyennant une prime annuelle de cinq cent cinquante-trois francs
vingt-huit ctntimes, que M. de Champbadour s'engage à payer aux bureaux de la
Compagnie.
Paris, S juin 1879.
Signature du directeur. Signature de l'assuré.
(Illisible.) COAMPBADOUR.
Signature de l'inspecteur des risques.
{Illisible.)
Sinistre aven enlivemeot.
Pendant que Cabâssol lisait, M.. de Champadour avait tranquillement
continué à faire honneur à ce repas commandé pour son épouse.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
113
— Eh bien? dit-il lorsque Gabassol ayant achevé sa lecture se plongea
dans la contemplation des signatures, eh bien? suis-je invulnérable?
— Je m'incline! fit Gabassol.
— J'ai préféré vous avertir pour ne pas vous laisser perdre votre temps
et vos peines, I'QEil veille! Ainsi cet après-midi sur l'Arc de Triomphe...
— Comment, vous y étiez?
— Oh non, je n'avais pas besoin de me déranger; I'OEil a dirigé sur l'Arc
de Triomphe une caravane d'excursionnistes anglais conduits par un faux
guide de l'agence Fogg. Ils ont dû bien vous ennuyer. Si j'avais été là
je vous aurais évité ce petit désagré .
ment et nous aurions eu là-haut notre
explication , mais comme vous le
savez, j'étais pour affaires à Orléans.
Je suis revenu tranquillement, juste à
temps pour avoir le plaisir de faire
votre connaissance.
— Et...
— Je sais ce que vous voulez dire,
et madame de Champbadour, n'est-ce
boulevard. Cinq jolis gommsus.
Liv. li
114 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
pas? Eh bien, mais je lui ait fait voir ma police d'assurance, elle a compris
et je lui ai pardonné, car, j'ai oublié de vous le dire, la compagnie I'QEil,
animée d'intentions vraiment philanthropiques, fait signer à l'assuré en même
temps que la police d'assurance, l'engagement de pardonner toujours, quand,
par les soins de la Compagnie, le sinistre menaçant a été évité.
Cabassol sonna le garçon.
— Des cigares, dit-il.
Champbabour se pencha vers lui.
— A propos, dit-il tout bas, ce garçon, il est superbe de tenue, n'est-ce
pas? il est parfait?
— Sans doute...
— 11 est bien imité, car c'est un faux garçon! c'est un inspecteur de
I'OEil! un homme remarquable, qui connaît le cœur humain et le fond des
choses comme personne! c'est lui qui a tout dirigé...
— Vous ferez mes compliments à la Compagnie !
Après quelques minutes d'une causerie tout à fait amicale, M. de Champ-
badour se leva de table.
— Allons ! dit-il, je vais aller faire un tour à mon cercle ; j'ai ma voiture
en bas. voulez-vous que nous rentrions ensemble à Paris.
Cabassol s'excusa, il préférait rentrer seul pour conter sa peine aux
étoiles.
— Je vois que vous m'en voulez encore, dit Champbadour en allumant
un dernier cigare, vous avez tort, il faut de la philosophie, dans la vie. Pour
vous consoler, dites-vous que c'est la faute à I'OEil !... Il n'y a pas de déshon-
neur à ne pas réussir quand on entre en lutte avec toute une compagnie...
Allons, sans rancune ! au plaisir !...
Cabassol resté seul, s'abima dans des réflexions désagréables. Il contem-
plât la table, les assiettes et les bouteilles, tous ces vestiges d'un galant festin
devant lequel un mari importun était venu s'asseoir, au lieu et place de la
femme attendue !
Il était ainsi plongé, depuis un quart-d'heure, dans la plus amère mélancolie,
lorsque un petit coup frappé* à la cloison du cabinet voisin attira son atten-
tion. C'était Me Taparel, qu'il avait oublié. Le notaire s'impatientait ; Cabassol
répondit à son signal.
Bientôt, après quelques grattements discrets, la porte s'entre-bâilla et
M* Taparel passa la tête par l'ouverture.
— Comment ! elle est déjà partie ? fit-il en voyant que Cabassol était seul.
— Oui, répondit tristement notre héros. 11 est déjà parti!
— Comment, il?
— Oui, il Monsieur le vicomte Exupère de Champbadour I
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
115
La pendule de L'OEIL.
— Oh ! ! !
— Ah ! ! ! fit M. Miradoux arrivant à son tour.
— Echec complet ! reprit Cabassol,
— Mais alors, si le mari était là... il y a sans doute eu provocation...
Encore un duel, sans doute ?
— Du tout, nous"avons soupe ensemble très tranquillement et... il voulait
me reconduire dans sa voiture.
— Par exemple !
— Vous allez tout comprendre !
Et Cabassol expliqua comment l'intervention de I'OEil, cette compagnie
d'assurance si bien organisée, avait fait échouer tous ses plans. Pour conclu-
sion, il convint avec MM. Taparel et Miradoux, que le mieux était, pour le
moment, d'avoir l'air d'oublier complètement l'affaire Ghampbadour, pour
opérer un retour agressif, lorsque le vicomte et I'OEil ne seraient plus sur
leurs gardes.
« Remis à 6 mois » écrivit le notaire en regard du nom de Ghampbadour.
16
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
•■ 4j
^iia^
Le cabinet du directeur de f OEIL.
VIII
Vie torrentueuse de cinq aimables gommeux. — Bézucheux de la Fricottière. sous-préfet
et ses cinq sous-préfètes. — Signes particuliers de quelques belles-petites.
Le lendemain de cette soirée néfaste pour Cabassol, voici ce qui se passait
au premier étage d'une superbe maison de l'avenue de l'Opéra. Et d'abord
une courte description. Nous sommes dans une grande pièce sévèrement
meublée, un bureau ou plutôt un cabinet de travail. Sur la cheminée une
belle pendule à sujet, représentant l'Amour et l'Hymen; l'Amour est le petit
dieu malin que tout le monde connaît, au moins de vue ; il est vif et souriant,
l'arc et le carquois en bandoulière, il fait un pied de nez irrespectueux à son
grand cousin l'Hymen, auquel l'artiste a donné un bandeau sur les yeux et un
air très bête.
Toutes les faces de ce cabinet de travail sont garnies du haut en bas d'un
immense cartonnier. Tous les cartons portent une même marque, un œil
grand ouvert, au-dessous d'indications variées, parmi lesquelles nous rele-
vons celles-ci :
ASSURANCES CRÉOLES. — SURPRIMES ET SUPPLÉMENTS.
SINISTRES ACCOMPLIS (EXERCICE 18" 9).
ASSURANCES NON ADMISES POUR RISQUES TROP CONSIDÉRABLES.
RAPPORTS DES INSPECTEURS.
SINISTRES AVEC CIRCONSTANCES AGGRAVANTES
A droite de la cheminée, devant un grand bureau couvert de papiers et de
cartons, un homme est assis. A sa cravate, à sa redingote et à ses décorations
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
117
-■ •
OBJET »« f'ft5SuM«JCe.
àlnC6Cac?4 î t«wi-, Ktl
on devine un homme important. Cet homme c'est le direc
tir^ leur de l'OEIL lui-même.
Il vient de lire entièrement une liasse de rapports déposés
'l il ^ devant lui, et le front dans les mains, il réfléchit. Enfin il relève la tête
^J* et, sans se déranger, il prononce ces simples mots dans un long tuyau
acoustique, se balançant près de son bureau :
— L'inspecteur chargé de l'affaire Champbadour.
Au même instant deux coups secs sont frappés à la porte, et l'inspecteur
demandé 'se présente. C'est bien l'homme que nous avons vu la veille en
garçon de restaurant au Moulin-Bleu; il n'a plus ses longs favoris, il est
rasé comme un acteur.
— Lu votre rapport, prononce monsieur le directeur de I'OEil, approuve
113
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
complètement votre conduite dans toute cette affaire. La compagnie aug-
mente vos appointements de 2,000 francs. Maintenant vous dites avoir appris
des choses particulièrement intéressantes pour nous, à l'occasion de l'affaire
Champhadour. Expliquez.
— C'est très compliqué, monsieur le directeur. La partie adverse dans l'af-
faire Chdmpbadour, M. Gabassol^avait amené au Moulin-Bleu, deux personnes,
un notaire et son principal clerc. Étrange !... j'ai veillé. Par leur conversation
j'ai appris que M. Cabassol accomplissait, en compromettant Mme de Champha-
dour, une mission. — Le notaire a dit : une mission sacrée!... M. Cabassol
remplissait un sacerdoce... — Il aurait, paraît-il, soixante-dix-sept missions sem-
blables à accomplir, ^ur lesquelles trois ont déjà pleinement réussi. Il y a là
un mystère... de soixante-dix-sept ôtez trois, reste soixante-quatorze; M. de
Champhadour étant assuré, doit être mis hors de cause, mais il reste encore
soixante-treize de ces missions. J'ai pensé qu'il y avait là un vaste champ
pour la compagnie I'OEil.
— Très bien raisonné. Vous ne savez rien de plus, non? Eh bien, voici
la marche à suivre : Surveiller M. Cabassol; dès que l'on connaîtra les objets
de ces soixante-treize missions, on assurera les personnes menacées. Occupez-
vous en, et, comme cela ne prendra pas tous vos instants, voici une autre
très grave affaire. Un mari sinistré, malgré toutes les précautions de la
compagnie, (hélas ! nous ne sommes pas infaillibles, et nous avons parfois
affaire à forte partie !) un mari sinistré, dis-je, et auquel nous avons déjà dû
payer deux fois l'indemnité, demande à contracter une nouvelle assurance.
Le conseil d'administration s'est réuni et a délibéré : en principe, cela peut se
faire, mais le conseil hésite. La dame objet de l'assurance est un véritable
brûlot... C'est grave! Vous allez étudier l'affaire. Si les risques sont trop
sérieux, nous aurons le chagrin de repousser un ancien client ;"mais si vous
jugez qu'en augmentant fortement la prime, la compagnie, déjà si éprouvée,
peut se risquer encore une fois, vous convoquerez l'assuré. Allez 1
L'inspecteur s'inclina et sortit.
Retournons maintenant vers nos amis. Cabassol, M6 Taparel et M. Mira-
doux, encore tout chagrinés de leur échec, tenaient conseil dans le cabinet du
notaire.
— Je demande huit jours de congé, avait dit Cabassol la veille en les quit-
tant; l'affaire Champhadour m'a contrarié, je veux me recueillir, pour ne
rentrer dans l'arène que consolé. A huitaine donc.
Mais, comme toutes les fortes natures, Cabassol, se raidissant contre l'infor-
tune, avait senti son courage renaître dès le lendemain matin et il était
accouru chez Me Taparel.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
119
Le fameux album de Mm° Badinant était là devant eux. Miradoux prenait
des notes.
— Je n'ai pas d'aventures extraordinaires, je ne me bats pas en duel,
mais je travaille aussi de mon côté, dit enfin Miradoux; piocheur obscur et
obstiné, je prépare les voies dans lesquelles vous allez vous lancer! Je suis un
homme d'ordre; j'ai pensé qu'apporter une certaine méthode dans nos opéra-
tions au lieu de marcher au hasard, ne pourrait que faciliter et abréger la
besogne. Au premier abord je songeais à adopter la méthode alphabétique
et à suivre les vengeances dans l'ordre des lettres, mais je me suis décidé
ensuite à classer nos clients par catégories.
Revue de la garde nationale passée par Bézucheux.
— Très bien ! fit M0 Taparel.
— J'ai donc réuni un certain nombre de séries, parmi lesquelles je me
permettrai de vous proposer, pour les prochaines hostilités, un petit lot de cinq
jeunes gommeux on ne peut mieux assortis. J'ai découvert que ces cinq
messieurs étaient très liés ensemble, qu'ils fréquentaient les mêmes cercles,
les mêmes cafés.
— Parfait! s'écria Gabassol, on peut les entamer tous à la fois, sans perdre
de temps. Gomment s'appellent-ils?
— Voici les noms et les photographies. Ce petit blond à monocle se nomme
Bézucheux de la Fricottière, il a mangé trois cent mille francs en 18 mois,
mais il commence à se ranger, pour faire durer plus longtemps ce qui lui
120 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
reste. Le n° 2. ce gaillard à forte moustache, est un ancien capitaine de cui-
rassiers comme Lacostade. Le n° 3 est le jeune Pontbuzaud, de Bordeaux. Le
n° 4 s'appelle Jules de Saint-Tropez ; c'est un petit malin qui s'est fait donner
un conseil judiciaire par raison d'économie, dit-on. Le n° 5, ce grand maigre,
sec et noir comme un Espagnol, porte le nom de Bisseco, Marius, de Marseille.
— Voilà.
— Très bien. Maintenant avez-vous quelque idée sur la manière la meil-
leure et la plus prompte pour entrer en relations avec ces messieurs?
— Pas difficile. Mon second clerc est l'ami d'un monsieur qui est celui
d'une connaissance de Bezucheux de la Fricottière. Soyez ce soir au café
Riche, mon second clerc vous présentera à son ami, qui en suivant la
filière vous fera connaître le Bezucheux.
— J'y serai! j'ai hâte de me rattraper de l'échec Ghampbadour. J'entame
les cinq gommeux dès ce soir.
Ainsi qu'il l'avait annoncé au notaire, Gabassol se mit en campagne dès le
soir même. En suivant la fdière indiquée par M. Miradoux, c'est-à-dire en
allant d'ami en ami et de présentation en présentation, il arriva jusqu'à Bezu-
cheux de la Fricottière.
Il était minuit, les présentations avaient commencé à huit heures; Bezu-
cheux de la Fricottière, assis devant une table du café Riche sur le trottoir,
suçait la pomme de sa canne en regardant défiler sur le boulevard les batail-
lons multicolores des petites dames. L'astucieux Gabassol était à côté de lui
cherchant tous les moyens de s'insinuer dans sa confiance ; il avançait, car
déjà ils étaient au mieux ensemble, et déjà Bezucheux l'appelait mon bon.
— Or donc, mon petit bon, disait Bezucheux de la Fricottière, vous lâchez
l'École de droit pour vous lancer dans la bonne petite existence torrentueuse
d'un bon petit gommeux?
Gabassol venait de lui dire en confidence que sa famille l'avait envoyé à
Paris pour se faire recevoir avocat avec l'intention de le lancer ensuite dans
la politique ; mais que, maître de sa fortune, il préférait la manger d'abord,
avant de songer à devenir un des législateurs de son pays.
— Parfaitement, répondit Gabassol d'une voix chantante, la bonne petite
existence, la vraie I
— C'est comme moi, reprit Bezucheux, figurez-vous, mon petit, que je
fus sous-préfet!
— Bah!
— Hein? c'est ruisselant d'inouïsme, flamboyant d'insenséisme! C'est d'un
épatant gigantesque! moi, le petit la Fricottière, je suis un ancien fonction-
naire, premier magistrat d'un arrondissement... pendant huit jours seulement
par bonheur. Mon bon, c'était un tour à papa... vous ne connaissez pas papa?
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 16.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
123
— Non.
— Eh bien, c'est un type, papa de la Fricottière, un vrai type! Pour être
débarrassé de ma surveillance et pour pouvoir fricoter à l'aise, il m'a fait
nommer sous-préfet, — il est influent, papa, ahl il a fricoté avec tous les
gouvernements, dans leur jeunesse I — il m'a fait nommer sous-préfet d'un
arrondissement perdu dans les montagnes de l'Auvergne. Ah, vous savez
mon hou, tout là-bas, là-bas! pas de chemins de fer, un pittoresque insensé,
des habitantes qui disent fouchtra et qui en sont encore à la crinoline 1 Tous
Saint-Tropez embrassa la cantinière.
les sous-préfets s'y pendent; c'est comme les factionnaires de cette guérite
posée dans un paysage embêtant!
— Vous vous êtes pendu?
— Non. J'ai commencé par dire à papa que je la trouvais mauvaise. Pour
m'amadouer, il m'a promis de me faire décorer au bout d'un an. — Mais je
la connaissais ! le gouvernement, pour avoir son sous-préfet pour son arron-
dissement montagneux et embêtant, promet toujours la croix après un an de
séjour, mais le sous-préfet est toujours pendu avant. Moi, malin, j'ai fait sem-
blant d'accepter, j'ai carotté à papa mes frais d'installation et je suis parti ou
plutôt nous sommes partis toute une bande, Pontbuzaud, Saint-Tropez, Bis-
seco, Lacostade, avec des sous-préfètes en nombre suffisant. Ouf, mon cher
bon, ouf!
124
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Quoi donc?
— Ce que nous ayons épaté l'arrondissement, c'est babylonien! Ils sYn
souviendront de aies huil jours do règne! D'abord l'arrivée en diligence, une
diligence frétée pour nous seuls. En entrant dans les bourgs sur la route,
les maires et les conseils nous recevaient avec des discours : Moehieur le
chous-préfet!... Il fallait répondre; c'était tantôt l'un '.antôt l'autre qui faisait
le sous-préfet el qui répondait : Mes chers jadminichtrés! Et alors : Vive le
chous-préfetl Kl nos cinq dames, sortant la tète par toutes les portières,
criaient : Vive l'arrondichement! Ça m'a fait une réputation de sous-préfet
Le blason des la Fricottière
torrentueux et mormonien extraordinaire. Je suis sûr que l'on parle encore
des cinq sous-préfètes de la Fricottière! Dans la ville ce fut bien autre chose :
en routej'avais promis aux dames de passer une revue de la garde nationale
dès l'arrivée; au dernier relais, un exprèsétait parti pour convoquer les soldats
citoyens. Ça n'a pas manqué : en «lilM.urli.nii par le faubourg, voilà que nous
entendons des roulements de tambours et des sonneries de trompettes, àcroire
que li ville était assiégée. La diligence s'arrête à la place Neuve devant tous
lés épiciers et charcutiers du pays alignés le long de l'hôtel de ville; à notre vue,
on bal aux champs, Le commandant tire son sabre et crie : Gar... d'àvos!...
Portez... armes! Préjentez... .ohm-'. Lacostade saute en bas de la voiture. La
garde nationale crie : Vive le ûhous-préfet! il parcourt le front des troupes,
Nouveaux cris de : Vive le chous-préfet! c'est Bisseco qui descend de la dili-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
125
gencc et qui file à son tour devant les soldats citoyens. Puis Saint-Tropez
exécute majestueusement la même manœuvre, la garde nationale est ahurie
mais n'en crie pas moins fort : vVive le chous-préfet! Pontbuzaud descend et
enfin moi, le vrai chous-préfet, plus majestueux que les autres. Les cinq
Les cinq sous-préfètes.
dames sautent à terre et parcourent comme nous le front de bandière en
distribuant les félicitations et les poignées de main. La musique joue. Saint-
Tropez embrasse la cantiniëre, une forte luronne. Puis les discours com-
mencent. A la fin la garde nationale se forme en colonne, nous nous pla-
çons au centre et nous marchons sur la sous-préfecture, au milieu des
vivats d'une foule idolâtre! Le lendemain grand dîner officiel offert au maire
et à la délégation du conseil : quel ahurissement, mon bon, devant la conver-
126
LA GRANDE MASCARADE PA-RÎS1ENNE
galion des sous-préfets et sous-préfètes, el quel train] Toute La ville étail soua
nos fenêtres. A shc heures du malin seulement nous laissons partir nos
Invités... dans un triste état : huit jours comme ça et la ville étail en révolution*
Les sous-préfètes but la promenade déploient <lc> toilettes fantastiques et
tous les soirs la noce recommence. Lé huitième jour, conseil de révision!^
Les sous-pnéfètes riaient à se tordre d'avance, mais j'en avais assez if$
fatigues de L'administration, je résolus d'abdiquer! Los malle- laiv>, ma
démission envoyée, la diligence qui nous avait amenés nous remporta...
Voilà, mon bon, toute ma vie politique ! Elle est courte, mais bien remplie...
mon arrondissement s'en souviendra.
— Et qu'a dit papa?
Fête à la sous-préfecture.
— Papa de la Fricottière a été embêté, je revenais sur le lliéàtre de ses
farces quand il se croyait tranquille pour quelque temps. Il l'a trouvée mau-
vaise... Demandez à Lacostade le nez qu'il a fait... tenez, voilà Lacostade, je
vais vous présenter.
Un nouvel arrivant venait de s'asseoir à coté de Bezucbeux; Cabassol
i econnut la carrure et la moustache du capitaine Lacostade.
— Mon bon, je te présente mon ami Cabassol, un cbarmant garçon; mon-
sieur Cabassol, mon ami Lacostade, un des cinq chous-préfets.
Lacostade se mit à rire.
— Di« donc, Lacostade, je racontais à M. Cabassol notre promenade là-
bai... hein, le nez de papa de la Fricottière ;>
— Saeri-ti ! fit Lacostade,'un nez des cinq cent mille diables. Ça gênait ses
tricotages, le retour de Bezucheux... il flairait le conseil judiciaire que son
fil- lui avait promis -il se lançait dans des farces trop coûteuses !
— Oh ! s'écria Bezucheux, il l'aura; il ne l'a pas encore, mais il l'aura... je.
le laisse aller jusqu'à un certain point, parce qu'il ne faut pas être trop dur
pour l'auteur de ses jours, mais de- qu'il sera arrivé à la limite, vlan ! un bon
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
127
conseil judiciaire! Il le sait bien, c'est L'habitude dans la famille. Depuis les
croisades, car nous étions aux croisades, il n'y a pas un de la Fricot tit Ve qui
n'ait eu son petit conseil judiciaire ù un certain moment... C'est réglé 1 Les
malins en ont eu deux, un dans leur jeunesse, et un second pour les bêtises de
leur âge mûr. Il faudra bien que papa ait le sien ! Vous connaissez le blason de
nia famille, un lion et une poêle à frire sur champ d'azur, avec la devise à
changements. D'abord : le fricoterai, puis le fricote, et enfin le fricotais!
— Bravo ! s'écria Gabassol.
— Je porte la seconde devise, messieurs. le fricote !
— Nous fricotons! s'écria Lacostade. Tiens, voilà Pont-Buzaud et Saint-
Tropez. Bonsoir, mes enfants ! Eh bien, et Bisseco, où est-il?
Le corset et la fausse natte de Lucy Carramba.
— Présent, fit un quatrième survenant.
— Bravo, fit Bezucheux. nous sommes au complet! Messieurs, je vous
présente mon ami Cabassoî, un aimable gommeux, plein de bonnes intentions.
Cabassol était au comble de la joie. Il connaissait enfin les cinq personnes
contre lesquelles il devait opérer. Il s'agissait maintenant de bien manœuvrer
pour gagner leur confiance et pénétrer leurs secrets. Cela ne devait pas être
bien difficile avec des gaillards du caractère de Bezucheux de la Fricottière.
Les cinq gommeux s'étaient assis, rangés en ligne, le dos appuyé aux vitres
du café, et les pieds allongés sur des chaises. — Tous les cinq suçaient avec
acharnement la pomme de leurs cannes, le monocle fixé sur les promeneurs
du boulevard.
— Que faisons-nous çt dit Bezucheux après un silence.
— Le moment me semble venu daller tailler un petit bac, répondit Lacos-
tade.
128
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Moi je rentre, lit Bisseco, j'ai ma migraine.
Cabassol entendit Bisseco dire tout bas à son voisin :
— Mon bon. nn Bervicei je vais voir mon idole, un ange que je tiens à
earder pour moi tout seul : j'ai rencontré Bêzucheux dans ses environs, et je
le soupçonne de vouloir me la «roquer sous le nez... C'est dégoûtant, n'est-ce
pas? ça devrait pourtant être sacré,
un ami!... enfin!... tâche donc de
le retenir pour qu'il ne me suive pas.
— Sois tranquille , cher ami,
nous ne le lâcherons pas avant le
matin.
— Merci... Bonsoir, messieurs!
Et Bisseco s'en fut après une
distribution de poignées de main.
— Allons, reprit Bêzucheux, al-
lons tailler ce petit bac, au cercle
des Poires tapées... nous vous pré-
senterons, mon petit bon, ajouta-
t-il en prenant le bras de Cabassol,
Cabassol enchanté de la propo-
sition, se leva, et toute la bande,
moins le mystérieux Bisseco, se di-
rigea vers le cercle des Poires tapées
situé à deux pas du boulevard.
— Dites donc, j'y pense, fit Bê-
zucheux en route, n'étiez-vous pas
l'un des témoins de ce duel â l'américaine, dont on parle tant depuis deux
jours, entre un notaire dont on ne dit pas le nom et un général haïtien ?
— Oui.
— Fichtre, il paraît que l'on a échangé deux coups de carabine et vingt-
quatre coups de revolver pour des femmes du monde !... En voilà un notaire
du Bengale! Vous me le ferez connaître... Un pareil lapin me trouvera bien
cent mille franc- a emprunter, sur mes propriétés... sur troisième hypothèque !
Cette première nuit au cercle des Poires tapées coûta quinze mille francs â
Cabassol et ne lui rapporta aucun renseignement. Bêzucheux et ses amis, tout
entiers a la dame de pique, ne lui firent aucune confidence sur leurs affaires
de cœur. Saint-Tropez, qui gagnait, prit prétexte des sévérités de son conseil
judiciaire pour faire eharlemagne et s'endormit du sommeil du juste sur un
divan du cercle, dès deux heures du matin. Lacostade, décavé, l'alla rejoindre
à trois heure-, Pont-Buzaud dura jusqu'à trois heures et demie, Re/uelieux
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
129
resta le dernier et pontait encore à cinq heures. Enfin l'on se sépara après
s'être donné rendez-vous pour le lendemain, jour de courses à Longchamps.
A l'heure dite, le lendemain, dans le mail frété par Bezucheux, toute la
bande attendait notre ami.
— Peut-être serai -je plus heureux aujourd'hui, se dit (labassol en prenant
place à côté de Bezucheux.
JOLI
■petvt kt?k«jç.wuut ,&)(, "Cocotte
— Les propriétaires bâtissent maintenant des maisons machinées pour belles-petites...
Et dès le départ il mit la conversation sur le chapitre des aventures galantes.
— Vous connaissez l'histoire arrivée à Lucy Garramba? demanda-t-il à
ses nouveaux amis.
— Non... répondirent ces messieurs, quelle histoire?
Cabassol se disposait à inventer une aventure quelconque.
— J'y suis, fit Bezucheux de la Fricottière, je la connais i
Liv. 17.
130 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Elle est forte ! dit Cabassol qui ne la connaissait pas du tout.
— Elle est raide ! enchérit Bezuchcux, vous connaissez tous Garramba, la
belle Lucy Garramba.
— Oh oui! Palsambleu ! Garramba ! répondirent les autres en se donnant
des coups de coude.
— La belle Lucy, surnommée Garramba, parce que...
— Parce que toutes les émotions un peu vives se traduisent chez elle par
cette exclamation...
— Je l'ai connue avant qu'elle soit espagnole, s'écria Bisseco, elle disait
seulement : Cristi! c'est même moi qui l'ai engagée à choisir une exclamation
plus distinguée, je suis l'auteur de Garramba, c'est moi qui l'ai lancée... j'ai
fait le bonheur de bien des gens qui ne m'en ont pas de reconnaissance 1
— Eh bien 1 Garramba honorait de son amitié et de ses exclamations
andalouses un homme politique considérable, un chef de parti que je n'aurai
pas l'indiscrétion de nommer, parce que vous le connaissez tous. Un jour, cet
homme politique eut l'imprudence de la recevoir dans son petit appartement
de député. Que voulez-vous 1 il préparait un grand discours et il avait besoin
des inspirations d'une Égérie bonne enfant ! Tout à coup l'appartement' est
envahi par la femme du député, arrivant de son château de Tourainb pour
éclaircir certains soupçons. Notre homme politique n'a que le temps de confier
son Egérie à un valet de chambre dévoué, et de fourrer dans sa serviette de
député une tresse blonde et un corset oubliés sur une chaise. La dame cherche
partout et ne trouve rien ; Garramba avait filé. L'homme politique se croyait
tranquille ; mais sa femme veut l'accompagner à la Chambre : il part, il cherche
à déroute" les soupçons de sa conjointe, il cause, il plaisante. Enfin il arrive
à la Chambre, il campe madame dans une tribune et s'assied. Justement on
discute son affaire, il est obligé de prendre la parole, il monte à la tribune,
boit un verre d'eau sucrée et déploie sa serviette pour y prendre ses papiers.
Horreur ! il en tire la natte et le corset de Lucy Garramba qu'il avait oubliés I. ..
Explosion de cris et de rires sur tous les bancs. Le corset était pourtant bien
joli ; ils sont jolis les corsets de Carramba !
— Oh oui :
— Je reprends. De la tribune, la femme de l'homme politique fixe sa lor-
gnette sur ces objets compromettants et peu parlementaires. Le tap.-igc
redouble. Le président sonne à tour de bras... tandis que l'homme politique
s'efforce de faire rentrer son corset et sa fausse natte dans sa serviette...
— Et la fin ? Comment l'histoire a-t-elle fini?
— Voilà, la femme do l'homme politique parlait de séparation, de procès,
m .-lis un ami fit comprendre à la dame que le corset et la natte étaient des
pièces relatives à une pétition contre l'usage de ces deux objet de toilette,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
131
que monsieur son mari devait déposer aux archives de la chambre. Les deux
époux se reconcilièrent, l'ami reçut les confidences de l'homme politique
et se chargea de reporter le corset et la natte à leur aimable propriétaire.
— Le malin, je le vois venir !... s'écria Pontbuzaud, il allait réclamer une
prime de sauvetage...
— Une récompense honnête...
— Oui, messieurs ! c'est ce qui fait qu'aujourd'hui Lucy Carramba a changé
d'homme politique !
— Nous irons la féliciter .....
Le «igné particulier de M"« d'Argy.
— Si elle a du cœur, elle me fera obtenir une recette générale, s'écria
Bisseco
— Tiens ! voilà Tulipia Balagny, s'écria Bézucheux en saluant une petite
dame qui passait en voiture
Toute la bande salua comme un seul homme.
— Savez-vows ce qu'on dit? Tulipia est prise tout entière en ce moment
par une grande passion, oui, messieurs, une vraie passion !
— Une passion effroyable? s'écria Pontbuzaud.
— Une passion tempétueuse et torrentueuse ! s'écria Bisseco.
— Une passion du tonnerre de tous les diables, fit Lacostade.
— Enfin, chasse gardée, rien pour personne 1 acheva Saint-Tropez.
— Tulipia IJalagny, femme d'un chic Babylonien, signe particulier :
fidélité êtourdi&wnte, comme on n'en a pae vu depuis l'âge d'or... Voilà ïia
signe particulier, bien particulier !,.,
132
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Ce n'est pas Anna Grog qui le porterait sur son passeport, fit Pont-
Buzaud, d'un air mélancolique.
Cabassol tendit l'oreille, allait-il enfin recevoir des confidences.
— Ni Blanche de Travers, non plus, sacrebleul cria Lacostade, je vous le
garantis...
Cabassol enregistra encore ce nom.
— Ni la blonde d'Argy ! fit Bisseco d'un air accablé.
— Ni Marie Colonel ! s'écria Saint-Tropez.
Le signe particulier d'Anna Grog.
— Eh bien, mais, quels sont donc les signes particuliers de ces dames?
reprit Cabassol, j'entre dans la carrière où nos aînés se sont couverts de
gloire, je demande à être renseigné.
— Anna Grog est suave! s'écria Pontbuzaud, mais son signe particulier,
si c'en est un, est infidélité constante. Elle abuse de ce qu'elle est anglaise
pour donner des leçons de conversation à tout un pensionnat de jeunes et
vieux gommeux. A tout instant, quand on a l'imprudence d'entrer chez elle
sans taire beaucoup de bruit à la porte, on entend des voix qui disent : / love
you, my dear, my little coco, etc., etc je connaissais çà, puisque dans mon
temps de surnumérariat, — Oh ! temps bien court — j'avais conjugué aussi...
Alafin, ça m'a porté sur les nerfs et j'ai rompu... Ça m'ennuyait, toutes ces
conjugaisons; voilà six mois que mon cœur ne bat plus pour elle...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
133
Le signe particulier de Marie Colonel.
— Oui, dit Bezu.cheux, depuis ta
mystérieuse aimée !...
— Allons, pensa Cabassol, je ne
suis pas plus avancé que tout à
l'heure, rayons le nom d'Anna Grog.
Eh bien? Et le signe particulier de Blanche de Travers? demanda-t-il à La-
costade.
— Ah, mon bon ! signe particulier : quatre escaliers de service ! Beaucoup
de qualités, Blanche de Travers, mais trop d'escaliers de service!... j'en dé-
couvre un, je me doutais bien de son existence, car je suis plein de philosophie
et je n'ai pas des exigences féroces ! — Cependant je fais une scène pour sauver
les apparences. - Bon ! sacrebleu, huit jours après, j'en découvre un second !
nouvelle scène, je fais appel à toute ma philosophie et je pardonne. Troisième
escalier! ah mais! il faut se montrer... Blanche de Travers se traîne à mes
pieds... je tolère ! Quatrième escalier l je fulmine ! je fais explosion., . je passe
131
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
one revue détaillée de toule la maison! Ah, mon ami! une maison mieux
machinée qu'un théâtre, des placards, des petits couloirs dissimulés, etc., etc.
Les propriétaires bâtissent maintenant des maisons machinées pour belles
petites, comme on bâtit des cages vitrées pour les peintres ! C'est dégoûtant!
Scène dernière avec Blanche de Travers:— Ah çà! m'écriai-je, puisqu'il y a
tant de portes secrètes, pourquoi me faire payer à moi seul toutes les factures ?. . .
Que diable ! si je n'ai que dix pour cent de fidélité, je ne veux pas qu'on m'en
compte davantage... Et je rompis ! il y a cinq mois de ça et je ne le regrette
pas, car...
— Car, fit Pontbuzaud, elle est remplacée par une belle petite que ce cachot
tier de Lacostade se garde bien de nous faire connaître...
Les six gommeux.
— Bon ! pensa Cabassol, Blanche de Travers est à rayer aussi. .. — Voyons,
dit-il tout haut, voyons maintenant le signe particulier de la blonde d'Argy
que notre indiscret ami Bisseco va nous révéler?
— Son signe particulier?... trop d'expansion ! voilà! la blonde d'Argy est
tout cœur, tout feu, tout flamme; quand elle aime quelqu'un, c'est avec tant
d'ardeur, qu'elle veut aussitôt qu'il soit l'ami de tous les autres... car il y a
des autres aussi... Elle vous présente, elle vous réunit, elle vous jette dans les
bras les uns des autres, que c'en est vraiment gênant! Au commencement
on est étonné, mais ça finit par être désagréable de s'entendre dire à chaque
instant :
— Mon cher bon, permettez-moi de vous présenter le baron de.. . trois étoi-
les, un de mes bons amis! ou : — Permettez-moi de vous présenter mon ami...
chose, ou: — Mon cher loulou, donnez une poignée de main à M... machin
que je vous présente, c'est un ami!... Aussi nous sommes brouillés depuis quatre
mois et demi, elle dit partout que je suis un mauvais cœur, un être dénaturé,
mais ça m'est égal...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
135
— Oui, une autre infante, n'est-ce pas? fit Lacostade, une mystérieuse
infante à laquelle tu refuses de nous présenter...
— Rayons encore la blonde d'Argy, se dit Cabassol, il faut chercher
encore... Et vous, mon cher Saint-Tropez, allez vous faire des révélations sur
Marie Colonel?
— Ah I bien facilement ; signe particulier : Ordre et régularité, ordre
parfait dans la maison, régularité dans les heures de service. Hôtel admirable-
ment tenu, domestiques intelligents et bien stylés. Jamais de collisions dans les
escaliers : là le numéro 1 ne connaît pas le numéro 2, et le numéro 2 ignore
Les six gommeux au Cirque.
jusqu'à l'existence des numéros 3, 4, 5 et suivants s'il y en a. — Marie Colonel
divise ses troupes en quatre corps : Saint-Cyr, composé des aspirants, l'armée
active, la réserve et la territoriale. Chaque enrôlé passe successivement dans
chacun des quatre corps...
— Et duquel faites-voua partie? demanda Cabassol.
— Hélas, mon pauvre ami, pas même de la territoriale, j'ai été réformé il y
a trois mois... Congé de réforme en règle, jamais je ne serai rappelé sous les
drapeaux ! Vous ne connaissez pas mon infirmité? un conseil judiciaire infligé
par une famille barbare ! Quand j'ai obtenu cette triste distinction, je suis allé
en faire part à Marie Colonel... Je pensais recevoir de chaudes consolations, je
m'attendais à une scène pathétique, à des baisers mêlés de larmes... Car ce
conseil judiciaire, je l'avais gagné sous son règne et grâce à elle... et...
136 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Et?...
— Et pas du tout, elle me flanqua tout de suite à la porte!
— 0 désespoir !
— Reformé depuis trois moisi...
— Allons bon ! pensa Cabassol, rayons le nom de Marie Colonel, je ne
saurai rien aujourd'hui I
— Mon ami ! s'écria Bezucheux en s'adressant à Saint-Tropez, nous savons
pourquoi tu prends si tranquillement ton malheur les consolations que
Marie Colonel te refusait, tu te les fais offrir par une autre, par une beauté
mystérieuse, une femme du monde, que tu vas voir enveloppé dans un man-
teau couleur de muraille.
Cabassol désolé de n'avoir pu tirer aucun renseignement de la conver-
sation qu'il avait amenée, se plongea dans les délices d'un pur havane et ne
dit plus un mot.
En revenant le soir il dût s'avouer que la journée avait été entièrement
perdue pour la succession Badinard. Nul indice n'était venu l'éclairer sur les
affaires de cœur des cinq gommeux, ses nouveaux amis. Tout ce qu'il pût saisir
d'intéressant, fut un court dialogue entre Bezucheux et l'un des cinq.
— Mon petit vieux! disait Bezucheux de la Fricottière, tu sais, j'ai le culte
de l'amitié, mais je n'y crois pas '
— Bah!
— Oui, ainsi Caroline, tu te souviens de Caroline? je lui avais été présenté
par un ami. Eh bien, je l'enlevai à cet ami ! Jeanne,... pas celle de l'histoire de
France, une autre, tu sais,... eh bien, je la chipai aussi à un ami ! Antonia,
idem, à un vieil ami encore ! tu vois que je suis payé pour ne pas croire
à l'amitié...
— Où veux-tu en venir avec tes théories empreintes d'un scepticisme
désolant ?
— A ceci, mon ami : c'est que je soupçonne Lacostade d'avoir des visées
sur l'ange de mes rêves. Il ne la connaît pas, mais il sait que j'ai du goût, et
il rôde autour de moi pour arriver d'abord à connaître cet ange, une femme
du monde, mon bon, et ensuite à me la squtirer! Or, ce que je te de-
mande, c'est d'avoir l'extrême obligeance de garder à vue mon Lacostade, de
façon à l'empêcher de m'emboîter le pas tout à l'heure, quand je vais filer
en grande vitesse vers l'hôtel de mon adorée. Comprends-tu ?
— Comment donc ! sois tranquille, mon petit Bezucheux, Lacostade ne
bougr-ra^pas, nous allons lui faire tailler un bac de longueur... jusqu'à six
heures du matin. Ça te suffit-il ?
— Parfait, mon bon I
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 18.
La charmante Tulipfa Balagny.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
139
IX
Pures amours enveloppées dans l'ombre et le mystère. — Cabassol perd son temps
Les faux pickpockets de Manille.
^
Cabassol ne quittait plus ses nouveaux amis. La société des cinq gommeux
comptait maintenant six membres. Cabassol déjeunait avec eux, dînait avec
eux, soupait avec eux. Il courait en leur compagnie les petits théâtres et les
skatings; on les voyait ensemble à cheval au Bois, dans la grande avenue
des Champs-Elysées où parfois Cabassol
croisait madame la vicomtesse de Champ-
badour qui rougissait à sa vue. Sur le
boulevard par les belles après-midi de
soleil, on voyait au café Riche une ran-
gée de six gommeux assis devant six
chartreuses en suçant la pomme de
leurs cannes. Les soirs de première,
aux Variétés, aux Nouveautés, à la Re-
naissance, six fauteuils de premier rang
étaient occupés par six gommeux, abso-
lument semblables de tournure des pieds
à la tête.
Le samedi, au Cirque, les écuyères
pouvaient remarquer le groupe des six
gommeux, opérant avec ensemble, tan-
tôt assis, le lorgnon fixé sur leurs gra-
cieux exercices et tantôt debout à l'en-
trée de la piste pour les applaudir à leur sortie.
Au cercle des Poires tapées, Cabassol taillait des bacs avec fureur en com-
pagnie de ses amis; il allait avec eux aux courses, aux Folies-Bergère, à
Mabille et aux kermesses de charité.
Et tout cela inutilement. Jamais conspirateurs obligés de fuir les sbires,
jamais Roméos forcés de dérouter des pères, des frères ou des oncles farou-
ches ne s'étaient autant enveloppés de mystère. Les cinq gommeux étaient
impénétrables. Cabassol en était venu à cette conclusion que ses amis, trop
fortement étrillés par les belles-petites, s'étaient tournés d'un autre côté. Ils
devaient aimer des femmes du monde plus ou moins mariées.
De temps en temps, Cabassol avait recueilli des indices. Il avait entendu
un jour Lacostade dire mystérieusement à Bezucheux :
Au grand prix.
140
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Jeune de la Fricottière, descendant de vingt générations de fricoteurs,
je fais appel à ton amitié.
— Dis vite, mon cœur bat frénétique-
ment à ton appel. De quoi s'agit-il?
— Je vais voir ma femme du monde.
Je ne te dirai pas son nom, tu abuserais
de ma confidence. Je te dirai seulement
qu'elle est folle de moi. Amour pur, mon
bon! Et des transports à ma seule vue!
Vrai, je ne me croyais pas encore autant
de prestige I Je me défie de Saint-Tropez ;
le pauvre garçon avec son conseil judi-
ciaire n'a plus beaucoup de succès près
des dames, il doit chercher à se rattra-
per sur les amis... je n'ai pas le courage
de l'en blâmer, mais...
— Mais?
— M^is ça m'embête î... jeté demande
simplement, ô Bezucheux, de veiller sur
ma tranquillité comme un frère, et d'em-
pêcher Saint-Tropez de se lancer sur mes
traces pour découvrir l'asile de ma bien-aimée.
— Mon ami, compte sur moi! Moi aussi, je suis aimé, moi aussi je tiens à
la tranquillité ! à charge de revanche, j'empêcherai Saint-Tropez de te faire
de la peine, nous le garderons au cercle jusqu'à six heures du matin. Ça te
suffit-il?
— Amplement.
Merci, digne ami !
merci, Castor!
merci, Pylade!
Une autre fois,
ce fut Saint-Tro-
pez qu'il entendit
faire des recom-
mandations à La-
costade. C'était au
cercle des Poires au giaad prix.
tapées, un soir de mai.
— Mon cher ami, disait Saint-Tropez, admirez-moi ! malgré mon conseil
judiciaire, on m'aime... presque pour moi-même!
Sur la piste.
Au grand prix.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
141
— Fichtre, mon gaillard 1 Recevez mes félicitations I
— Mais il y a une ombre à mon
bonheur : on veut le trancher dans
sa fleuri Et qui? qui? qui? qui? Je
vous le demande?
— Est-ce que je sais, moi ?
— Qui? parbleu, un ami! Oui,
digne Lacostade, antique cuirassier,
homme de fer, cœur de bronze, no-
ble et vertueux camarade, un ami,
un vieil ami ! Ce serpent s'appelle
Pontbiizaud, je l'ai rencontré l'autre
soir comme il se glissait subreptice-
ment dans l'ombre sur mes pas...
Oui, de ma suite, ami, de ma suite,
il en est!... Comprends-tu cet acte
de haute trahison? il me suivait évi-
demment pour voir où j'allais porter
mes pas ; il cherchait à connaître la
demeure de celle qui m'aime d'un
ardent et pur amour, pour me la
souffler, le misérable !...
— Et qu'as-tu fait ?
— Ce aue j'ai fait? Moi. malin, au lieu d'aller chez elle, j'ai fait le sacrifice
d'une soirée d'amour et, pour le dépister, je me suis lancé au pas de course
dans une excursion formi-
dable...
— Et il t'a suivi?
— Je l'ai perdu de vue
tout de suite, mais je pense
bien qu'il était derrière moi.
Aussi je l'ai promené toute
la nuit, des Champs-Elysées
à Grenelle, puis par le fau-
bourg Saint - Germain , le
boulevard du même nom,
jusqu'au Jardin des plantes ;
j'ai passé la Seine, j'ai pris le boulevard à la Bastille et je l'ai suivi jusqu'à la
Madeleine ; de là, pour achever de le dérouter, jeTai conduit par le boulevard
Haussmann et le boulevard Malesherbes, jusqu'à l'Arc de Triomphe, et là, j'ai
Enceinte du pesage.
Au grand prix.
Au grand prix.
U2 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
disparu adroitement on sautant dans une voiture qui m'a ramené chez moi,
éreinté. mais triomphant !
— Sacrebleu, quelle course !
— Oui, et tu comprends, mon doux ami, que je ne pourrais vraiment pas
recommencer ça souvent. Veux-tu me rendre un service?
— Ah mais, tu ne vas pas me demander de me promener pour toi?
— Non, quelque chose de plus simple, tu vas t'attabler avec Pontbuzaud,
à la table du bac et le tenir pendant que je vais filer... veux-tu?
— Comment donc ! mon ami, compte sur moi. Pontbuzaud ne bougera
pas d'ici, je le tuerais plutôt !
— Merci ! je pars tranquille !
Enfin à quelques pas de là, Gabassol entendit Pontbuzaud glisser à son
tour quelques recommandations à Bisseco.
— Bisseco, mon bon, j'ai des chagrins ! disait Pontbuzaud, je suis désolé,
désenchanté, abreuvé d'amertume...
— Mon pauvre ami! tu as des contrariétés avec les huissiers?
— Pis que cela, mon bon !
— Il n'y a rien de pire que cela! s'il ne s'agit pas d'huissiers, je supprime
les gémissements auxquels j'allais me livrer... Ça ne sera rien, ça passera!
De quels chagrins s'agit-il ?
— De chagrins d'amour!
— Ça ne m'étonne pas, ce n'est pas pour te flatter, mais tu n'as pas une
tête à avoir du bonheur en amour... ça n'est pas ta faute ! sois fort, drape-toi
dans un indiflerentisme forcené, c'est plus sain que de se tourmenter parce
que celle que tu aimes te trompe !
— Tu vas trop loin, Bisseco!... tu outrages un ange! C'est toi qui te
trompes, car on ne me trompe pas. Ah! je suis bien tranquille là-dessus;
seulement je prends des précautions, car je ne suis pas un homme à défier
les dieux. Mes chagrins viennent de ceci : j'aime, on m'aime, nous nous
aimons, mais un faux ami, un misérable cherche à jouer dans mon Éden le
rôle du serpent tentateur. Heureusement j'ai du flair et de l'œil, j'ai deviné
son plan et je déjouerai ses manœuvres.
— Mais c'est un drame ce que tu me racontes-là !
— Un effroyable drame, mon ami ! l'héroïne innocente et persécutée, je
ne te dirai pas son nom, le jeune premier c'est moi, et le traître, c'est Lacos-
tade 1 je devrais dire l'aspirant traître, car grâce à mon habileté, j'ai déjoué
ses machinations." Il n'est pas encore parvenu à découvrir l'innocente bergère
qu'il brûle de croquer à ma barbe, mais il s'attache à mes pas pour arriver
jusqu'à elle ! c'est abominable ! Alors... tu me suis?
1 —
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
143
— Ce que tu me racontes est trop palpitant pour que j'aie des distractions,
je te suis... continue!...
— Alors pour lui faire perdre mes traces, je suis forcé de prendre des
précautions de Peau-Rouge. Voilà ce que je fais lorsque l'amour m'appelle :
je prends une voiture, et devine ou je vais?
— Dame ! chez ta belle, en brûlant le pavé !
— Naïf enfant ! je ne vais pas chez ma belle, car je suis sûr que Lacostade
me guette, je ne le vois pas, mais j'en suis sûr, — je vais au chemin de fer
de ceinture et je prends le premier train dans l'un ou l'autre sens, je fais le
tour de Paris, une fois, quelquefois deux, et dès que je pense "Lacostade suffi-
samment dépisté, je descends à la première gare, je saule dans un fiacre et
j'arrive chez mon ange !
On avait été baiser la main de Lucy Carramba et autres.
— Ouf ! fit Bisseco.
— Ouf, tu l'as dit I ça devient monotone à la fin, voilà trois mille lieues,
douze mille kilomètres que je fais ainsi depuis moins de trois mois! au lieu
de voyager en tournant toujours en rond, si j'avais fait ces 12,000 kilomètres
en ligne droite, je serais maintenant au pôle Nord, j'aurais découvert des îles
auxquelles j'aurais donné le nom que je tiens de mes aïeux, j'écrirais des
relations pour le Journal des Voyages, je serais un grand homme ! Mais voilà
je les ai faits en rond... enfin j'en ai assez, mon abonnement au chemin de
fer de ceinture m'ennuie absolument, il vole trop de temps à mon amour...
j'ai donc pensé à toi...
— Pour quoi faire?
— Ceci tout simplement : pour retenir Lacostade et pour l'empêcher de
courir derrière moi à la recherche de mon idole. Tu vas me jurer de la façon
la plus solennelle, sur le blason de ta famille, sur l'âme de tes ancêtres, de
retenir ici par tous les moyens notre ami Lacostade, l'aspirant" serpent de
mon Eden !
144
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Je le jure !
Le temps passait et Cabassol n'avançait pas dans son entreprise. Ces cinq
vengeances qu'il se flattait d'enlever avec rapidité reculaient sans cesse
devant lui, sans qu'il lui fût possible de tenter même un commencement
d'hostilités.
— Ça ne peut pas durer comme cela, se disait Cabassol ; du haut du ciel
Badinard va se moquer de moi.
Le jour du grand prix de Paris étant arrivé, la bande des six gommeux
n'avait pas manqué cette solennité. Cabassol avait consciencieusement
emboîté le pas tie Bezucheux do la Fricottière ; il avait exploré l'enceinte du
pesage dans l'espoir d'y découvrir la
femme du monde de son ami; il avait
perdu deux cents louis en pariant
pour Pistache, et Bezucheux en avait
gagné autant en se rangeant du côté
de Bats-la-Breloque, cheval français
vainqueur du grand prix. Ce triom-
phe national remporté sur le cheval
de la perfide Albion avait électrisé
tous les cœurs : Bezucheux, Pont-
buzaud, Lacostade, Bisseco et Saint-
Tropez avaient été fraterniser avec
les belles-petites qui remplissaient de
leurs toilettes étincelantes, de leurs
immenses chapeaux fleuris et empa-
nachés, de leurs traînes, de leurs dentelles et de leurs éventails, les innom-
brables voitures serrées le long de la piste. On avait rencontré là mainte
charmante figure de connaissance, on avait oublié d'anciens griefs, on avait
été baiser la main de Lucy Carramba, de Blanche de Travers et d'autres an-
ciennes passions, on avait salué quelques aimables belles auxquelles on avait
été plus ou moins présenté. ,
Une charmante blonde, indolemment couchée dans un huit-ressorts, avait
reçu de la bande le discret hommage d'un coup de chapeau unanime.
— Qui est-ce? demanda Cabassol.
— Nous l'avons déjà rencontrée plusieurs fois, répondit Bezucheux, c'est
Tulipia Balagny, charmante, charmante, mais trop bien gardée ! Rien à faire
de ce côté, mon bon !
Le soir de ce jour mémorable du grand prix, on fêtait à Mabille la victoire
de Bals-la-Breloque. Nos six gommeux ne pouvaient y manquer.
Cabassol était venu avec une idée arrêtée. Lorsque l'un de ses amis, n'im-
Au grand prix.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
145
porte lequel, s'éclipserait mystérieusement, comme cela continuait à arriver
souvent, il abandonnerait les autres et se lancerait sur ses traces pour tâcher
de découvrir quelque chose.
Il ne se doutait pas que depuis de lon-
gues semaines ses moindres démarches
étaient épiées et que ce jour-là même la
surveillance occulte dont il était l'objet se
resserrait particulièrement. Que l'on se ras-
sure, la police n'était pour rien dans cet
espionnage, Cabassol était tout simplement
filé par l'ŒIL, la toute puissante com-
pagnie d'assurances conjugales qui déjà
avait détourné les foudres du vengeur de
Badinard, de la tête assurée de M. le vi
comte de Champbadour.
L'inspecteur de I'OEil surveil-
lait donc Cabassol depuis le jour
où notre ami, après
avoir si malheureu-
sement échoué près
de Mme de Champba-
dour, avait dirigé ses
batteries d'un
autre côté.
Tulipia au grand prix.
Liv. 19.
146 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
L'assemblée était houleuse, le. jardin étail bonde, on tournait en corde
sons les palmiers de zinc autour de l'orchestre, les coudes serrés. Au centre
quelques dames Levaient La jambe sans conviction. Des groupes d'Anglais en
veston raye, la Lorgnette en bandoulière, déblatéraient contre Bat-la-Bre-
fo^ue; dans les bosquets déjeunes sportm en imitaient spirituellement des cria
d'animaux. Des dames charmantes., mais qui paraissaient avoir un peu bu,
riaient aux éclats dans des coins où l'on se bousculait fort. — Nos amis
s'étaient naturellement faufilés au centre d'un de ces groupes tumultueux. -~
Cabassol avait l'œil sur tous et sur chacun, et derrière lui l'inspecteur de
L'Œil ne perdait pas un de ses mouvements.
Tout à coup, Cabassol vit sur la droite Bezucheux abandonner le bras de
ses amis et se glisser tout doucement derrière un énorme Anglais. Au même
instant, sur la gauche, Bisseco, par une adroite manœuvre, se détacha de la
bande et disparut derrière un autre insulaire. Lequel suivre? Gabassol n'eut
pas le temps de se décider, il vit Saint-Tropez tourner autour d'un groupe et
se perdre dans le noir, puis Lacostade se détacher adroitement de Pont-
Buzaud et filer dans un massif pendant que Pont-Buzaud tournait court et se
dirigeait vers la sortie.
- Gabassol s'élança. L'inspecteur s'élança derrière Cabassol. Ges mouve-
ments simultanés produisirent un certain désordre dans la foule internatio-
nale ; quelques sportmen décavés en profitèrent pour pousser des hurlements
et des coups de sifflets à l'adresse de Bat-la-Breloque et plusieurs pickpockets
trouvant l'occasion belle pour travailler, enlevèrent quelques montres et plu-
sieurs portefeuilles.
Mais un jeune débutant inexpérimenté ayant eu la maladresse de se
Laisser prendre avec quatre montres à la main, le cri : Enlevez les pick-
pockets ! retentit de plusieurs côtés et une forte bousculade se produisit.
Bezucheux, Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et Pont-Buzaud filant vers
la -ortie avec des allures légèrement mystérieuses, que pouvait faire Ja garde
qui veille à la porte de l'avenue Montaigne, sinon prendre nos pauvres amis
pour les pickpockets signalés dans le jardin? La garde u'y manqua pas et
Les arrêta d'une main ferme. Gabassol, qui arrivait derrière eux avec les mêmes
allures, eut le même sort; il fut appréhendé au corps de la même façon, et
conduit au poste pur un- inflexible brigadier qui ne voulut entendre aucune
protestation:
L'inspecteur de I'GEil avait tout vu. 11 sourit de la méprise des agents de
la force publique, mais ne vint pas au secours des infortunés jeunes gens.
Il laissa même échapper un geste équivoque, dans lequel un esprit prévenu
aurait pu voir une nuance de satisfaction; puis, d'un pas calme.el tranquille,
il franchit le* grilles de Mabille-et se perdit dans l'obscurité.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
147
Interrogatoires. — Horribles découvertes. — Les cinq clefs à faveurs roses. — Invasion
nocturne et nouvelle découverte non moins horrible que les autres.
Cependant Cabassol, Bezucheux, Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et
Pontbuzaud étaient, malgré leurs protestations indignées, conduits sous bonne
escorte au plus voisin commissariat de police, où, dès leur arrivée, un secré-
taire à moitié endormi procéda à l'interrogatoire de rigueur.
— Des pick-pockets, bon, je connais ça! murmura le secrétaire en bâil-
lant, vous vous appelez Smith? Ils s'appellent tous Smith !...
— Non, fit Bezucheux étonné.
— Brown, alors?
— Non, je m'appelle Gontran Bezucheux de la Fricottière, rentier, et je
m'étonne...
— Ça m'étonne aussi, répondit le secrétaire.
— Et vous? reprit-il en s'adressant à Saint-Tropez, Smith? Brown?
— Non, Jules de Saint-Tropez, rentier.
— Bon, alors vous ne vous appelez ni Smith ni Brown,... vous cachez
votre jeu ! Vous n'avouez pas?
— Nous n'avouons pas... qu'est-ce qu'il faut avouer?
148 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Voyons, vous êtes pris, il est inutile de faire des manières, ça ne ren-
drait pas votre affaire meilleure, au contraire.... il y a flagrant délit 1
— Gomment, il y a flagrant délit 1
— Vous pickpockettiez, quand on vous a arrêté...
— Nous pickpockettions ! S'écrièrent à la fois les six gommeux avec un
éclat de rire.
— Les agents vous ont arrêtés comme vous filiez dans les massifs... on va
vous fouiller; si j'ai un conseil à vous donner, c'est d'avouer pour que ce
soit plus vite fini.
Malgré les protestations des infortunés soupçonnés de pickpockétisme,
les agents qui les avaient arrêtés se mirent en devoir de procéder à une per-
quisition dans toutes les poches.
— Où avez-vous volé cette montre? dit sévèrement le secrétaire en s'adres-
sant à Bezucheux.
— Chez un bijoutier 1 répondit Bezucheux, mais tenez, voici nos cartes,
vous voyez bien : Bezucheux de la Fricottière, ancien sous-préfet... Marius
Bisseco, capitaine Lacostade...
— Ce sont vos pseudonymes, puisque vous persistez à soutenir que vous
ne vous appelez ni Smith, ni Brown...
— Vous avez nos portefeuilles entre les mains, vous allez y trouver des
lettres...
Le secrétaire ouvrit le portefeuille de Bezucheux et trouva quelques
adresses...
— Hum... M. de la Fricottière, rue... en effet... enfin, nous allons voir...
Tiens, une clef"? pourquoi une clef dans un portefeuille ?
Le secrétaire avait tiré de la dernière poche une délicate petite clef ornée
d'une faveur rose.
— Monsieur, laissez cette clef, je ne l'ai pas volée, elle me vient d'une
dame qui veut bien avoir quelques bontés pour moi... Contentez-vous de
cela, vous pensez bien que je n'ai pas le droit de la compromettre !
Cabassol remarqua, sans trop y attacher d'importance, que la vue de la
clef de Bezucheux avait produit un singulier effet sur ses compagnons d'in"
fortune. Le lorgnon braqué sur le bureau du commissaire, ils examinaient
la clef à faveur rose en donnant des marques d'inquiétude.
Le secrétaire passant à l'inventaire du portefeuille de Lacostade, en tira
une liasse de papiers...
— Ne touchez pas aux lettres ! s'écria Lacostade, regardez seulement les
adresses Ce sont des lettres de femmes du monde et si des indiscrétions
venaient à être commises, je vous rendrais responsable des malheurs qui
pourraient arriver!...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
149
— Bon, voici un papier timbré... bonne référence... Voyons?... commande-
ment à monsieur Maxime Lacostade excellent, je vois que vous ne vous
appelez pas Smith. Gomment, encore une clef!
Le secrétaire venait de tirer du portefeuille une clef à faveur rose exacte-
ment semblable à celle de Bezucheux.
Étrange ! même ruban, même dessin...
Lacostade et Bezucheux se regardaient avec des yeux furibonds. Gabassol
commençait à s'intéresser puissamment à l'aventure et à ne plus regretter
autant que ses amis et lui eussent été pris pour des pickpockets.
— Oh ! oh! poursuivit le secrétaire en interrogeant l'intérieur du porte-
feuille de Pontbuzaud, oh! oh! une troisième clef !
Arrestation de Bezucheux.
Lacostade et Bezucheux cessèrent de se foudroyer du regard pour accabler
M. Pontbuzaud de regards chargés d'indignation. Gabassol regardait de tous
ses yeux, il lui parut étrange de voir Saint-Tropez ainsi que Marius Bisseco
aussi troublés et aussi furieux que Lacostade et Bezucheux.
— Oh! oh! fit-il avec le secrétaire, serais-je sur la piste de quelque chose
d'intéressant pour feu Badinard?
— Oh ! oh ! fit le secrétaire, oh ! oh! une quatrième clef! Oh ! oh ! une
cinquième clef! ! !
150 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
La quatrième et la cinquième clef venaienl d'être découvertes dans les
profondeurs du portefeuille de Saint-Tropez et de Bisseco. Le carnet de
Qabassol, au grand étonnement du secrétaire, ne renfermait aucune clef à
laveur n>>e; quand il annonça ce résultai négatif, Gabassol crut entendre
cinq soupirs de soulagement sortir de la poitrine de ses amis.
— Ça devient louche, très louche! dit enfin le secrétaire, rubans absolu-
ment pareils, clefs idem c'est étrange jolies petites clefs de sûreté...
— Ob oui, de sûreté ! firent en Chœur les cinq infortunés.
— Enfin, prétendez-vous encore, monsieur de la Fricottière, que voire
clef à faveur rose vous a été confiée par une femme du monde qui vous accor-
dait les siennes... de faveurs?
— Monsieur Lacostade, s'écria Bezucbeux sans répondre au secrétaire,
monsieur de Saint-Tropez! monsieur Bisseco! monsieur Pontbuzaud !... l'indi"
gnation m'étreint à la gorge j'éclate à la fin je fulmine ! Vous me
trompiez !
— Monsieur de la Fricottière, j'éclate aussi! vous me trompiez également!
répondît Lacostade.
— Indignes amis, c'est ainsi que vous entendez le culte de l'amitié! tenez,
seul. Gabassol est un véritable ami, il n'avait pas de clef, lui ! il se ferait scru-
pule, lui. de faire de la peine à un ami ! Gabassol, je te vénère !
Et Bezucheux de la Fricottière serra énergiquement la main de Gabassol.
— Ainsi donc, reprit lacostade, ta femme du monde, c'était...
— Et la tienne, ta mystérieuse beauté, c'était... et l'aimée de Pontbuzaud
•■t l'infante de Saint-Tropez et la belle-petite de Bisseco... c'était... oh ! l'ami-
tié est un vain mot ; je n'y croyais pas du tout, mais j'y croirai moins
encore, maintenant... Ce que je trouve horrible, monsieur Lacostade, c'est
que, lorsque vous alliez la voir, vous vous adressiez à moi pour me prier de
veiller sur votre tranquillité en empêchant Saint-Tropez de vous suivre!
— Et toi. s'écria Saint-Tropez, et toi, affreux la Fricottière, lorsque tu
comptai- )•■ -<Tvir de ta petite clef à faveur rose pour aller roucouler
aux pieds de la traîtresse... de celle que tu nous donnais pour une femme du
monde en puissance de mari, tu t'adressais à moi pour empêcher Lacostade
de se jeter sur tes pas L..Et moi, moi, amant infortuné, amant berné, bafoué...
moi. bête, moi pur, moi loyal, je passais mes nuits sur la table de baccarat
du cercle des Poires tapées, pour y retenir Lacostade... je perdais <\c>
sommes.*, enfin, came coûtait horriblement cher de t'aider à me tromper et
j'attrapais des migraines formidable- !...
— Petit serpent de Saint-Tropez, je te conseille de parler, interrompit
stade, tu te plains, misérable, et comment te conduisais-tu avec les cama-
rades?... de quelle manière entendais-tu les devoirs sacrésde l'amitié?... Ah !
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
151
tu récrimines, serpent? Eh bien, je vais récriminer aussi, criminel ! te sou-
viens-tu des soirs où tu me prenais à part en m'appelant vieil ami, noble et
vertueux cuirassier, pour me demander de veiller sur ton repos comme un
frère et d'empêcher, par tous les moyens possibles, Pontbuzaud de te suivie ?
Je ne me doutais pas que pendant, que je m'embêtais consciencieusement avec
Pontbuzaud qui a la conversation lugubre, — car il a la conversation lu-
gubre, on ne peut pas le nier, — tu te glissais en toute sécurité dans certain
boudoir rose dont je croyais être le seul à posséder la clef.
— Pontbuzaud a la conversation lugubre, dit amèrement Bisseco, cela
n'empêche pas que certaine dame trouvait du charme à son éloquence... à
notre détriment... mais ce qui me semble assez peu délicat, c'est que ce
lugubre Pontbuzaud venait me parler continuellement à moi de ses chagrina
Les cinq clefs.
d'amour, et qu'il faisait appel à mon amitié pour l'aider à protéger la vertu de
la belle contre les embûches dressées par Lacostade ! ! !... Moi, homme délicat
et discret, je ne lui demandais même pas le petit nom de cette vertueuse per-
sonne et deux jours par semaine je montais la garde autour de Lacostade
pendant que Pontbuzaud, qui a la conversation lugubre avec nous, s'en allait
conter des douceurs poétiques à celle que... qui...
— Mais alors la noirceur de Pontbuzaud dépasse tout ce que l'imagination
d'un homme ordinaire peut concevoir! Voyons, Bisseco m'apprend que deux
fois par semaine Pontbuzaud le priait de me garder à vue pour m'empêcher
également de le gêner dans ses aventures amoureuses... et nous nous gardions
mutuellement... Ce Pontbuzaud lugubre est un Machiavel!
— Moi, reprit Bisseco, je n'ai rien à me reprocher, je n'ai fait poser per-
Bonne... malheureusement!... mais je me souviens avec beaucoup d'amertume
que, de temps en temps, lorsque je poétisais, le cœur rempli de bleu onde rose,
comme voua voudrez., aux pieds de ma traîtresse, dans ce petit boudoir
dont je crois au moins inutile de vous taire la description, ladite traîtresse me
disait tout à coup de Sfl VOiX douée : Marins, mon petit Beco, j'attends ma mar-
raine, c'est une sainte femme, tant pas qu'elle te trouve ici, tu comprends ?...
Je croyais comprendre, je pensais que celte marraine intempestive était un
vieuK et gros banquier quelconque... et je filais par le petit escalier !... et
c'était Bezûcheux !...
— Permets, mon ami. n'affirme pas à la légère! le lundi, c'était moi, mais
Les autres jours, je n'étais pour rien dans tes chagrins!...
— Soit, c'était Lacostade... ou Pontbuzaud... ou Saint-Tropez!... Il n'en
B>1 pas moins vrai...
— Assez ! Toutes ces explications me paraissent louches, interrompit Le
secrétaire du bureau de police, qui avait déjà donné de nombreuses mar-
ques d'impatience, très louches même!... «
— Sans doute c'est louche, s'écria Bezûcheux, c'est une situation inextri-
cable : je trompais, on me trompait, nous nous trompions.
— Alors vous prétendez que ces clefs vous viennent d'une certaine dame
du monde?...
— Qne la discrétion nous défendrait presque de nommer, s'il y avait encore
des ménagements à garder; messieurs, y a-t-il encore des ménagements à garder?
— Il n'y en a plus, répondirent d'une seule voix Lacostade et les autres.
— Alors dites-moi son nom? reprit le secrétaire.
Bezûcheux se pencha vers le secrétaire et lui murmura un nom à l'oreille.
— Bon, fit le secrétaire.
Lacostade et Les autres s'approchèrent àleur tour et parlèrent également à
l'oreille du secrétaire de la police. Gabassol très intrigué, pencha vivement la
tète pour tâcher de recueillir ce nom mystérieux au passage.
— Hue? demanda le secrétaire.
— Hue de Miiomesnil, 35 bis.
— Bon, c'est ce que non- allons vérifier, lit le secrétaire. Je reconnais
qu'il ne s'élève contre vous que des charges légères et je commence à croire,
messieurs, que vous êtes victimes d'une fatale méprise... On doit s'être trompé
wi vous accusant de pickpockétisme... et puis, le récit de vos malheurs m'a
sensiblement attendri... je prends sur moi de ne pas réveiller monsieur le
commissaire; la rue de MiromeWl est tout à côté et je vais vérifier immé-
diatement la véracité de vos dires.
— Allons-y tous ensemble ! lit Bezûcheux.
— C'e-t e-da. allons confondre la coupable! s'écrièrent les autres, nous
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 20.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
155
nous expliquerons demain, aujourd'hui soyons tout à la vengeance»
— Tout à la vengeance!
— Soit, fit le secrétaire; vous avez les cinq clefs, nous pénétrerons chez la
dame...
— Eh bien, et moi? demanda Gabassol, je n'avais pas de clef, moi, je ne
fais pas partie de votre société... secrète, mais je demande à être de l'expédi-
tion... mais auparavant, dites-moi au moins le nom de la femme du monde
dont vous venez de découvrir la trahison d'une façon aussi singulière... dites-
moi le nom de la perfide?
V£
Et moi, bête, je montais la garde.
— Son nom ne souillera plus mes lèvres, fit Bezucheux, ni, ni, c'est fini !
Je vais te la foudroyer tout à l'heure ! Demande à M. le commissaire, si tu veux I
Je te dirai seulement ses initiales : T. B.
— Tulipia Balagny ! ! ! acheva le secrétaire.
— Quoi, Tulipia Balagny, la belle Tulipia, la charmante Tulipia, que
nous rencontrions si souvent et que vous me disiez absorbée par une pas-
sion unique et folle, une passion effroyable, Tulipia Balagny, enfin, re-
marquable par ce signe particulier : fidélité étourdissante]
■ — Elle-même ! 1 !
Deux fiacres appelés par un agent, emmenèrent Cabassol, le secrétaire du
commissaire et les cinq victimes de Tulipia. En route, Bezucheux et les
autres reprirent leurs récriminations.
156 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Je comprends maintenant, dit tristement Bezucheux, par suite de quelle
méprise je reçus un jour, moi qui m'appelle Contran, un de ces billets
charmants qu'elle écrit si bien, car elle a un style que je qualifierai d'en-
tlammé...
— Je sais, dit Lacostade d'un ton secjje sais,... abrège !
— Nous savons! dirent les autres.
— Je ne dis rien de trop, en affirmant qu'elle a un style délicieux et en-
flammé : Bezuco démon cœur, écrivait-elle ordinairement, mon Bezucof je te...
— Arrête, Bezucheux, tu retournes le fer dans ma plaie, s'écria Lacostade.
— Dans notre plaie, dirent les autres.
— Nous avons reçu tous de ces lettres enflammées 1
— Eh bien, je reçus un jour, reprit Bezucheux, moi qui m'appelle
Gontran, un petit billet commençant par ces mots : Mon petit Jules/ Et quand
je lui demandai une explication, elle me dit que la plume lui avait fourché
et que Jules était le nom d'un oncle vénérable... Horreur, c'était le nom de
Saint-Tropez, notre indigne ami!
— Et moi, s'écria Saint-Tropez, j'ai reçu un jour un billet où elle me
disait : Ce soir, sans faute, je t'attends pour...
— Ne me torture point par des détails! fit Bezucheux, abrège !
— Soit, j'abrège pour ne pas te chagriner! elle terminait ainsi... le temps
va me sembler... etc. je vais compter les minutes, etc., etc.. jusqu'au moment
oh... etc., etc.. J'embrasse bien mon petit Marius. — tulipiaI » Et, tu l'as
dit, je m'appelle Jules!
— Elle pensait à moi, dit Marius Bisseco, elle avait des remords I
— Lorsque je lui témoignai l'étonnement que m'avait causé ce prénom
marseillais et intempestif, elle me répondit : — Tiens je sae suis trompée,
c'est le nom de mon concierge!... Et je la-crus I...
Bisseco bais3a la tête.
— Et dire, reprit Bezucheux, qu'il était entendu que l'on ne devait pas
marcher sur les brisées les uns des autres! 0 amitié tu n'es qu'un mot!
— L'humanité me dégoûte! fit Lacostade.
— Tulipia est un monstre !
Pendant que les cinq malheureux gémissaient ainsi, les voitures arrivaient
rue de Miromesnil et s'arrêtaient à la porte de Tulipia.
— Mon cœur bat à la vue de cette porte, reprit. Bezucheux, je chérissais
la porte, je chérissais la sonnette, je chérissais toute la maison, je vénérais
le concierge pour l'honneur qu'il avait de tirer le cordon à la...
La porte s'ouvrit au coup de sonnette et les visiteurs se trouvèrent dans
un vestibule obscur .Cinq allumettes étincelèrent et cinq petites bougies s'allu-
mèrent dans cinq minuscules lanternes en forme de montres.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
157
— Présent de Tulipia, fit tristement Bezucheux en regardant les bou-
geoirs de ses amis.
— Présent de Tulipia!
Bezucheux, Lacostade et les autres, le bougeoir d'une main et la clef à
faveur rose de l'autre, le suivirent en soupirant.
Sur le deuxième palier, tout le monde s'arrêta.
— Voici la porte!... fit Bezucheux, je vois d'ici la confusion de Tulipia à
notre vue. Ce sera le châtiment! Mon avis est qu'il faut la foudroyer!... Res-
tons unis ce soir pour l'accabler, nous nous expliquerons demain !
— Foudroyons-la!
Nous donnons notre démission de la Société Tulipia and C».
— Je propose, messieurs, dit Lacostade, que, par une ironie cruelle, nous
nous présentions à elle bras dessus, bras dessous, tous les cinq, et que toujours
bras dessus bras dessous, nous lui demandions galamment des nouvelles de
sa chère santé et la permission de lui baiser la main...
— Adopté!
— Si elle ne s'évanouit pas pour de bon à notre apparition, ce sera une
femme de bronze, je le déclare!
— Allons, messieurs, la petite clef?..»
— Entrons! dit résolument Bezucheux, et soyons dignes!
158 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Bezucheux ouvrit brusquement la porte.
— Il y a de la lumière! dit le secrétaire du commissaire.
— Tant mieux!
Les cinq infortunés, bras dessus, bras dessous, tous le bougeoir à la main,
entrèrent dans l'appartement ; une porte s'ouvrit dans le vestibule, une bonne
parut et s'arrêta pétrifiée à la vue des envahisseurs.
— Bonsoir, Julie !... Madame est dans sa chambre ? prononcèrent-ils d'une
même voix sourde, sans s'arrêter.
— Oui... non... n'entrez pas... elle est sortie !... balbutia la bonne.
— Foudroyons ! s'écrièrent-ils.
Et traversant une ou deux pièces, ils ouvrirent brusquement la porte
d'une pièce qu'ils connaissaient bien tous.
Un cri aigu et des bruits de chaises renversées éclatèrent aussitôt.
— Horreur I s'écrièrent les cinq amis en reculant, toujours bras dessus,
bras dessous.
- Qu'est-ce qu'il y a? demanda Gabassol en bousculant légèrement le
secrétaire du commissaire et en repoussant ses amis en avant.
Les cinq malheureux gommeux se séparèrent pour lever les bras en l'air.
— Un sixième larron ! s'écria Cabassol.
La charmante Tulipia, debout devant la cheminée, baissait la lête avec
confusion, mais elle ne s'était pas évanouie. A ses pieds un homme, assis sur
un petit pouf, s'éventait avec son claque pour se donner une contenance.
Sur un guéridon Louis XVI, à côté de Tulipia, un énorme bouquet reposait
près d'un écrin ouvert, dans le velours duquel élincelaient quelques brillants.
Les cinq amants trahis s'étaient remis bras dessus, bras dessous.
— Daignez agréer, madame, prononcèrent-ils de la même voix, nos plus
sincères excuses, si nous arrivons dans un mauvais moment! nous troublons
un aimable tête-à-tête... toutes nos excuses encore une fois... Et nos compli-
ments à monsieur!
Le monsieur continuait à s'éventer et à grimacer avec un sourire de plus
en plus gêné.
— Monsieur neus permettra-t-il de lui demander, reprirent en chœur les
cinq voix, s'il a la clef?
— Quelle clef? demanda le monsieur.
— Nous voyons que monsieur n'est pas encore initié... il n'a pas la clef
réglementaire de la société en commandite Tulipia and C°, il n'a pas la clef.
Monsieur daignerait-il accepter celles-ci?
Et tous les cinq retirèrent leurs bras pour tendre au monsieur les cinq
clefs à faveurs roses.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
150
— Nous prions madame d'agréer nos démissions de sociétaires, reprirent
les cinq amis en se reprenant par le bras.
Cabassol pendant toute cette scène n'avait pu détacher ses yeux de la figure
du sixième larron.
— Où diable ai-je vu cette tête-là? se demandait-il. Je connais ce monsieur,
pourtant... Où l'ai-je rencontré?... Ah!... mais... sacrebleu! c'est le faux gar-
çon de restaurant du Moulin-Rouge» celui qui m'a empêché de... sévir
contre M. Exupère de Champbadour, c'est l'inspecteur de VŒU! ...
Cabassol passa devant ses amis et s'arrêta devant l'inspecteur de Y Œil.
— Bonsoir, monsieur! dit-il, me reconnaissez-vous?
— Parfaitement, monsieur Cabassol.
— Alors, si je ne me trompe... vous êtes ici...
— Pour affaires 1 dit l'inspecteur en s'inclinant.
Coap &> théâtre dramatique.
— Vous comprenez qu'il me faut une explication, je vous trouve sans
cesse devant moi... Souvenez- vous du Moulin-Rouge... et de madame de
Champbadour!... Asseyons nous et causons!
Tulipia avait repris toute son assurance et répondait aux coups d'oeil fou-
droyants de Bezucheux et compagnie par des regards non moins foudroyants
de femme indignement outragée.
160 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Tulipia, femme perfide, recevez nos adieux! déclamèrent les cinq gom-
meux en cliœur.
— Vous êtes des insolents! s'écria-t-elle. Julie, flanquez-moi tout le monde
à la porto !
L'inspecteur de VOEU prit son chapeau et suivit Gabassol et les autres.
— Eh bien, et mon explication, dit Gabassol en route, que faisiez-vous
ici?
Vous vous en doutez. Chargé par la Compagnie d'assurance Y Œil de
préserver M. de Champbadour de... vos entreprises, j'avais appris par la con-
versation de M" Taparelque, pour uneraison quej'ignore, vous aviez à troubler
la tranquillité conjugale ou extraconjugale d'autres personnes... Je vous ai
donc surveillé et j'ai bien vite compris que vos cinq amis étaient menacés.
Vos amis filaient dans l'ombre des amours mystérieuses : je suis intervenu,
comme vous voyez, j'ai découvert avant vous leur secret... un seul secret pu
lieu de cinq. Je devais, ces jours-ci, leur proposer de les assurer à notre com-
pagnie...
— Et en attendant vous...
J'avoue qu'en ceci je dépassais quelque peu mes instructions, mais... j'ai
un cœur... et je suis faible!
Dans la rue, sur la porte de Tulipia, le secrétaire du commissaire déclara
aux faux pickpockets que tous ses soupçons étaient évanouis et qu'ils étaient
libres.
— Maintenant que nous avons foudroyé Tulipia, séparons-nous ! dirent
les cinq infortunés; demain nous nous expliquerons sérieusement.
Ils se quittèrent, la tête basse, et se perdirent dans des rues différentes.
L'inspecteur de VŒU était parti.
Cabassol revint seul aussi et furieux.
— Ainsi donc, sans cette fâcheuse affaire de Mabille, sans la découverte
des cinq clefs, Bezucheux et les autres ne se seraient pas fâchés avec la belle
Tulipia, et je la leur aurais soufflée, et j'aurais accompli cinq vengeances à la
fois!... Badinard! Badinard! sur qui vais-je faire tomber ta vengeance, pour
me rattraper? Patience ! patience, ô Badinard! demain grand conseil avec
tes exécuteurs testamentaires, et tu verras mon zèle !
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Recherche d'un crâne. — Une réception aux Billes de
Billard. — Une photographie mystérieuse.
Antony Cabassol, ce brave et consciencieux
garçon, était dans un état de désolation impossible
à décrire. La série d'échecs qui venaient de l'ac-
cabler lui avait en partie enlevé cette belle con-
fiance en soi qui lui avait fait accepter si hardiment
le mandat de vengeur testamentaire de feu M. Timoléon Badinard. Trois
vengeances en quatre mois, c'était peu pour un homme qui n'avait que trois
ans pour en exécuter soixante-dix-sept! Cabassol, humilié, sentait que le vin-
dicatif Timoléon Badinard, du haut du ciel, sa demeure dernière, devait fron-
cer un sourcil mécontent !
Liv. 21.
^'
162
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Et Mc Taparel et M. Nestor Miradoux, les exécuteurs testamentaires, que
devaient-ils penser, eux aussi, de ce vengeur qui ne vengeait pas, de ce léga-
laire qui n'exécutait pas les conditions imposées!
Cabassol, accablé, faisait ces tristes
i 11 exions, assis dans le cabinet de M0 Ta-
parel, le lendemain du jour où, aperce-
vant la possibilité d'exécuter cinq ven-
P'ances en une seule, il s'était vu souf-
fler à son nez et à sa barbe la belle
Tulipia Balagny, l'ange de Bézucheux
de la Fricollière et Compagnie, enlevée
par l'inspecteur de VŒU.
M0 Taparel et son principal clerc,
assis devant un monceau de papiers et
de factures, prenaient des notes et ti-
raient au clair la situation des affaires de la succession Badinard. Bientôt,
après avoir aligné des colonnes de chiffres et terminé de longues additions,
M. Nestor Miradoux prit une feuille de papier timbré et écrivit :
SUCCESSION BADINARD
Situation au 10 juin 18...
Vengeances exercées.
Reste.
Total des sommes déboursées, dépenses, trais prévus et imprévus,
loyers, frais de maison du légataire, M. Cabassol, etc., etc. . . . 327, D82 fr. 6o
Reconnu et approuvé par nous, légataire et exécuteurs testamentaires.
■—Voulez-vous signer? demanda Miradoux à Cabassol, après avoir donné
lecture de cette pièce.
— Et qu'allons-nous faire? demanda Cabassol, après avoir paraphé.
— Lutter! s'écria M0 Taparel en frappant du poing sur la table, lullcr
courageusement! Nous avons eu le malheur, après avoir bien commencé, de
tomber sur un mari assuré à la Compagnie VOEU, mais cela ne se représen-
tera peut-être plus Il faut nous remettre prudemment à la besogne, pour
ne pas donner l'éveil à cette Compagnie qui continuerait sans doute à mettre,
pour se créer des clients, des bâtons dans nos roues ! Donc prudence et discré-
tion, et en avant!
— Trè; bien I lit Miradoux,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
163
— Allons, vous me rendez le courage ! s'écria Gabassol; sur qui vais-je me
lancer ?
— Un instant, fit Me Taparel, ne choisissons pas; si vous m'en croyez,
nous allons nous en remettre au hasard pour trouver l'ennemi contre lequel
nous devrons opérer. Voici l'album aux photographies, prenez en une sans
regarder,.
— Suit, dit Gabassol, au hasard de la fourchette ! une, deux, trois, voilà !
j^>s,
Une chaude explication.
Et sans regarder, il ouvrit vivement l'album à une page quelconque.
Les trois hommes se penchèrent sur la ; hotographie amenée par le sort, en
poussant une exclamation de désappointement. Elle représentait tout simple-
ment une large plaque jaune, blanche par endroits, et parsemée de taches
foncées, laquelle plaque avait pu autrefois être une figure d'homme, mais
n'était plus qu'une sorte de reflet perdu, le portrait d'un vague fantôme, d'une
apparition sans contours arrêtés et sans forme précise.
* Au-dessous se lisaient les mots :
164
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
PHOTOGRAPHIE GABIN
NOUVEAU PROCÉDÉ INALTÉRABLE
Médailles, Paris 1867. — Vienne, 1873. — Philadelphie, 1876. - Paris, 1878.
En v regardant de plus près avec une grande attention, Cabassol finit par
découvrir un point où le nouveau procédé s'était montré un peu plus inalté-
rable qu'ailleurs. C'était le sommet de la tête de l'individu photographié : on
distinguait une tache blanche qui devait être un crâne dépouillé de cheveux.
Et c'était tout; du nez, des yeux, de la barbe, nulle trace, le crâne seul avait
survécu au désastre.
— Allons, s'écria Cabassol, voilà un faible point de départ ! ce crâne est
un indice bien mince pour re-
connaître un homme. Comment,
avec cela seulement, parvien-
drai-je aie découvrir dans Paris,
où fourmillent les crânes que
les orages de la vie ont dénudés?
N'importe, je le découvrirai, il
le faut ! le hasard m'a donné
cette tâche, je la mènerai à bien,
je trouverai ce crâne, et je ven-
gerai sur lui le pauvre Badinard !
— Voilà une grande difficulté !
fit le notaire, je ne vois pas trop
comment nous percerons l'inco-
gnito du monsieur qui se cache
sous ce crâne.
Le président du club de3 Billes de billard.
— Quand je devrais prendre un à un tous les chauves de Paris, j'y parvien-
drai. Les difficultés de l'entreprise me fouettent le sang et font renaître mon
ardeur, je trouverai le porteur de ce crâne...
— Et s'il a trouvé une eau pour faire repousser les cheveux?
— Et s'il portait maintenant perruque ?
— Sommes-nous bêtes ! interrompit Me Taparel, il doit y avoir derrière,
comme aux autres portraits, une dédicace qui nous dira le nom de ce crâne
mystérieux !
Miradoux tira délicatement la photographie de l'album et la tendit
à Me Taparel.
— 11 y a une dédicace !...
— Victoire !
— Mais elle ne nois avance guère, voyez :
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
1C3
A ELLE!
les
c'est
Le plus bouillant, le plus volcanique des « Billcs-de-
Billard. »
JOCKO
(Tour les dames seul.ment.)
— L'affaire se complique, I.t Cabassol.
— Mystère! Énigme! fit Miradoux. Joco
Dilles de billard, que veut dire tout cela ! Joco,
\^n nom, mais les Billes de billard?
— Une société secrète, dit le notaire, composée de
tous les chauves de la capitale...
— J'y suis! s'écria Cabassol en se frappant le
front, ce doit être quelque chose comme un club.
Je me souviens maintenant d'avoir entendu mon
noble ami Bézucheux de la Fricottière dire un soir :
« Papa dine aux Billes de billard, il sera décavé de-
main, je n'irai pas le voir avant quinze jours, car
il m'emprunterait de Targent! » Papa dîne aux Billes
Aristocratie, arts, lettres, finances, tous les mondes sont représentés aux Dilles de bilUird.
106 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
de billard, je me souviens que oc mol m'a frappé, sans gue j'aie pensé à de-
mander une explication. Je vais aller trouver Bezucheux et je reviens vous
r.ire paît (le mes découvertes!
Et, -autant snrson chapeau. Cabassol, qui avait retrouvé toute son ardcuri
partit comme un tourbillon; sans même prendre congé de M9 Taparel ëi tik
.Yiradoux.
— Les Billes de billard/ les Billes do billard! répélait-il en volant dans un
char rapide et numéroté vers la demeure de Bezucheux de la Fricottière,
quand tout le club, si c'est un club, devrait y passer, il faudra bien que je
trouve Jocko !
Cabassol, en arrivant chez l'élégant Bezucheux, tomba au beau milieu
d'une explication : Pontbuzaud, Saint-Tropez, Lacostade et Bisseco étaient là,
tous graves et boutonnés jusqu'au menton..
— Voilà la situation, disait Bezucheux, et je prends notre ami commun,
C ibassol, à témoin. Pontbuzaud trompait Saint-Tropez, Lacostade et Bisseco ;
Saint-Tropez trompait Lacostade, Bisseco et Pontbuzaud; Lacostade trom-
pait, etc., mais moi, qui, vous venez de le reconnaître, étais premier en date,
j'étais trompé par Pontbuzaud, Saint-Tropez
— Permets! fit Pontbuzaud, cela peut se discuter, tu nous trompais aussi!
— Je vous dis que non! Je suis le seul lésé, le seul...
— Cela n'est pas ! Nous nous trompions tous et nous étions tous trompés..,
— Soit! dit Bezucheux d'une voix sourde, nous sommes tous offensés, et
il nous faut à. tous une réparation ; ma» voilà où commence mon embarras,
nous sommes cinq, chacun de nous a quatre adversaires, ça fera un duel
bien compliqué... Comment faire?
— Je n'ai jamais vu d'affaire aussi embarrassante, s'écria Cabassol, c'est
bien autre chose que le combat des Trente ou que le duel des Mignons
d'Heriri III...
— Je ne vois qu'un moyen, reprit Bezucheux; d'ailleurs, verser le sang
de quatre vieux amis me répugnerait...
— Quel moyen?
— Chacun de nous va faire des excuses aux quatre autres, on se serrera
la main, et l'honneur sera satisfait!
— Adopté ! Et puisse notre constante amitié faire rougir Tulipia ! Sa
punition sera de nous voir, marchant bras dessus, bras dessous, comme par
le passé, toujours unis et passant devant elle avec le sourire du dédain sur
nos lèvres 1
— Mes nui-.' -.cria Bezucheux, je commence, je ne verserai pas votre
sang pour Tulipia, elle n'en est pas digne : je vous fais à tous les plus plates
excuses !
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
107
— Mon bon Bezucheux, nous te faisons humblement les nôtres !
— Mon petit Bezuco, reprit Gabassol après une minute donnée à l'effusion,
lu m'attendris ! Vrai, je suis obligé de renfoncer un pleur sous ma paupière !
Mais je ne suis pas venu seulement pour vous supplier de renoncer à vos
idées de carnage. J'ai à te demander un renseignement.
— Parle, ô mon ami, pourvu qu'il ne s'agisse pas de la quintuple traî-
tresse, Tulipia Balagny.
— Qu'est-ce que les Billes de billard, mon bon?
— Les Billes de billard? mais tu n'as pas encore besoin de connaître ça,
lu ne te déplumes pas encore...
— Dis tout de même.
— Eh bien, c'est le club à papa, le club des Billes de billard, ainsi nommé
parce qu'il faut posséder un crâne dépouillé par la calvitie pour être admis
à l'honneur d'en faire partie. Aristocratie, finance, arts, lettres et sciences,
Conseil de révision du club.
tous les mondes sont représentés aux Billes de billard par des crânes d'élite;
fronts hautains de grandes races, sur lesquels ont passé tous les ouragans
de la vie, rasant les folles mèches de la jeunesse, fauchant les illusions et
dévastant le cuir chevelu ! Fronts de la Fricottière ravagés par une haute et
joyeuse vie, fronts bombés de vieux savants, crânes pointus d'hommes poli-
tiques, genoux farceurs de gens de lettres, il y a de tout au club des Billes!
Et tous ces crânes se consolent entre eux par de joyeux dîners hebdoma-
daires, dont papa, en sa qualité de président, fait le plus bel ornement!
— Je voudrais bien voir ça, un dîner de Billes de billard!
— Trop jeune, mon petit, tu n'as pas le genou d'ordonnance.
— Avec ta protection?
— Impossible! Moi-même, fils de mon auguste père, président de la
société, je n'ai jamais pu me faire inviter au club. Ah! mais, le comité est
strict ! Pour être reçu aspirant Bille de billard, il faut présenter au comiiô
1GS LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
■ j
d'examen un commencement de calvitie. S'il est suffisant, on est admis aux
dîners tous les mois d'abord, puis tous les quinze jours, mais on ne dine
pas à la grande table, on dîne à la table des petits. C'est que l'on a le senti-
ment de la hiérarchie, aux Billes de billard! Et tous les trois mois, conseil
de revision, les aspirants comparaissent devant le bureau pour faire vérifier
leur calvitie; si les cheveux repoussent, on est honteusement chassé, tandis
que si la calvitie se deasine plus majestueusement, on reçoit les éloges de
papa et l'on monte en grade.
— Charmant! fit Cabassol, ainsi pas d'espoir pour moi... Mes cheveux
tiennent encore trop... Mais... cependant... si...
Une idée venait de surgir sous la chevelure proscrite de Cabassol. S'il
n'était pas digne de se présenter aux Billes de billard, M0 Taparel, lui, était
dans les conditions voulues, il possédait un joli commencement de calvitie...
— C'est cela, se dit Cabassol, je vais le faire présenter au club.., il se
doit à l'affaire Badinard, puisqu'il est exécuteur testamentaire, il cherchera
le nommé Jocko lui-même...
Allons ! reprit-il tout haut, il ne s'agit plus de moi, puisque je ne suis
que trop certain d'être impitoyablement blackboulé, c'est pour un autre que
je plaide... Reçoit-on les notaires?
— Quand ils sont suffisamment chauves, oui!
— Eh bien, j'en ai un qui sollicite, mon petit Bezucheux, l'honneur de
l'être présenté, pour avoir celui d'être introduit par ton aimable père au club
des Billes de billard!
— Un notaire! ce doit être ton ami, le notaire torrentueux et cascadeur
qui a eu ce fameux duel à l'américaine, avec un nègre anthropophage?
— Me Taparel, en un mot!
— 0 mon ami le meilleur, fais-moi faire la connaissance de Me Taparel
et recommande-moi à lui pour ses placements hypothécaires...
— Je te l'amène à l'instant ! Il brûle de faire partie des Billes de billard,
il va venir tomber dans tes bras!
Cinq minutes après Cabassol remontait en voiture pour regagner l'étude
de Me Taparel.
M° Taparel, à son arrivée, était en affaire ; il rédigeait le contrat de mariage
d'une riche cliente. Cabassol lui fit passer ces simples mots :
AFFAIRE BADINARD
« Bâclez votre mariage rapidement. Vous êtes par mes soins sur le point d'être
reçu membre du club des Billes de billard!
« C. »
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
l^iv. 22
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 171
Mc Taparel sans doute bâcla le contrat de mariage de sa riche cliente,
car il parut bientôt sur le seuil de son cabinet, reconduisant son monde. 11
courut vivement à Cabassol.
— Mais, pourquoi me faire recevoir moi-même de ce club, pourquoi pas
vous? dit-il.
— Parce que... parce que je ne possède pas encore le commencement de
calvitie qui couronne si bien votre noble front fatigué par l'étude. Je serais
blackboulé avec rigueur, tandis que vous avez les plus grandes chances. Vous
— Or donc, dit le notaire...
allez être reçu et vous étudierez les crânes de vos collègues pour découvrir
celui de Jocko...
— Mais...
— N'êtes-vous pas exécuteur testamentaire? Il le faut, l'affaire Badinard
l'exige.
— C'est que madame Taparel va peut-être me faire quelques observa-
tions... l'affaire Badinard m'entraîne un peu loin, selon elle !
— Que voulez-vous, un officier ministériel doit être esclave de son devoir!...
Allons, prenez votre chapeau, je vais vous présenter à Bézucheux de la Fricot-
tière dont le père est justement le président des Billes de billard!
Me Taparel poussa un soupir et suivit Cabassol. Bézucheux et ses quatre
amis attendaient curieusement le notaire torrentueux de Cabassol; la con-
naissance fut vite faite. Bézucheux trouva Me Taparel charmant, et posa
incontinent la question d'un emprunt sur troisième hypothèque.
Cabassol, par discrétion, prit congé sitôt qu'il eut remis le notaire entre
les mains de son ami. 11 sut le lendemain que Bézucheux avait présenté
M Taparel à son père. Bézucheux avait été droit au but.
— Papa, avait-il dit, suppose un instant que tu lais partie de l'Académie
Française et que je viens te demander la voix pour monsieur. L'accorderais-tu?
— Oui.
— Eli bien, c'est bien plus important que ça. Monsieur est un aspirant
Bille de billard, il demande à entrer au club sous tes auspices ! Regarde, il a
des droits, il a déjà un job' petit genou bien rond et bien lisse...
Le pipa de la Pricottière s'était laissé attendrir, il avait promis d'user de
toute son influence pour favoriser l'admission de Mc Taparel, et il l'avait
immédiatement convoqué pour la présentation officielle au comité, au diner
du jeudi suivant.
Les membres du comité des Billes de billard.
Me Taparel avait deux jours devant lui pour se préparer à cette solennité.
— Comme nous voudrions vous suivre! lui disaient Gabassol etlMiradoux;
mais hélas! nous avon> encore trop de cheveux.
Force leur fut de rester à la porte quand, le soir du dîner, ils eurent con-
duit le notaire, un peu ému, jusqu'au somptueux hôtel où le club des Billes
fie billard tenait ses grandes assises hebdomadaires. Pour passer le temps, ils
entrèrent dans un café, en facéties fenêtres du club, et attendirent, dans une
contemplation muette de ces fenêtres.
A une heure du matin, il- liaient encore là, les yeux fixés sur les fenêtres
d'où s'échappait un joyeux bruit de Champagne, de toasts et d'éclats de
rire.
— Ce sont les Billes de billard qui se consolent, leur dit le garçon en
fermant le cale.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
173
Gabassol et Miradoux errèrent quelque temps sur le trottoir, puis ils pcn
sèrent que le plus sage était de rentrer tranquillement
chacun chez soi, sans attendre la fin de la réception de
Me Taparel.
A neuf heures, le lendemain, Gabassol se présentait à
l'étude.
— Mal à la tête naturellement, lui dit Miradoux, niais
ça ne fait rien, je vais le faire prévenir de votre arrivée,
et il passera sa migraine en nous racontant sa glorieuse
soirée.
Au même instant MG Taparel parut en robe de cham-
bre, l'air un peu fatigué, comme le lendemain de son duel
avec le Haïtien.
— Si vous le permettez, messieurs, dit-il, je me ferai
apporter un bain de pieds à la moutarde, en causant de nos
affaires. La soirée a été chaude, la moutarde me rafraî-
chira.
— Comment donc! firent à la fois Gabassol et Mira-
doux, il faut vous soigner, vous avez eu tout le mal.
— Or donc, reprit le notaire après quelques minutes,
quand il se fut commodément installé dans le bain de pieds bouillant apporté
par son valet de. chambre, or donc, je suis reçu Bille de billard.
— Ne vous voyant pas revenir, nous avons bien pensé que vous n'étiez
pas blackboulé.
— Lorsque vous me quittâtes hier à la porte du club, le cœur me battait,
je l'avoue ; mais en pensant à notre mission, tout mon courage me revint, je
pris ma lettre de convocation dans ma poche, et je la tendis au chasseur
debout au pied de l'escalier. Ce chasseur était chauve, quoique tout jeune
encore ; j'ai appris depuis qu'on le payait très cher pour lui permettre d'en-
La Bille de billard
Taparel! annonça un
domestique chauve.
Délibération du comité.
171 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
trelenir sa calvitie. Le chasseur chauve me fil immédiatement entrer dans
une pièce où se tenaient messieurs les membres du comité, en m'annonçant
ainsi: — L'aspirant Taparel! — Derrière une grande table recouverte d'un
tapis rouge, cinq messieurs, où plutôt cinq crânes majestueux, étaient assis,
impassibles comme des bonzes. Je reconnus celui du milieu, c'était le prési-
dent Bézucheux de la Pricott» re.
— Aspirant Taparel, me dit Le président, jeune présomptueux qui osez
prétendre au beau nom de Bille de billard, dites-moi quels sont vos titres?
— Trente années de notariat, profession aride... allais-je répondre.
Mais le président Bézucheux m'interrompit.
— Assez! s'écria-t-ilj taisez-vous et apprenez, aspirant Taparel, que tous
1 '.- hommes sont égaux devant la dé.npiirivseence du cuir chevelu, qu'il n'y a
ii i ni titres ni distinctions, mais rien que des crânes! Le seul litre à présenter,
une calvitie bien accentuée, et autant que possible prématurée. Ce titre,
le ; issédez-vous? Avancez ici et montrez voire crâne aux membres du bureau.
J'obéis à cette injonction et je vins soumettre mon crâne à l'examen
des membres «lu bureau. Chacun de ces messieurs le contempla longuement
de face, de profil et à vol d'oiseau, sans prononcer une parole.
— Aspirant Taparel, prononça le président, après cinq minutes d'examen,
vous jurez que votre calvitie n'est pas le résultat de manœuvres illicites et
qu'elle n'a en elle-même, rien de frauduleux?
— Je le jure!
— Vous promettez de ne jamais avoir recours à de vains artifices pour
dissimuler cette calvitie aux yeux du vulgaire, vous jurez de mépriser tou-
jours perruques et faux toupets?
— Je le jurel
— Et maintenant, aspirant Taparel, allez vous asseoir, le conseil va déli-
bérer '.
Je m'assi3 sur une chaise que m'indiqua le chasseur chauve, pendant que
les membres du bureau causaient entre eux avec animation, en me tournant
- Le cœur me battait, je l'avoue, car mon sort allait se décider.
Le président Bézucheux père se retourna enfin et dit d'une voix tonnante :
— Chasseur, apportez l'urne du scrutin!
Le jeune et vénérable chasseur tira d'une armoire une urne monumentale
qu il vint présenter à i hacun des membres du bureau ; quatre boules roulè-
rent dans le vase. Le président Bézucheux père vota le dernier et procéda aùs-
au dépouillement du scrutin... 11 fut triomphant pour moi : cinq boules
blanches!
— Aspirant Tap irel, voua i à l'unanimité des votants. Cette una-
nimité vous fait passer par-dessus le noviciat; avec quatre voix vous étiez
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
seulement surnuméraire... Taparel, toutàl'heure vous étiez un chauve simple
et vulgaire, je vous sacre maintenant Bille de billard!
El les membres du bureau, quittant leur air solennel, se pressèrent autour
de moi pour me féliciter.
— Dites donc, Taparel, voussavez, ne vous gênez pas, médit M.Bézucheux
père, considérez-moi comme votre égal; une fois reçus nous sommes tous
égaux, ici...
Un rideau glissa, une porte s'ouvrit à deux battants et je me trouvai dans
une salle resplendissante de lumières et de fleurs;
quarante Billes de billard, debout, me préparaient une
chaude ovation.
— La Bille de billard Taparel ! annonça un domes-
tique chauve.
— Vive la Bille de billard Taparel ! crièrent mes
quarante collègues en levant des coupes pleines.
— A table, Billes de billard mas frères! s'écria
M. de la Fricottière. „ _ . „ ,. .
M. Fulgence Colhuche.
Nous prîmes tous place au hasard, autour d'une
table splendidement servie. Pour me mettre au diapason de mes col-
lègues, je dus me lancer dans la gaieté, dans la plus folle gaieté, et me
permettre quelques bons mots et traits d'esprit que je ne vous rapporterai
point par modestie, et parce que vous les avez peut-être déjà lus quelque
part. Je racontai, mon duel avec le farouche Haïtien et dis les angoisses de
la noce Gabuzac pendant cette terrible journée... Je mangeai délicieuse-
ment, je bus et je tostai comme quatre notaires... Cependant n'allez pas
croire que je m'endormis dans les délices de Gapoue, non, messieurs! à tra-
vers les fumées du Champagne écumant dans nos coupes, sous le feu croisé
des plaisanteries roulant sans trêve d'un bout de la table à l'autre, je ne
perdis pas un instant de vue mon devoir d'officier ministériel et d'exécuteur
testamentaire, je n'oubliai pas une minute la successionJBadinard et ses exi-
gences. Où était le nommé Jocko (pour les dames)? Là, devant moi, je n'en
pouvais douter, parmi les quarante-cinq crânes en comptant les membres du
bureau et M. de la Fricottière! Mais comment le chercher, comment le décou"
vrir? Pendant tout l'après-midi j'avais contemplé le crâne de Jocko pour me
graver sa géographie danslesyeux, je le voyais, je l'aurais pu dessiner, si j'avais
su! il se compose, n'est-ce pas, d'une surface lisse régulièrement bombée, nue,
au sommet, et garnie sur les flancs d'une végétation de boucles clairsemées. Pas
de protubérances ou de signes particuliers. Tout en causant, je passai en re-
vue mes collègues en commençant par un bout de la table pour finir par l'au-
tre. Ma méthode était bien simple, j'éliminais mentalement tous les crânes en
176 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
désaccord avec le signalement du crâne de Jocko, les' crânes pointus, les crânes
à protubérances, Les crânes dépouillés, ou pas assez dévastés, et je mettais de
côté tous ceux qui possédaient le moindre point de ressemblance avec ledit
Jocko, avec L'intention de choisir ensuite dans ce bouquet. Après deux
heures d'examen attentif, j'avais trouvé 17 crânes, en rapport de forme avec
celui que j'e cherchais; j'allai réinstaller successivement à côté de cha-
cun d'eux, pour causer amicalement en apparence, en réalité pour les étu-
dier de plus près. J'éliminai encore 6 crânes de celte façon ; il m'en restait
onze! Je recommençai mon examen, bientôt j'acquis la conviction que sept
crânes de ces onzedà n'avaient aucun lieu de parenté avec l'objet de mes re-
cherches. Les cinq derniers, ah! mes amis, m'en ont-ils donné du mal! les
cinq derniers restaient. Jocko était là, je le sentais, j'en étais sûr! Et pour-
tant je ne pouvais pas leur demander : Pardon, messieurs, lequel d'entre vous
se nomme Jocko, pour les dames? Ma demande, outre qu'elle eût été indis-
crète, eût pu donner l'éveil. Il fallait discerner le vrai crâne de Jocko sans
le secours de personne... Enfin, j'y suis parvenu par suite d'une inspiration,
d'un trait de génie. Mes soupçons se portaient principalement sur un de ces
crânes, mais les mèches plaquées sur le front me donnaient encore des doutes
lorsque tout à coup je songeai à un stratagème : j'appelai un des valets —
chauves aussi comme les convives — et je lui demandai du Rœderer frappé.
En tendant ma coupe je simulai une maladresse, je lâchai mon verre et pour
le rattraper, je frôlai avec ma manche les mèches plaquées du crâne objet de
"mes soupçons... je les frôlai à rebrousse poil et je les vis se redresser... 0
triomphe ! c'était lui ! c'était Jocko ! je tenais enfin ce crâne tant cherché, es-
poir d'une vengeance future! — . Gabassol je vous le livre: ce monsieur qui
possède le crâne de la photographie, le Jocko de l'album, c'est M. Fulgencé
Colbuche, le célèbre compositeur de musique!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
m
Une tète andalouse. — Rendez-vous dérangé. — Comment Cabassol, surpris par un mari
jaloux comme un tigre, s'en tira en lui arrachant une molaire. — Le ballet du mal de
dents.
— A moi le soin de recueillir les renseignements nécessaires sur ce
M. Golbuche, avait dit Miradoux après la révélation du notaire.
^^
Madame Colbuche.
Liv. 23.
17H LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Et le brave Miradoux, qui s'était mis en campagne aussitôt, n'avait eu
besoin que de deux jours pour mettre notre ami Cabassol au courant de
toutes les particularités qu'il lui importait de connaître.
Le célèbre maestro Fulgence Golbuche, né en 1837, à Montélimart, était
marié; il travaillait en ce moment à un opéra-comique, destiné aux Fantaisies-
Musicales; enfin sa femme était blonde et jolie.
Ces renseignements suffisaient à un homme tel que Gabassol. Son plan
fut vite bâti. 11 recopia les sonnets qui lui avaient déjà tant servi pour Mm6 de
Ghampbadour, en ayant soin de changer brune en blonde, et de mettre toi
que f adore, chaque fois qu'un vers se terminait par le doux nom d'Éléonore.
Les sonnets copiés, il les mit sous enveloppe et les envoya d'un seul bloc à
Mme Golbuche, avec ces simples mots :
A Mme
Le poète chante comme il aime
Malgré défenses et barrières ! ! !
Cabassol aurait bien voulu suivre ses sonnets pour voir la commotion
qu'ils devaient produire, mais il n'avait encore trouvé aucun moyen pour
pénétrer dans la citadelle de l'ennemi. Il ne connaissait encore Mme Colbuche
que par la description détaillée que lui en avait faite M. Miradoux, savoir :
un nez délicat et fin, de couleur rose et surmonté de deux yeux gris clair aux
cils chatoyants; au-dessous du nez, une bouche que M. Miradoux n'hésitait
pas à qualifier de mutine, et qu'il comparait à un écrin oriental, (pourquoi
oriental? M. Miradoux n'avait pu le dire) doublé de satin cerise et contenant
une collection très complète de petites dents fines. A droite et à gauche, une
oreille aux délicates découpures, perdue dans des mèches blondes ; au-dessus
des yeux, des sourcils châtains nettement arqués, le tout, couronné par une
forêt de cheveux blonds comme la bière d'Alsace, tenant et appartenant à
Mme Colbuche.
Cabassol, au surplus, devait avoir bientôt l'occasion de comparer le
portrait tracé par le poétique Miradoux avec le séduisant original. Une grande
vente de charité, au profit des inondés du Mançanarès, se préparait dans le
foyer du théâtre des Fantaisies-Musicales, décoré, pour la circonstance, de
boutiques et de baraques aussi espagnoles que possible, de façon à donner
l'idée d'une fête de Saint-Cloud andalouse. Mmc Fulgence Colbuche devait
tenir, à cette fête de charité, une boutique de mirlitons enrichis des plus
poétiques devises. Cabassol comptait bien arriver à lui parler de sa flamme.
Le soir de cette fêle andalouse, notre héros arriva l'un des premiers aux
Fantaisies-Musicales. Les derniers préparatifs s'achevaient à peine, commis-
saires et marchandes étaient encore perdus dans les embarras de l'installation !
En quelques secondes, Gabassol eut les mains et les poches pleines de bibelots
que les jolies vendeuses lui mirent sous la gorge : éventails, tambours de
basque, etc. Gabassol cherchait parmi la foule les cheveux blonds et l'écrin
doublé de satin cerise, décrits par M. Miradoux, mais faute de précision
suffisante dans le signalement, il hésitait entre plusieurs chevelures blondes.
11 dédaignait les brunes et refusait avec énergie de leur rien acheter; enfin
une blonde, répondant à peu près à l'idée qu'il se faisait de la belle Mm0 Col-
buche, lui ayant offert, pour la faible somme de 500 francs, une superbe
guitare, un stradivarius de
guitare valant 7 fr. 50 dans
les bazars, Cabassol la paya
sans marchander et se mit
en devoir d'offrir une séré-
nade à la jeune marchande.
Au milieu du morceau, qu'il
jouait d'ailleurs avec une
maestria qu'il ne se con-
naissait pas la veille, il
entendit soudain une déli-
cieuse voix de femme, di-
sant à quelques pas de lui :
— Allons, messieurs,
achetez-moi des mirlitons !
Le cœur de Cabassol
battit. Il arrêta brusque-
ment son air de guitare,
eta l'instrument en ban-
Au proût des inondés du Mançanarôs.
J
doulière et fendit la foule dans la direction de la boutique aux mirlitons.
Cette fois il n'y avait pas à douter. La vendeuse étalait bien la pro-
fusion de mèches blondes signalée par Miradoux ; c'était bien Mme Col-
bûche.
— A cinq francs mes mirlitons, messieurs î voyez la vente ! Grande liqui-
dation à cinq francs!...
— A moi, à moi ! disaient des acheteurs en passant leurs pièces de cinq
francs à la vendeuse.
— Pardon, madame, dit Cabassol, je vous achète cent francs celui-ci, si
vous consentez à jouer un petit air dessus.
— Volontiers, monsieur.
180
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Kt Mm0 Colbuche approcha gracieusement ses lèvres de l'instrument, joua
avec une virtuosité remarquable l'air national de Saint-Cloud :
En jouant du mirlitir...
— Madame, je le conserverai toute ma vie..., s'écria Cabassol, je renonce
au piano pour me consacrer à ce séduisant instrument ; je vous achète tout
votre magasin de mirlitons. Combien, s'il vous plaît?
— Monsieur, j'en ai deux cent cinquante.., je vous les laisserai pour deux
mille francs parce que c'est en gros.
— Voilà la somme ! maintenant que le fonds m'appartient, voulez-vous
me permettre, madame, de vous offrir mon bras pour les vendre en détail
dans la fête?
Au milieu des éclats de rire de la foule, Cabassol prit avec gravité un grand
Elle s'évanouit
panier plein de mirlitons, et offrit son bras à la charmante Mme Colbuche
qui l'accepta gaiement.
Que lui dit-il pendant le cours de cette soirée du Mançanarès, pendant
cette longue promenade à travers la foule, en allant et revenant sans cesse de
boutique en boutique, du vestiaire au buffet, achetant ici, vendant là, et pour
arroser les opérations commerciales, prenant de temps en temps quelques
verres de Champagne ? ceci est le secret de Cabassol, il est probable qu'il était
arrivé à faire passer dans ses discours tant de choses spirituelles, tant d'in-
tentions galantes, tant de paroles capiteuses, qu'à la fin le cœur de Mme Col-
buche n'avait pu résister. Dès les premiers pas, il lui avait parlé des sonnets
et s'en était avoué l'auteur. Mme Colbuche s'était bornée pour le punir,
à lui donner quelques légers coups d'éventail sur les doigts, ce qui ne peut
en aucune façon passer pour une riposte décourageante. Aussi Cabassol avait-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
181
il poursuivi l'attaque de la place avec
d'autant plus de vigueur que l'assiégée
montrait de mollesse dans la défense.
Nous ne suivrons point le siège
dans toutes ses phases ; nous laisse-
rons Gabassol envelopper la place de
savants travaux d'approche, ouvrir la
tranchée, avancer ses parallèles, pla-
cer ses batteries, battre et contrebat-
tre les remparts, — construits peut-être un peu légèrement, — de la ver<u de
Mme Golbuche et nous arriverons au jour où les batteries de brèche
ayant fait leur œuvre et renversé tout ce qui s'opposait à une affaire déci-
sive, Gabassol se préparait à donner l'assaut et Mm' Colbuche à capituler 1
182 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Pour notre ami, ingénieur savant et hardi, tout ceci n'avait pas demandé
plus de trois jours. Soixante-douze heures après la soirée du Mançanérès,
l'assiégée faiblissait visiblement, l'heure psychologique de la reddition allait
m muer, Mn,e Colbuche avait accepté de venir visiter l'appartement de
Cahassol pour jeter un coup d'oeil à l'installation d'une panoplie de mirlitons,
sur Lesquels ses lèvres gracieuses avaient joué les airs les plus poétiques.
Les choses avaient marché vite, on le voit ! Cabassol avait l'habitude de
ces dénouements rapides; plaignons M. Fulgence Colbuche, et faisons pro-
vision d'indulgence pour la belle et bientôt coupable Mme Colbuche !
Cabassol attendait M"" Colbuche, impassible en apparence, mais très
ému au fond. Il avait fait mettre des fleurs partout, son entresol était trans-
formé en un nid embaumé tout prêt à recevoir la fauvette folâtre.
Trois heures venaient de sonner, c'était l'instant. Cabassol anxieux, tordait
les pointes de sa moustache. Viendrait-elle, ne viendrait-elle pas? avait-il suf-
fisamment, par ses discours poétiques, porté le ravage dans son cœur?
Des bruits de pas légers, mais précipités, suivis d'un violent coup de son-
nette firent bondir Cabassol. Elle venait ! Il ouvrit la porte...
0 joie ! c'était elle !
Mme Colbuche se précipita d'un bond dans l'appartement en repous
sant violemment la porte, courut se jeter dans un fauteuil, la tête renversée,
les bras étendus..., et s'évanouit !
Cabassol, un instant étourdi par cette manière d'arriver à un rendez-vous,
accourut au secours de la pauvre dame ; il lui prit les mains, et, très embar-
rassé, les frotta vigoureusement. M«m Colbuche poussa des gémissements,
mais n'ouvrit pas les veux.
— De l'eau ! s'écria Cabassol en se frappant le front, de l'eau et du vi-
naigre !
Il se levait pour courir chercher lui-même les moyens de faire revenir
Mm- Colbuche à la vie, lorsque la main de la pauvre évanouie l'arrêta
brusquement.
— Le tigre ! murmura Mm9 Colbuche.
— Plait-il ? demanda Cabassol.
— Le tigre..., mon mari, M. Colbuche..., il me suit, c'est un véritable
tigre I
— Votre mari vous suit et vous vous évanouissez !
— Je m'étais évanouie pour réfléchir !... mon mari me suit, il est jaloux
comme un tigre, je lui ai dit que j'allais chez le dentiste, vous êtes dentiste ou
je suis perdue....
— Comment, je suis dentiste?
— Oui! oui! oui! il le faut..., faites monter votre concierge, ou prenez
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
183
votre valet de chambre, et arrachez-lui une dent en présence de M. Col-
buche... il le faut... vous dis-je...
Un nouveau et plus violent coup de sonnette l'interrompit.
— C'est lui! s'écria Mmo Colbuche, c'est le tigre , vous êtes dentiste,
n'oubliez pas !
Gabassol avait de la résolution et de la présence d'esprit. En une minute
il eut entraîné Mmc Colbuche au fond de l'appartement et donné ses ins-
tructions à Jean, son valet de chambre.
M. Colbuche s'impatientait et carillonnait avec frénésie. Jean prit un air
froid et solennel et, sans se presser, s'en fut ouvrir au tigre.
L'instant psychologique de la reddition était arrivé.
Un homme gros, court, rouge et chauve entra comme un ouragan. C'était
bien'M. Colbuche, le tigre de son épouse, le maestro si connu, le membre très
distingué du club des Billes de billard.
— Heu..., heu..., fit M. Colbuche essoufflé, il... elle... où...
— M. le docteur est occupé, dit le valet de chambre en s'inclinant, mais si
monsieur veut s'asseoir, M. le docteur ne tardera pas à être à lui.
— M. le docteur? balbutia M. Colbuche.
— M. le docteur a deux ou trois mohires à extirper et un râtelier à poser :
c'est l'affaire de quelques minutes.
— Mais..", reprit M. Colbuche... je... nous... ma... j'avais peur de m'être
trompé d'étage et de n'être pas chez monsieur...
184 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Chez M. le docteur Gabassol, chirurgien-dentiste.
— Dentiste !... je suis bien chez le dentiste!... Ouf! que j'en suis aise!...
— Monsieur souffre? dit le valet de chambre avec un air d'intérêt.
— Je... oui... je souffre... ou plutôt je souffrais! Je suis bien chez le
dentiste?...
— Oui, monsieur, je vois que monsieur est pressé... une dent à arra-
cher?...
— Oui... oui... non, ce n'est plus la peine...
M. Colbuche s'épongeait le front.
— Ouf! se disait-il, elle ne m'a pas trompé, c'est bien chez son dentiste
qu'elle allait... Et moi, misérable que je suis, je la soupçonnais, je l'accusais,
je... je la suivais enfin ! Ah ! mais, c'est qu'on ne me trompe pas comme cela,
moi !... Cependant, enfin, si elle m'avait vu, si c'était une ruse...
Et le soupçonneux Colbuche, roulant ses gros sourcils, regardait d'un
air féroce la porte derrière laquelle venait de disparaître le valet de chambre.
Soudain, de longs hurlements éclatèrent derrière la cloison. Le visage
de M. Colbuche s'éclaircit.
— Ah ! c'est un vrai dentiste... Ces cris déchirants me réjouissent l'âme !...
De l'autre côté de la cloison, on continuait à hurler. C'était le groom de
Cabassol qui, suivant les instructions de son maître, poussait des cris furi-
bonds et renversait des chaises.
— Allons, vite, dit le valet de chambre en allongeant un coup de pied
au groom, encore une bonne série de hurlements, là, là, encore 1 marche!
très bien, du courage!... Assez, maintenant, bouscule un peu les chaises...
très bien !
M. Colbuche, dans le salon, se frottait les mains...
— C'est un vrai dentiste! fichtre, il n'y a pas à en douter... Quels cris !
une opération difficile sans doute. C'est un vrai dentiste! Si je m'en allais
maintenant? Allons bon, des cris d'enfant!... Je vais filer...
Cabassol, pendant que M. Colbuche se livrait à des réflexions consolantes,
avait réussi à calmer l'effroi de Mme Colbuche ; mais, à son grand regret, il
avait fallu la laisser partir par le petit escalier de service. Furieux du contre-
temps, il avait supplié Mm8 Colbuche de lui donner au moins l'espérance de
la revoir.
— Je ne veux rien promettre, avait dit la charmante blonde, mon mari
est un tigre, arrangez-vous de façon à lui enlever tous ses soupçons ; il faut
qu'il emporte d'ici la certitude complète que je venais chez mon dentiste.
— Il l'aura, cette certitude, je vous le jure! s'écria Cabassol en déposant
un baiser brûlant sur la main de Mmc Colbuche. Et alors...
— Alors... espérez!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Une répétition de ballet aux Folies-Musicales.
Liv. 24.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
187
Sur ce mot consolant, Mmo Colbuche disparut dans les profondeurs de
l'escalier de service.
Gabassol réfléchit une minute; puis, frappant du poing sur la table, il
s'écria :
— Il l'aura, cette certitude! je vais lui prouver que je suis dentiste.
Il chercha vivement quelque chose dans les tiroirs du buffet de sa salle
à manger, et dissimulant dans sa poche l'objet qu'il avait trouvé, il se dirigea
vers le salon où M. Colbuche attendait toujours, hésitant encore à partir.
Cabassol trouva son groom dans la pièce à côté.
— Des cris de femme maintenant, dit-il, allons...
Le groom, un affreux gamin, faubourien distingué, enchanté de la comédie
qu'il jouait, cligna de l'œil vers son maître en guise de réponse, fit une
affreuse grimace du côté du salon
et se mit à pousser des cris aussi
aigus que possible.
— Assez ! fit Gabassol, file vite...
Adieu, madame, ce ne sera rien, si
vous éprouvez encore la moindre
douleur, n'hésitez pas à revenir.
— Bon, pensa M. Colbuche, voici
ma femme qui s'en va... Je vais lui
laisser prendre un peu d'avance et
partir à mon tour.
Il se promenait de long en large
en attendant le moment de sortir, quand la porte du salon s'ouvrit. Cabassol
parut sur le seuil, solennel comme il sied à un dentiste.
— C'est à vous, monsieur, donnez-vous la peine d'entrer.
— Monsieur, fit M. Colbuche embarrassé, excusez-moi, mais...
— Mais?
— C'est étonnant, mais les vives douleurs que je ressentais se sont sou-
dainement dissipées.
— Je connais cela, c'est toujours la même chose; à notre seul aspect, les
rages de dents les plus féroces se calment et font place à un bien être enchan-
teur, aux plus délicieuses sensations... Et puis, dès que l'on est sorti, les
rages reviennent avec plus de violence I Nous connaissons cela ; aussi, per-
mettez-moi de vérifier l'état de votre mâchoire...
Cabassol, appuyant la main sur l'épaule de M. Colbuche, le contraignit
à retomber dans son fauteuil, le même, précisément, qui avait reçu Mmo Col-
buche évanouie.
— Ouvrez la bouche ."
M. Colbuche exprima sa douleur
par la pantomime.
188 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
M. Colbuche obéit.
— .Mauvais état ! votre mâchoire est en très mauvais état ; à votre place,
je me débarrasserais de tout cela, pour remplacer ces dents défectueuses par
un bon râtelier...
- Non, merci, je...
— Vous ne voulez pas, soit ! Je vous prédis cinq ou six années de douleurs
atroces, au bout desquelles, si vous résistez à tant de névralgies, ce qui me
parait douteux, vous serez bien forcé d'en venir là. Jolie perspective ! Mais
attendez, je la vois, elle...
— Oui çà, elle? madame...
— Elle, celle qui vous a fait tant souffrir, celle qui vous a forcé à venir
ici... votre dent malade...
— Mais...
— Permettez!
— Mais non, je tiens à la conserver!...
— Ah çà, monsieur, fit Cabassol en se drapant dans sa dignité, pourquoi
diable êtes vous venu ici? Je pourrais trouver étrange votre présence dans mon
salon...
M. Colbuche maudissait intérieurement l'accès dejalousiequi l'avait poussé
chez ce dentiste féroce. Cependant comme il tenait à sa dent, il se débattait
encore pour essayer de s'échapper sans opération.
— Je la vois et je la tiens! poursuivit Cabassol ; en vous l'enlevant, je vous
épargne toutes les névralgies qui vous menacent ; laissez-moi faire...
- Attendez! je voulais seulement des conseils...
— Je n'en donne pas! j'extirpe! je suis chirurgien opérateur, moi, mon-
sieur...
- J'aimerais mieux revenir... je voudrais être insensibilisé...
- J'ai insensibilisé l'autre jour une vieille dame qui ne s'est plus réveil-
lée... ça arrive souvent... mais si vous y tenez...
— Je n'y tiens pas... je..:
Monsieur Colbuche poussa un hurlement semblable à ceux qu'il entendait
depuis son arrivée chez le faux dentiste. Cabassol armé d'un tire bouchon amé-
ricain à pince, nouveau modèle perfectionné avec lequel on ne parvient que
très difficilement à déboucher les bouteilles, avait introduit son instrument,
dans la bouche de M. Colbuche et venait de tenailler une dent quelconque.
M. Colbuche se débattait sur sa chaise; d'une main, Cabassol le retenait,
tandis que de l'autre, il cherchait à enlever la malheureuse dent.
— Ne bougez pas, il arriverait quelque accident! s'écria Cabassol, je la
tiens, elle vient... elle vient!...
M. Colbuche ne remua plus le haut du corps, par crainte des conséquen-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
180
ces dont on le menaçait, mais il ex-
prima sa douleur par une pantomime
vive et animée, exécutée par ses jambes
seules.
Ace moment, un coup desonnette retentit; le valetde chambre de Cabas-
sol, ayant ouvert la porte, reparut un papier bleu à la main.
— Un télégramme, dit-il.
— Donnez, fit Cabassol, en abandonnant son patient et en fourrant tout de
suite dans sa poche l'instrument de torture improvisé.
Pendant que Cabassol déchirait l'enveloppe du télégramme, M. Colbuche
poussait des soupirs de soulagement et se frottait la joue du côté attaqué.
— C'est de Me Taparel! se dit Cabassol en courant à la signature; voyons,
que dit-il
Cabassol rue Saint-Georges, Paris.
Arrêtez! Colbuche est pas Jocko. Ai preuves. Jocko est pseudonyme à Roque-
bal, auteur dramatique connu.
Taparel
190 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Mille cartouches, pensa Cabassol, voilà une tuile! toute une campagne
si adroitemenl conduite, aboutissant à un pareil impair ! Et mes peines, mes
sonnets, mes galanteries, mes deux mille francs de mirlitons, tout cela en
pure perte! tout cela pour arrivera travailler les molaires de M. Colbuchc...
Fatale erreur!
— Ouf! lit M. Colbuche, en voyant Cabassol se retourner vers lui.
— Oui, ouf! répondit Cabassol, trois fois ouf I
— Eh bien?
— Eh bien..., elle est moins malade que je ne pensais, votre dent; avec
des soins, elle ira encore quelques années..., gardez-la puisque vous y tenez !
— Mais c'est qu'elle remue, maintenant..., qu'est-ce que je dois faire?
— Vous éviterez de vous en servir; avec un peu de tranquillité, elle re-
prendra racine.
M. Colbuche fit la grimace.
— Je suis bien puni de mon absurde jalousie! se dit-il, cet infernal den-
tiste m'a fait un mal..., J'avais l'air de danser la carmagnole quand il tirait
sur ma pauvre dent... Et ces cris, et ces hurlements des autres victimes !...
Quel drame ! on mettrait ça au théâtre... Oh! quelle idée ! quelle idée!
Oubliant ses douleurs M. Colbuche était retombé dans le fauteul de la tor-
ture et réfléchissait...
En face de lui, Cabassol s'était assis et, les bras croisés, les sourcils froncés,
songeait à sa malechance, et aux moyens de tomber sur M. Roquebal avec la
rapidité du vautour quand, du haut des airs, il fond sur sa proie dans la plaine !
Les deux hommes, la victime et le bourreau, se regardèrent sans mot dire
pendant quelques minutes.
— J'y suis! s'écria enfin M. Colbuche, une poignée de main, monsieur,
vous m'avez donné un clou superbe, ce qui peut s'appeler un vrai clou !
— Un clou? répéta Cabassol.
— Un clou merveilleux ! le roi des clous !... jugez-en : un ballet intitulé
le Mal de dents, ballet de dentistes et de petites femmes ayant mal aux dents.
Une fête à Grenade sous Boabdil, gitanos, gitanas, maures et mauresques ;
baraque de gitanos, dentistes et tondeurs de mules ; divertissement, tam-
bours de basque, etc.. — Le premier sujet, chef des dentistes; les petites
femmes viennent en consultation ; le dentiste et ses aides, après un pas gra-
cieux, font asseoir les petites femmes et commencent à arracher des dents.
Alors, cris de douleur aigus sur les petites flûtes, plaintes sur les violoncelles.
Les petites femmes supplient les dentistes de ne pas leur faire de mal, les den-
tistes extirpent, les petites femmes dansent des pas désespérés au milieu des
gémissements de l'orchestre. Puis cris de triomphe des dentistes, les dents
sont arrachées, les petites femmes et les dentistes se livrent à un pas joyeux;
les dentistes se montrent galants; mouvement de valse
accentué à l'orchestre..., les dentistes se jettent aux
genoux des belles et leur offrent leur cœur... tenez,
comme ceci...
Et M. Golbuche, esquissant un mouvement de valse,
fait quelques grimaces gracieuses, met la main sur son
cœur et tombe un genou en terre aux pieds de Ca
bassol.
— Voilà le clou ! dit-il, avec ça, deux cents repré-
sentations ! Merci encore une fois, mon cher docteur, de m'avoir suggéré
aussi merveilleuse idée... Vous m'avez rudement fait sauter, mais je v
Une fluxion.
une,
ou s
Le ballet du mal de dents
remercie tout de même... C'est Roquebal qui va jubiler, sa pièce ne mar-
chait pas, il nous manquait ce fameux clou, je flairais un four... Et voilà que
je trouve l'idée, au péril de ma mâchoire, et que je lui apporte un ballet tout
prêt
— Roquebal ? fit Cabassol dressant l'oreille à ce nom.
— Oui, Albert Roquebal le vaudevilliste, mon collaborateur, mon libret-
tiste ordinaire ; je suis M. Golbuche, le compositeur de musique, Roquebal et
moi nous travaillons à une féerie-opérette, la Petite favorite. Ça n'allait pas,
mon idée de ballet va lancer notre pièce comme sur des roulettes. — Cet
102
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
animal de Iloquebal a-t-il do la chance, il n'a pas eu besoin de se faire arra-
cher de dent, lui, et il a son ballet tout de même!... A propos, mon cher
docteur, réglons notre compte, combien vous dois-je pour ma petite opé-
ration?
— Rien du tout ! je ne travaille que pour la gloire
— Pardon, je ne l'entends pas ainsi.
— N'insistez pas, je me trouve
suffisamment payé par le plaisir d'a-
voir fait la connaissance du célèbre
maestro Golbuche , par l'honneur
d'avoir travaillé sur une mâchoire
illustre, destinée, sans nul doute, à
s'asseoir bientôt dans un des fauteuils
de l'Institut!
— Mon cher docteur, vous êtes
un homme charmant... Voyons, soyez
assez aimable pour venir dîner un de
ces jours avec nous..., je vous pré-
senterai à madame Golbuche..., que
vous connaissez déjà d'ailleurs.
— Vraiment?
— Oui, c'est une de vos clientes
Me promettez-vous de venir ? Elle
sera enchantée... Tenez, venez ce
soir, Roquebal y sera, vous ferez
connaissance, un charmant garçon,
vous verrez!
— Maestro, vous me comblez, j'accepte !
— Mon cher docteur, je suis ravi!... J'ai une fluxion qui commence, mais
je suis ravi !
M. Colbuche partit en chantonnant quelques motifs qui venaient de lui
venir pour son ballet du Mal de dents. Dès qu'il fut parti, Cabassol prit une
plume et adressa le télégramme suivant à M0 Taparel :
Me Taparel, notaire, rue du Bac.
Était temps. Allais faire malheur irréparable. Lance sur un autre Jocko. Dîne c«
Consultation dans les coulisses.
soir avec Roquebal.
Cabassol.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
193
III
L'illustre docteur Cabassol. — Consultations dans les coulisses
Siège de M"' Criquetta, étoile des Folies Musicales.
Mme Colbuche rentrée chez elle, encore un peu effrayée, vit revenir
M. Colbuche, très guilleret, très aimable, mais avec une joue ornée d'une
Dans les coulisse».
fluxion énorme. Son cœur battit joyeusement. Elle était sauvée; son mari
devait être convaincu maintenant d'avoir eu affaire à un vrai dentiste, ses
soupçons; sans doute, étaient complètement dissipés.
Liv. 25.
194 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Quelle figure vous avez ! s'éeria-t-elle. que vous est-il arrivé? une chute,
un accident ?...
— Non. lit M. Golbuche d'un air dégagé, le mal de dents se gagne, sans
doute : tu lavai- ce matin, je l'ai cette après-midi... mais ce ne sera rien. A
propos, ma bonne amie, tu -ai» que nous avons du monde à dîner ce soir,
Roquebal d'abord, puis Griquetta, l'étoile des Folies-Musicales et peut-être
un ami ou deux! Donne des ordres en conséquence, tu sais, il nous faut
quelque chose de gentil, Griquetta est gourmande et..,
— Et quoi?
— Et je veux une vraie fête, j'ai quelque chose à célébrer.
— Votre fluxion ?
— Non, mais le clou de la Petite Favorite, un vrai clou que j'ai trouvé et
que je te raconterai ce soir, tu verras! Avec mon clou, la Petite Favorite a ses
deux cents représentations dans les jambes!
— Ce n'est pas malheureux! j'espère, monsieur, que vous ne serez plus
aussi ridiculement liardeur avec les dépenses du ménage... j'ai la facture de
Mmo Sigal, je suppose que vous ne me ferez plus de chagrin pour cette mal-
heureuse facture?
— Fichtre! trois mille sept cents francs de chiffons et dentelles en quatre
mois! Tu appelles cela des dépenses de ménage!
•— Me les avez-vousdéjà assez reprochés! Vous devriez avoir la délicatesse
de n'en plus parler et de payer.
— Allons, donne-moi la facture, je passerai chez Mme Sigal; je vais au
théâtre, et je reviendrai à six heures avec Roquebal et Criquetta.
Quand, à l'heure du diner, M. Golbuche revint avec les convives annoncés,
sa fluxion, loin d'être diminuée, avait encore pris des proportions plus phé-
noménales/mais M. Golbuche n'en était pas moins joyeux; Mmc Golbuche
sourit en songeant qu'il était bien puni de son odieuse jalousie.
M. Roquebal, le vaudevilliste bien connu, n'avait qu'un seul point de
ressemblance avec le maestro : son crâne, le crâne chauve d'ordonnance au
club des Billes de billard. Pour le reste de sa personne, il était la contre-
partie exacte de Colbuche, il était aussi long que le musicien était court, aussi
eeG que celui-ci était rond.
Criquetta, l'étoile des Folies-Musicales, est la jolie petite personne que tout
le monde connaît : brune, rose et souriante, aux yeux toujours à demi clos,
avec une expression de langueur toujours à poste fixe sur des lèvres décou-
vrant éternellement trente-deux perles blanches;. Colbuche avait amené aussi
Rédarrou, le fameux comique des Folies-Musicales, le principal rôle de ia
Petite favorite.
On commençait à causer en attendant de passer dans la salle à manger,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
195
lorsqu'un convive nouveau se présenta; Mmo Colbuche faillit s'évanouir en
reconnaissant notre ami Cabassol.
— Je vous présente le docteur Cabassol, chirurgien-dentiste, dit Colbuche,
un homme à poigne qui voulait me débarrasser ce matin d'une partie du rater
lier que la nature m'a octroyé. Je voulais me contenter d'une consultation,
mais il a tenu à ce que je sortisse de chez lui avec une fluxion. Je vous le
recommande, il dédaigne d'enlever les dents par la douceur et la persuasion,
il est pour la violence.
— Je connais monsieur, balbutia Mme Colbuche, j'ai justement eu besoin
de le consulter aussi ce matin, pour des douleurs névralgiques...
c^fi
— Il se sacrifie, le pauvre garçon !
— En effet! répondit Cabassol, j'ai l'honneur de compter madame parmi
les clientes qui veulent bien m'honorer de leur confiance.
— Allons, à table, s'écria M. Colbuche, je vous raconterai mon clou en
avalant le potage. A table! Vous me permettrez de placer M. Cabassol à la
place d'honneur, car c'est lui qui m'a suggéré l'idée de ce clou.
— Bravo! fit l'illustre Bédarrou, bravo! la place d'honneur est entre
Mm0 Colbuche, notre aimable hôtesse, et la charmante Criquetta.
La motion de Bédarrou ayant été approuvée, Cabassol fut placé à table
entre la belle Mmo Colbuche et la non moins belle Criquetta. — Maintenant
qu'il n'avait plus à sévir contre M. Colbuche, absolument innocent, d'après
Me Taparel, de tout méfait envers M. Badinard, Cabassol était décidé à res-
pecter la tranquillité conjugale du maestro. Aussi, se promit-il d'être très
froid avec Mmc Colbuche. Toutes ses galanteries furent réservées à Criquetta
qu'il accabla des attentions les plus délicates.
— Il se sacrifie, le pauvre garçon, se disait Mm9 Colbuche en le regardant
196
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
passer la salière à Criquetta d'un air ultra-sentimental, il se sacrifie encore
pour détourner les soupçons de M. Golbuche.
Cabassol, cependant, ne perdait pas de vue M. Roquebal, l'homme indi-
qué à sa vengeance, le Jocko de la succession Badinard. Il se demandait de
quel côté il l'attaquerait; déjà quelques mots de Golbuche lui avaient appris
que le vaudevilliste était un célibataire forcené, ennemi des doux liens du
mariage.
Pendant que le maestro expliquait longuement son idée de ballet à ses
convives et racontait les souffrances qu'il avait endurées sous la pince de
Cabassol, pour le plus grand bénéfice de l'art dramatique, Cabassol songeait.
Tout à coup, un pied pressa fortement le sien sous la table. Cabassol
dressa la tête et regarda Mme Colbuche qui rougit. — Au même instant, un
second pied appuya fortement sur sa bottine gauche. Cette fois ce ne pouvait
être Mme Colbuche placée à sa droite. Était-ce donc Criquetta qui répondait
ainsi aux galanteries de Cabassol par une marque d'encouragement? mais à
qui appartenait le pied de droite?
Cabassol un peu confus, adressa quelques mots agréables à gauche à la
charmante artiste, il allait se retourner à droite pour répondre à la trop
aimable Mme Colbuche, afin de tenir la balance égale, lorsqu'il sentit qu'on
lui serrait plus énergiquement les bottines.
Et, levant la tète, Cabassol vit en face de lui, de l'autre côté de la table,
le vaudevilliste Roquebal froncer les sourcils de son côté,
et regarder ensuite amoureusement la séduisante Cri-
quetta; à chaque coup d'oeil langoureux lancé vers
Criquetta, Cabassol sentait une pression correspondante
sur ses bottines ; il comprit tout, Ce n'était ni Criquetta
ni Mm0 Colbuche qui lui marchaient sur le pied, c'était
Roquebal qui croyait presser les bottines de Criquetta.
Cabassol poussa un soupir de satisfaction, Roquebal
lui-même lui indiquait la voie. 11 n'y avait pas de doute
à avoir, Roquebal était en ce mo-
ment Jocko, spécialement pour la
gracieuse artiste.
La situation était nette et le
devoir tout tracé.
C'était conjointement avec Cri-
quetta qu'il fallait venger M. Ba-
dinard du Jocko de l'album. Cela
ne devait pas présenter des diffi-
L'iliuîtro Bédafrou. cultes insurmontables et Cabassol
}f*MP
Le vaudevilliste Roquebal.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
197
n'eut pas un instant la pensée de ranger cette mission dans la catégorie des
travaux herculéens.
Et, sans plus tarder, Gabassol, sans paraître prêter attention aux coups
d'oeil furibonds du vaudevilliste, redoubla de galanteries vis-à-vis de sa voi-
sine de gauche.
— Gomme il se sacrifie! pensait Mme Golbuche, sa voisine de droite.
Six autres commissionnaires s'étaient présentés.
Cabassol, par une savante manœuvre, avait dégagé ses bottines de la pres-
sion de Roquebal, et lui rendait avec usure les coups de pied sous la table ;
en attendant mieux, il vengeait Badinard en écrasant les cors de son ennemi.
Ce fut tout un drame sous cette table. D'un côté, Gabassol pressait significati-
vement le pied de Griquetta, et, de l'autre, il repoussait avec violence les
attaques de celui qu'il considérait déjà comme un rival. Griquetta ne saisissait
pas très bien les nuances de cette lutte sourde, les froncements de sourcils
et les coups d'œil suppliants de Roquebal l'étonnaient. A la fin, Roquebal,
ayant souffert probablement d'un froissement trop accentué, fit une grimace
et renonça à la lutte.
Gabassol bâtissait son plan d'attaque, il projetait d'écrire dès le lende-
main à Griquetta et de lui envoyer une voiture de fleurs pour sa loge. On
108 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
répétaù* ta premier acte de la Petite Favorite, il demanderait au maestro la
permission de L'accompagner au théâtre
Comme on se levait de table, le comédien Bédarrou. le prit à part pour lui
dire dem mots.
— Docteur, s'il vous plaît?
— Grand artiste, que désirez-vous?
— Une petite consultation. Golbuche m'a vanté votre talent...
— Vous avez mal aux dents?
— Non, il ne 3'agit pas de ça, c'est plus grave, c'est mon extinction de
voix qui se passe !
— Eh bien, prenez du réglisse, ça ira plus vite.
— Au contraire, docteur, je voudrais quelque chose pour la faire revenir :
la critique et le public y sont habitués, à mon extinction de voix, et j'y
tiens...
— C'est très grave ! Je puis vous la faire passer tout à fait, mais la faire
revenir, je n'en pas le droit! vous ignorez donc que cela nous est défendu...
Si l'académie de médecine le savait... cependant, si vous me jurez le secret,
j'étudierai votre affaire et je tâcherai de vous contenter.
— Merci, docteur, répondit Bédarrou avec une énergique poignée de
main.
Cabassol ne le laissa pas partir comme cela et, dans un coin du salon de
Colbuche, pendant que le maestro jouait au piano quelques morceaux inédits
de la Petite Favorite, il interrogea adroitement Bédarrou sur Criquetta.
Bédarrou fut indiscret, il raconta tout ce qu'il savait sur Criquetta et même
un peu ce qu'il ne savait pas, il apprit à Cabassol que la charmante artiste
avait eu jadis la plus violente des toquades pour lui, Bédarrou, vieux roublard,
qu'elle l'avait aimé follement, etc., etc. Vous voyez ça d'ici, des scènes de
jalousie quand il jouait avec une autre et qu'il ne se montrait pas assez froid,
et des exigences!... Enfin, que c'en était arrivé à un tel point, que, pour
retrouver sa tranquillité, lui, malin, lui avait cherché un engagement en
Russie, où des boyards encore plus roublards l'avaient consolée sans
doute!...
— Et présentement?
— Présentement? Mais, j'espère pour elle qu'elle m'a oublié... Cepen-
dant je dois dire qu'elle me regarde encore quelquefois avec un œil où brille
un reste de passion...
— Ce n'est pas cela, est-ce que Roquebal ne...
— Oui, vous l'avez dit, c'est Roquebal qui règne en ce moment.
Cabassol avait une certitude, il pouvait commencer l'attaque de Criquetta.
Il se félicita de n'avoir pas perdu son temps au dîner de Colbuche.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
199
Le lendemain aux Folies-
Musicales, comme Mlle Cri-
quetta, assise sur le divan de
sa loge, lisait son courrier en
fumant une cigarette, le con-
cierge du théâtre se présenta,
suivi de deux commissionnai-
res chargés d'immenses bou-
quets de roses blanches. \
C'était Cabassol qui entrait
en campagne.
Une demi-heure après l'ar-
rivée des deux premiers com-
miseionnaireB, deux autres au-
vergnats de profession survin-
rent avec un nouveau charge-
ment de roses blanches. Cri-
quettaétait sur lascène entrain
de répéter avec Bédarrou.
— Gomment, encore des
fleurs! fit-elle.
— Ne serait - ce pas pour
moi? demanda .Bédarrou, les
femmes du monde ne me lais-
sent pas un instant de tran-
quillité...
On reprenait la répétition
interrompue, lorsque deux au-
tres commissionnaires arrivè-
rent encore, porteurs de qua-
tre gros bouquets.
— Douze bouquets! s'écria
Criquetta, ah ça , mais, c'est
donc un jardinier qui vous
envoie?
Roquebal fronça les sour-
cils.
— Allons! allons ! mes en-
fants, reprenez la scène.., Ça
ne va pas, ça ne va pas !
— Je mô suis mU au piauo h deux heures du malin
Avant la lin de la répétition, six autres commissionnaires s'étaient pré-
sentés, ce qui portait à vingt-quatre le nombre des bouquets de roses blan-
ches. Griquetta était enchantée de voir les artistes femmes, ses camarades,
furieuses de cet arrivage de bouquets ; de plus elle était fortement intriguée.
A qui fallait-il attribuer cette galanterie?
Qui avait pu envoyer tant de commissionnaires et tant de fleurs?
Était-ce le baron, était-ce le maestro Colbuche, était-ce le banquier qu'on
lui avait présenté deux jours auparavant, était-ce le petit Bézucheux de la
Pricottière, était-ce... ou bien n'était-ce pas plutôt ce docteur un peu original,
placé à côté d'elle, la veille, au dîner de Colbuche? il s'était montré si galant
et si empressé... Oui, ce devait être cela! En y réfléchissant, Criquetta ne
douta plus que cette exquise galanterie ne vînt de ce docteur d'allures fo-
lâtres.
Gabassol s'arrangea pour rencontrer par hasard le maestro Colbuche à la.
sortie de la répétition. On comprend que, pour ce qu'il avait à lui demander,
il ne tenait pas à se trouver en présence de madame Colbuche.
— Eh bien ! cher maestro, et cette fluxion?
— Cher docteur, vous voyez elle y est encore ; j'ai eu une très mauvaise
nuit, j'en ai profité pour achever mon finale du troisième acte et pour ajouter
un duo entre le prince et la petite favorite au deuxième. Je me suis mis au
piano à deux heures du matin et j'y suis resté jusqu'à sept. Tant pis pour les
voisins ! ils ont murmuré, mais je m'en moque !
— Elle clou?
— Quand je lui ai raconté notre clou, le ballet du mal de dents, le direc-
teur des Folies-Musicales a sauté d'enthousiasme. Il n'y a que Palmyre, le
maître de ballet, qui n'y morde que modérément. J'ai envie de vous l'envoyer,
je suis certain que vous lui en ferez comprendre les beautés. Cependant tout
va marcher, on va pousser ferme le ballet pour passer dans quinze jours.
— Mon cher maestro, je vais vous adresser une prière : j'adore le théâtre,
le spectacle de la salle m'est familier ; je voudrais passer de l'autre côté du
rideau et pénétrer dans les coulisses ! Vous devriez me permettre d'assister
aux répétitions de votre pièce...
— Comment donc, mais vous avez des droits, n'êtes-vous pas pour
quelque chose dans le ballet! Venez demain, le concierge aura l'ordre de
vous laisser passer.
Cabassol ne manqua pas le rendez-vous. Préalablement, il réunit les
douze commissionnaires de la veille, leur mit à tous un bouquet dans chaque
main et les envoya en corps au théâtre.
— M** Criquetta? demanda le premier des commissionnaires.
Le concierge prit la tête de la troupe, et les douze auvergnats s'engagèrent
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
La loge de Criquetta.
Liv. 26.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
20 3
dans une série d'escaliers et de petits couloirs au plancher tremblotant.
De la scène, on entendit le retentissement des souliers sur la planche. Quand
le premier commissionnaire parut, ses bouquets à la main, des éclats de
rire sortirent de derrière tous les portants.
— Mme Criquetta n'est pas là ?demanda le commissionnaire.
— Elle est à sa loge... Laissez les bouquets là, on les lui remettra.
— Non, je dois les remettre à elle-même.
%±Mu'^ à Mm
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— En scène, tout le monde!
— Elle s'habille peut-être...
— Ça ne nous gêne pas.
Et les douze commissionnaires, tournant sur leurs talons, emboîtèrent
le pas derrière le concierge pour gagner la loge de Mmc Criquetta, suivis
par un cortège d'artistes, de figurantes et de choristes, avec une arrière-
garde, formée par deux pompiers de service.
— Eh bien ! eh bien ! Est-ce qu'on s'en va? cria la voix de Roquebal, en
conversation derrière un portant avec Golbuche et le maître de ballet.
— Non, monsieur, répondirent quelques voix de femme aux intonations
204
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
aiguës, c'est les commissionnaires à M™ Criquetta qui apportent encore
vingt-quatre bouquets.
— Sait-on de la part de qui? demanda Bédarrou, assis dans un coin.
— On dit que c'est de la part d'un Américain...
Eloquebal parut furieux. Il se tourna vers le régisseur et demanda si
décidément l'on allait répéter, oui ou non.
Le régisseur s'élança.
— Sur la scène, tout le monde! cria-t-il, allons, mesdames, toutes celles
qui ne vont pas être là d'ici deux minutes, à l'amende ! Nous commençons
tout de suite 1 Allons, là, les buveurs, côté cour, nom d'un chien, entendez-
vous, vous là-bas, côté cour! massez-vous... Allons, sacristi, commencez, le
chœur des buveurs!
Les marches de l'escalier du fond de la scène retentirent sous le galop
précipité des artistes qui revenaient de la loge Criquetta.
Roquebal et le directeur s'étaient installés devant une petite table, placée
à l'avant-scène; derrière eux, la salle faisait un grand trou noir et vague,
percé de points lumineux, les œils de bœuf des loges, semblables à plusieurs
rangées de petites lunes.
La répétition commença. Mm0 Criquetta avait daigné quitter sa loge, et,
en attendant son entrée en petite favorite, elle s'était installée sur une chaise,
derrière un portant, à côté de Bédarrou ; elle s'éventait nonchalamment, en
répondant de temps en temps aux plaisanteries de l'acteur. Cabassol parut
à ce moment, remorqué par le maestro Colbuche.
La répétition.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
205
— Bonjour, Griquetta, dit le maestro, comment vas-tu, mon enfant?
— Bonjour, mon gros chien I Bonjour, mon petit docteur ! Dites donc, j'ai
ù vous parler, vos auvergnats sont splcndides 1
— Quels auvergnats ?
— Vos douze commissionnaires et leurs vingt-quatre bouquets, parbleu !
— Ah ! vous avez deviné ?
Consultation artistique dans la loge de Criquetta.
— Gomment c'était de lui, les bouquets d'hier ? fit Golbuche.
— Et ceux d'aujourd'hui, mon cher, monsieur a encore fleuri ma loge !
Voyez, je porte à mon corsage un échantillon de son envoi... trop galant !
— Madame, j'avoue tout! au jour de la première de la Petite Favorite, votre
loge contiendra trop de bouquets de tous les admirateurs de votre talent et de
votre beauté. Je n'ai pas voulu attendre jusque-là, pour ne pas laisser écraser
mes modestes fleurs sous l'avalanche de ce grand jour... Pardonnez mon
empressement !
— Griquetta! où est Griquetta! cria Roquebal du fond de la scène, elle
n'est pas à sa réplique.
20G LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Voilà ! voilà !
L'entretien fut interrompu.
Cliquette et Bédarrou avaient à tenir la scène jusqu'à la fin du premier acte.
— Sapristi 1 fit Bédarrou entre deux tirades, fichtre 1 qu'est-ce que c'est que
ii ? je ne le connaissais pas ce bijou? c'est une broche...
— Oui, mon petit, une cigale d'or avec brillants à la clef. Comprends-tu,
une cigale? C'est un criquet, comme on dit aux champs ; Criquet, Criquetta,
c'est mon emblème, un bijou parlant...
— Je vois bien, c'est d'un Brésilien?
— Mais non, mon petit, c'était avec les bouquets de mes auvergnats. C'est
de mon galant docteur 1
— Sapristi ! dis donc, Criquetta, à ta place, je changerais de nom, je m'ap-
pellerais Élcphantine ou Hippopotama... Ça serait plus avantageux.
— Pourquoi ça, insolent ?
— Parce que les auvergnats t'apporteraient peut-être ton emblème gran-
deur naturelle et enrichi de diamants.
Cabassol ayant été présenté au directeur et à tout le personnel des Folies-
Musicales, ne manqua plus aucune répétition de la Petite Favorite. Chaque
jour il arrivait au théâtre, avec le maestro Colbuche et faisait répéter avec lui
les nouveaux morceaux intercalés dans la reprise. Les commissionnaires et
leurs bouquets lui avaient valu une popularité immense parmi les artistes
femmes, rôles ou choristes, popularité dont il n'abusait point, nous devons
le dire.
Toutes ses attentions étaient pour Criquetta, chaque jour il s'ingéniait à la
surprendre par une galanterie nouvelle, aussi délicate et aussi inédite que
possible, ce qui piquait d'autant plus les camarades de la charmante artiste.
Colbuche interrogé sur son compte, avait raconté que ce dentiste galant était
un excentrique américain, docteur exerçant en amateur, et quelque peu
millionnaire. Aussi, chaque jour, à l'arrivée de Cabassol dans les coulisses des
Folies Musicales, notre ami était-il immédiatement entouré par toute la troupe
féminine du théâtre.
— Docteur, il faut "que vous me donniez une consultation !
— Docteur I docteur I N'est-ce pas que ma perruque n'est pas dans l'esprit
de mon rôle, vous savez, je fais le page du trois, celui qui apporte une guitare
au prince...
— Mon petit docteur \ vous qui êtes bien avec M. Colbuche, tâchez donc
qu'il m'ajoute un couplet au finale du deux... je n'ai que six vers à chanter,
c'est dégoûtant, on me colle toujours des pannes!
"* — Docteur, j'ai mal à la tête toutes les après-midi,..
Cabasâol plaisantait tant que l'on voulait, il donnait des consultations à
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
207
qui lui en demandait, prescrivant même au besoin ce qu'il avait entendu pres-
crire à ses amis, étudiants en médecine, lorsque des petites dames de Bullier les
consultaient sur des indispositions. Puis il allait baiser la main de Griquetta
qu'il trouvait en grande conversation dans sa loge avec la costumière, ou \o
coiffeur, ou le cordonnier, ou même l'armurier, car Griquetta devait, au troi-
sième acte, porter un travesti militaire.
Cabassol, là encore, donnait des consultations, mais des consultations artis-
tiques sur le bon goût de telle ou telle étoffe, sur la couleur des cheveux on
sur la hauteur des talons de bottines ; Griquetta légèrement courte de taille,
tenait à rehausser sa majesté par quinze centimètres de talons, et le flatteur
Cabassol lui donnait toujours raison.
Il n'en était malheureusement pas plus avancé pour cela dans son entre*
prise galante; Griquetta lui don-
nait libéralement sa main à bai-
ser, elle lui donnait des tapes sur
la joue, et l'appelait avec effusion
son petit canard, quand il lui pré-
sentait quelque échantillon de bi-
jouterie nouveau ; mais tout s'ar-
rêtait là. — Elle avait refusé jus-
qu'à ce jour toutes les invitations
à souper et ne l'avait pas laissé s'é-
manciper avec elle ainsi qu'il en
avait eu plusieurs fois la velléité.
D'ailleurs, Roquebal veillait,
inquiet de la cour assidue de Ca-
bassol auprès de son idole. L'in-
tention de Griquetta n'était pas de
désespérer le pauvre Cabassol,
mais elle avait des principes et ne
voulait pas succomber avant un
semblant de défense ! Elle s'admi-
rait elle-même, dans son for inté-
rieur, pour sa belle résistance à
cet américain charmant et criblé
de dollars, et elle se trouvait par-
fois bien cruelle de le faire poser
si longtemps.
Les répétitions de la Petite Fam
Criauetta devait porter un travestissement
vonte tiraient à leur fin, on allait militaire.
répéter généralement, en costumes, la pièce et le ballet, quand Griquetta
jugea le moment venu de changer de tactique. Cabassol en lui baisant la main
s'aperçut Se ses bonnes dispositions à son égard et comprit qu'il allait mener
;i bonne lin la vengeance deBadinard. Roquebal-Jocko allait payer sa dette!
Un scrupule vint alors à notre consciencieux ami ; déjà il avait failli se
tromper et porter le poids de sa vengeance sur l'innocent maestro Golbuche.
11 voulut, avant de faire du chagrin à un prévenu, 'être au moins certain de sa
culpabilité; il résolut de constater tout d'abord, bien et dûment, l'identité de
Roquebal 1
À brûle-pourpoint il interrogea Griquetta.
— Divine Griquetta! Roquebal, cet affreux vaudevilliste, n'est pas, je l'es-
père, pour vous ce qu'il est pour les autres femmes...
— Quoi donc? Qu'est-ce qu'il est pour les autres femmes?
— 11 est l'irrésistible Jocko !
— Vilain jaloux 1 je ne comprends pas.
— Vous ne comprenez pas? Vous connaissez pourtant bien Jocko, le sé-
duisant Jocko!
— Je connais Jocko ou le singe du Brésil.
— Ce n'est pas celui-là, voyons, vous ne connaissez pas de Jocko ?
— Non I je connais beaucoup de singes, mais pas de Jocko.
— Mais alors...
— Mais alors, mon petit Cabassol, que signifie votre agitation? qu'est-ce
que vous avez? Et qu'est-ce que ce Jocko, dont vous me parlez avec une si
singulière persistance?
— Ce que c'est que ce Jocko!... ce que c'est que ce Jocko !
— Oui?
Cabassol, étourdi par sa découverte, ne répondit pas. Ainsi, cette nouvelle
campagne aboutissait à une nouvelle déconvenue; Roquebal lui aussi était
innocent, innocent comme Colbuche; il n'avait jamais fait de peine à M. Ba-
dinard ! Ce n'était pas lui qui figurait sous le nom de Jocko dans l'album de
L'avertisseur.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
20(J
Mme Badinard. Il se raccrocha encore à un dernier espoir et reprit l'inter-
rogatoire de Criquetta.
— Voyons ! Rappelez tous vos souvenirs. Jamais on n'a appelé devant
vous M. Roquebal du nom de Jocko ?
Le campement de M"" Friol.
— Jamais...
— Ni personne autre?
— Non... cependant... attendez... il me semble tout de même qu'un jour,
à un souper avec des camarades du théâtre, quelqu'un avait amené un nommé
Jocko!
— Ahl fit Gabassol triomphant, et ce Jocko?
— Ce n'était pas Roquebal, je ne sais même plus qui c'était, si je l'ai ja-
mais su...
Liv. 27.
210 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Sapristi !
— Mais enfin, mon cher, depuis le temps que vous me faites poser avec
votre Jocko, vous ne m'avez pas dit ce que vous lui vouliez?...
Cabassol embarrassé cherchait à donner une raison quelconque à Cri-
quetta. Une idée lui vint.
— Pourquoi je cherche Jocko? dit-il, je vais vous le dire, si vous me pro-
mettez le secret. Je le cherche pour le marier 1
— Bahl qu'est-ce qu'il vous a donc fait?
— Rien du tout...
— Eh bien, alors?
— C'est une simple commission...
— Étrange commission !... Et à qui voulez- vous le marier?
— Voilà, je vais tout vous dire !... Je cherche partout le nommé Jocko, je
le demande à tous les échos et particulièrement aux échos du monde où l'on
ne s'ennuie pas, pour lui faire épouser une Américaine! trente-cinq ans, for-
tune fabuleuse, des sources de pétrole, un quartier à Chicago, le tout prove-
nant d'un héritage récent. Furieuse d'avoir si longtemps tressé les nattes de
sainte Catherine, elle veut, pour se rattraper, épouser un mari farceur comme
tout et elle a jeté son dévolu sur le nommé Jocko, dont la réputation est
venue jusqu'à elle. Voilà pourquoi je cherche Jocko.
Criquetta éclata de rire.
— Pauvre Jocko ! dit-elle, pauvre Jocko qui ne se doute pas de ce que
vous méditez contre lui... Pourvu qu'il ne soit pas trop rangé, maintenant,
ou trop décati ! Si jamais j'en entends parler, je vous promets de vous le dire.
Vous savez, s'il est si farceur que cela, je regrette de ne pas l'avoir mieux
connu... j'en rêverai de votre Jocko !...
La sonnette de l'avertisseur interrompit l'entretien. Cabassol profita de
cette diversion pour se sauver au foyer des artistes, où il s'abîma dans ses
réflexions, sans faire attention au bruit qu'y menait toute la troupe des Folie?
Musicales, réunie dans ses nouveaux costumes de la Retite Favorite.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
211
IV
Campement bellevillois. — Amers chagrins de M"
Une jeune fille qui tourne mal.
Friol mère...
Le foyer des artistes est en rumeur. A chaque minute, un nouveau per-
sonnage arrive et se campe au milieu de la petite pièce pour se faire admirer
de ses camarades. Sur les banquettes qui garnissent les quatre côtés, sont
Le grand Cànisy et la grosse Berthe.
étendus des choristes en bourgeois ou en hommes d'armes et des ribaudes à
jupes excessivement courtes, et à corsages échancrés avec libéralité ; des dame?
de la cour s'éventent, des pages regardent dans la grande glace si leur mail-
lot ne fait pas de plis. Quelques petites femmes chantonnent des couplets de
la pièce, en se tournant devant la glace, d'autres se serrent le plus possible
dans leurs jupes courtes ou les relèvent d'un côté pour dégager le mollet.
Le grand Ganisy, maigre comme un clou, cause dans un coin avec la
grosse Berthe revêtue d'un costume de duègne comique.
L'entrée des petites Vanda et Drago, en bohémiennes de Grenade, cause
212
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
une certaine sensation ; elles sont charmantes, l'une est un peu svelte, l'autre
au contraire semble prête à faire éclater son costume, serré jusqu'à la der-
nière limite. Vanda lance son pied en
l'air devant la glace et fait résonner son
tambour de basque sur sa tête.
Cabassol réfléchit toujours; assis
entre une ribaude qui relace s-a bottine
sur son genou et un alguazil à l'air lu-
gubre, il ne fait attention à rien, ni aux
aimables masques qui sollicitent son
appréciation, ni à leur costume, ni à
celle-ci qui lui demande si le relevé de
sa jupe fait bien valoir son mollet, ni à
celle-là qui tient — ah! mais là, abso-
lument, — à lui faire voir qu'elle n'est
pas trop serrée. Il n'entend pas les plai-
santeries an peu raides de la grosse
Berthe, ni les éclats de rire à chaque
nouvelle entrée, ni les plaintes contre,
cet animal de costumier, ni les Com-
ment vas-tu, mon petit chat? de Bedar-
rou qui lui tape sur l'épaule.
Tout à coup il bondit. Jocko existe,
Le relevé de la jupe fait-il valoir le mollet?
on l'a connu ; Criquetta a soupe avec lui, elle ne se souvient pas de son vrai
Klle tient absolument à lui faire voir qu'elle n'est ji.is trop serrôe^
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
213
aom, mais peut-être quelque autre artiste des Folies Musicales aura plus de
mémoire.
— Mesdames! s'écrie-t-il, l'une de vous a-t-elle jamais aimé un nommé
Jocko?
— Hein? tirent à la fois Vanda, Drago, Berthe et les autres.
— Oui, Jocko, un nommé Jocko! cherchez, réfléchissez...
M"* Colbuche écrit trop !
— C'est pas un grand qui attendait toujours chez le concierge?
— C'est pas le gommeuxdu quatrième fauteuil, tous les soirs?
— Mais non, il s'appelle Gontran 1
— Jocko est chauve, voilà tout ce que je sais !
— Je le connais! s'écria triomphalement une petite ribaude, je le con-
nais.
— Parle! je te promets tout ce que tu voudras, n'importe quoi, un porte-
bonheur, une bague, un bouquet de violettes, situ me dis son nom!...
— Je le connais, c'est le grand barbu à Lucie Priol ! Friol l'appelait son
Jocko! je ne sais pas son autre nom...
214 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Mais je puis le savoir par Lucie Friol. Est-elle aux Polies Musicales ?
— Non, il y a un an qu'elle est partie; je ne l'ai pas vue depuis ce
temps-là.
— Sacristi ! Sait-on son adresse?
Personne ne répondit. Gabassol faillit s'arracher un cheveu. Cet infernal
Jocko était bien difficile à trouver; de toute son enquête, Gabassol n'avait
recueilli qu'un simple renseignement à ajouter à celui qu'il possédait déjà.
Par la photographie, il avait vu que Jocko était chauve, il savait de plus
maintenant qu'il était grand et barbu.
La répétition commençait. Bohémiennes, alguazils, seigneurs, et grandes
dames quittaient le foyer pour entrer en scène. La petite ribaude vint s'as-
seoir à côté de Cabassol.
— Docteur I j'y repense, je sais où demeure la mère de Lucie Friol. Vous
pourrez avoir l'adresse de sa fdle.
— Mon enfant, vous me sauvez la vie! où demeure-t-elle?
— Là-haut, à Belleville, je connais l'endroit, mais je ne sais pas le numéro;
je vous conduirai si vous voulez!
— Tout de suite!
— Ah non! Et la répétition... Voulez-vous demain matin?
— Entendu, demain, neuf heures! tu es un ange!
Cabassol, sans même prendre congé de Criquetla, quitta le théâtre et
saula en voiture pour aller rendre compte de ses opérations à Me Taparel
— Eh bien? demanda Me Taparel, Badinard est-il vengé de M. Roquebal?
Vous m'avez télégraphié hier que vous en aviezle ferme espoir.
— Nous allions encore commettre une erreur ! fît Cabassol en se laissant
tomber dans un fauteuil, Roquebal est innocent comme l'enfant qui vient de
naître, il est pur, il est...
— Quoi, ce n'était pas Jocko?
— Non! Je m'en suis aperçu à temps! Sans ma prudence, sans je ne sais
quel pressentiment, j'allais faire un malheur!... Mais, rassurez-vous, je suis
enfin sur la bonne piste, le véritable Jocko va me tomber sous la main.
Cabassol et M0 Taparel reprirent l'album de Mme Badinard, pour examiner
encore une fois la photographie si malencontreusement effacée du Jocko qui
leur donnait tant de mal.
— Ce n'est pas le tout, reprit Cabassol, mais, de ma campagne contre M.
Colbuche, il résulte pour nous quelques légers embarras, Mmc Colbuche
m'adore! J'avais, vous le voyez, bien mené les choses... elle m'adore! ce ne
serait rien si elle n'écrivait pas, mais c'est qu'elle écrit, et beaucoup...
— Comment cela?
— Moncher Me Taparel, tousles matins, j'ai ma lettre, une lettre de quatre
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
215
ou six pages! des reproches, des protestations... Hélas! nous sommes tombés
sur une femme littéraire !
— Diable! diable ! fit Mc Taparel en se grattant le menton.
— "Vous savez, reprit notre héros, quelle existence occupée je mène!
C'est à peine si j'ai le temps de lire les missives de Mme Colbuche, encore
moins ai-je le temps d'y répondre... Ces jours-ci, j'ai eu l'occasion de ren-
contrer plus d'une fois Mme Colbuche et j'ai pu la taire patienter au moyen de
signes mystérieux, mais elle s'aigrit et j'ai vu, par sa lettre de ce matin,
Aux Buttcs-Chaumont
— huit pages serrées, — que mon silence incompréhensible la jetait dans la
désolation...
— Que faire? gémit Me Taparel considérablement ennuyé de faire souffrir
une pauvre et innocente dame.
— Dame, cherchez un moyen! c'est votre faute aussi, vous me lancez sur
un faux Jocko, toute la responsabilité vous incombe, je vous enverrai les
lettres et vous ferez ce que votre cœur vous imposera pour soulager un peu
les souffrances morales de cette pauvre dame...
— Vous voulez que je réponde à ses lettres? fit Mc Taparel effrayé.
— Je n'ai pas écrit une seule fois, elle ne connaît pas mon écriture... vous
pouvez le faire en toute sécurité. Cependant il y a un moyen, vous avez des
clercs, faites-les travailler...
— Diable! c'est que c'est une besogne extra-notariale : il n'y a, dans le
Formulaire d'actes, rien qui ressemble à des lettres galantes!
— Bah ! ce sont des jeunes gens, ils ont de l'imagination... et puis M. Mira-
doux est là pour les guider...
M* Taparel réfléchit pendant quelques minutes, puis il appela Miradoux
pour conférer avec lui sur cette délicate affaire.
Miradoux, au commencement, jeta les hauts cris, il trouvait l'étude déjà
suffisamment compromise par toutes les négociations nécessitées par les
affaires de la succession Badinard, mais il finit bientôt par se laisser
convaincre.
— Voilà le paquet de lettres, luiditCabassol, lisez-les et arrangez-vous. Je
vous enverrai toutes les autres avec la plus grande régularité.
— Après tout, reprit Miradoux, cela peut encore se faire, et j'entrevois
le moyen d'arriver bientôt à retrouver notre tranquillité de ce côté. Voilà mon
plan : nous serons brûlants tout d'abord, nous taperons dans les grandes
phrases, puis tout doucement, tout doucement, nous mettrons une sourdine,
nous deviendrons plus calmes et nous arriverons peu à peu à l'amour le
plus platonique.
— Bravo! s'écrie Gabassol, j'approuve complètement votre ligne,
monsieur Miradoux, vous êtes un grand homme!
— Voici comment je vais partager la besogne : mon second clerc est un
garçon fougueux, je lui confierai les lettres passionnées ; à lui les grands
élans, les imprécations, les propositions d'enlèvement ou de suicide à deux!
à mon quatrième clerc, jeune homme léger et même un peu skating-rink,
reviendra la mission d'écrire des choses spirituelles, pour reposer un peu
Mme Colbuche des ardeurs romantiques du précédent ; puis, quand nous en
arriverons au platonisme, j'utiliserai mon troisième clerc, garçon tranquille
et nébuleux ; il a des dispositions pour ça, voilà trois ans qu'il fait la cour à
une dame sans se déclarer positivement!
— Très bien !
— Et, pour les cas particuliers, pour les réponses embarrassantes, acheva
modestement Miradoux, je serai là et je ferai pour le mieux.
— Ouf! fit Cabassol, voilà un poids de moins sur mon esprit!
Cette question réglée, notre héros serra la main de Miradoux et s'en fut
passer la soirée tranquillement avecBézucheux de la Fricottière et ses quatre
amis.
La petite ribaude des Folies Musicales fut d'une exactitude remarquable le
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 28.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
219
lendemain. Cabassol monta en voiture avec elle à neuf heures et donna
l'ordre au cocher de se diriger vers les Buttes Chaumont.
— Qu'est-ce qu'elle fait, la mère de Lucie Friol? demanda Cabassol à la
petite qui s'appelait Camus de son vrai nom et Billy de son nom de théâtre. —
Elle est concierge?
— Non, elle est rentière ! répondit fièrement Billy.
Cabassol et Billy descendirent de voiture à la porte des Buttes Chaumont,
et là, Billy chercha à s'orienter. Ce quartier très bizarre et très varié d'aspects,
a des coins qui ressemblent à de la vraie campagne et d'autres semblables à
■*>V\
Conférence avec Mœe Friol.
d'affreux faubourgs abandonnés ; on y trouve de tout, de longues prairies,
avec de la mauvaise herbe et de malheureuses vaches, des ruelles ornées d'an-
tiques réverbères, des places perdues couvertes d'herbe et pareilles à des
places de village , des endroits charmants ainsi que des restes des vieilles
buttes pelées de Montfaucon, — mamelons tristes et sauvages, sur lesquels
paissent des chevaux maigres et des chèvres mélancoliques, — enfin de mornes
déserts ressemblant à certains coins désolés de la campagne de Rome. Près
de la porte du parc des Buttes Chaumont, s'élèvent des cafés en planches et
en treillages, berceaux dépourvus de feuillage, dans lesquels les clients du
dimanche et du lundi ont l'air d'êtçe en cage ; puis des tirs, des jeux de ma-
carons et de grandes balançoires dressant leur grand squelette rond.
220
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Billy prit une petite rue, tourna dans une autre, regardant à droite et à
gauche pour tâcher de se reconnaître.
— Vous ne trouvez pas ? demanda Gabassol.
— Je cherche, je n'y suis venue qu'une fois avec Friol... attendez, ce doit
être là-bas, à celte clôture de planches oui, c'est ça, je reconnais la porte.
Son journaliste.
Elle reconnaissait la porte. Gabassol cherchait vainement une porte dans
cette longue palissade formée de pièces et de morceaux, pourris par en bas et
écornés par en haut. Il regardait à travers les interstices des planches et ne
voyait derrière qu'un grand terrain couvert de hautes herbes.
— Voici la porte, dit Billy, en poussant trois planches reliées par un mor-
ceau de bois et retenues à la palissade par des lanières de cuir en guise de
gonds ; vous voyez, c'était difficile à trouver, il n'y a pas de numéro...
— Et pas de maison non plus, c'est un terrain vague...
Billy se mit à rire.
— Vous ne voyez pas de maison ?
àk
U'
On a saisi les meubles.
— Non, je ne vois que des
lapins qui courent dans l'her-
be... Ah ça, c'est dans une
garenne que vous m'avez
amené...
— Entrez toujours, vous
allez trouver la maison.
Cabassol et Billy entrè-
rent, et firent en quelques pas,
lever une demi douzaine de
lapins qui se sauvèrent dans
\ —
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
221
toutes les directions. Dans le fond du terrain, adossée aune butte couronnée
d'un vieux mur ébréché courant en zigzag, Gabassol aperçut ce que Billy
appelait la maison, c'est-à-dire une cabane de planches plus ou moins dis-
Un gros fabricant de soieries voulait lui faire une situation...
jointes, couverte d'un toit en morceaux de papier goudronné de différentes
provenances, que retenaient des barrés de bois et de grosses pierres. Un trou
carré, ouvert sur le côté, servait de fenêtre. On apercevait dans l'intérieur un
petit poêle de fonte, dont le tuyau, sortant au-dessus de la fenêtre, supportait
du linge et des chiffons fraîchement lavés.
Çà et là, dans l'herbe, quelques ustensiles de ménage, plus ou moins hété-
roclites étaient dispersés ; ce qui tirait l'œil surtout, c'était, jeté sur une touffe
de chardons, un édredon d'un rouge éclatant, débris d'une splendeur passée
tout étonné de se trouver là, dans ce campement bizarre. En avançant
Cabassol aperçut au soleil, au
beau milieu de l'édredon, une
nichée de petits lapins dont la
mère était plus loin en train
de brouter des fanes de ca-
rottes. Derrière la cabane, au
pied de la butte, s'élevait une
petite colonne de fumée; la
propriétaire de cet étrange
établissement devait être là en
train de faire sa cuisine. M. Charles.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Eh bien ! et la porte? cria une voix, vous voulez faire sauver mes
élèves ?
— On y va, madame Friol, répondit Billy en riant.
Au même instant, une grande femme sèche, habillée d'un jupon et d'une
camisole parut, en traînant des savates, à côjé de la cabane. A la vue des visi-
teurs, elle mit les deux poings sur les hanches.
— Tiens, c'est vous, ma petite Billy! comment va la petite santé? Bonjour,
monsieur, je vous salue.
— Et vous, Mme Friol, vous avez l'air de vous porter comme un
charme ?
— Oui, mon enfant, je me porte trop bien, même ; c'est pas comme les
affaires ! ah, si je n'avais pas mes élèves...
— Nous venons causer un peu, monsieur et moi, reprit Billy.
— Attendez! s'écria madame Friol, je ne vous propose pas d'entrer chez
moi, c'est un peu en désordre : vous savez, le matin, le ménage n'est pas fait,
nous resterons dans le jardin si vous voulez!
— Comment donc, madame, ne vous gênez pas pour nous...
— Nous sommes des amis, de vieilles connaissances, acheva Billy.
— Ah ! ma petite, vous dites vrai, nous sommes de vieilles connaissances,
fit Mme Friol en apportant une chaise de paille légèrement dépaillée, une
chaise recouverte en vieux velours usé, et un fauteuil décrépit, asseyez-vous,
nous serons mieux là... Ah oui ! Billy, nous sommes de vieilles connaissances;
vous n'êtes pas comme ma fille, vous, Billy, vous avez bien tourné...
— Comment, Lucie n'est pas bonne pour vous ?
— C'est-à-dire que c'en est honteux ! une fille pour qui j'ai fait tant de
sacrifices, à qui j'ai fait donner une belle éducation, et que j'ai toujours aidée
de mes conseils, j'ose le dire... et tout ça, pour en arriver là!
— C'est justement d'elle que nous venons vous parler ! ...
— J'aime mieux que nous parlions d'autre chose I tenez, j'ai plus de satis-
faction avec mes lapins qu'avec ma fille, parlons de mes lapins 1
— Non ! fit Cabassol en riant, parlons de Mlle Friol tout de même, qu'est-
ce que vous avez donc à lui reprocher?
— J'ai à lui reprocher d'avoir mal tourné! Elle s'est fait enlever, mon-
sieur !
— Diable ! s'écria Cabassol aussi contrarié que madame Friol.
— Et elle n'a pas voulu m'emmener! ! !
— Je comprends votre chagrin devant une telle ingratitude, reprit
Cabassol, mais donnez-nous des détails ; comment, elle s'est fait enlever?
— Oui, monsieur, et sans me prévenir encore... ah ! Dieu sait que je ne
lui ai jamais donné que de bons conseils et que je ne lui ai pas épargné les
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
223
avertissements et les leçons... j'ai de l'expérience, moi, et je pouvais diriger
une jeunesse dans le bon sentier... et lui éviter bien des chagrins, bien des
ennuis ! Enfin !... d'ailleurs, je l'ai toujours dit, elle n'avait pas de bons sen-
timents !
— Vous exagérez sans doute!...
— Non, monsieur ! Figurez-vous que j'avais tout fait pour lui préparer
un avenir, elle était aux Folies Musicales, où son directeur qui était bien bon
pour elle, lui donnait des petits rôles ; elle avait de belles connaissances, je
lui disais toujours : « Ma fille, tu feras ton chemin, mais faut de la conduite.
Prends-moi avec toi pour tenir fca maison ! » Mais, flûte! mademoiselle n'ai-
mait pas l'ordre, elle ne m'écoutait pas, et rien ne marchait... Un beau jour
monsieur, ce que j'avais prévu est arrivé, elle est partie avec un cabotin !
J'allais la voir de temps en temps, car je me doutais de quelque chose et je
lui disais : « Ma fille tu perds ton avenir! Emmène-moi au moins, quand ça
n'ira pas, je serai là pour t'aider de mon expérience...
— Est-elle partie loin? demanda Gabassol plein d'inquiétude.
— Chez les sauvages, monsieur, à New-York !
— Sacristi!
Et Cabassol dans un mouvement de contrariété trop brusque, faillit casser
un des pieds de son fauteuil.
— En me laissant seule avec mes lapins, mon unique consolation !
— Diable! diable! murmurait Gabassol,
voilà encore la trace de Jocko perdue !
Voyons, madame, peut-être pourrez-vous
m'éclairer. N'avez-vous pas ouï parler par
mademoiselle votre fdle d'un nommé Jocko
qu'elle honorait de... son amitié?
— Jocko? fit Mme Friol étonnée.
— Oui, un monsieur farceur qui se
faisait appeler, ou que l'on appelait ainsi
dans l'intimité? Un grand, chauve et
barbu?...
— Me souviens pas de ça. 11 y avait un
gros fabricant de soieries, retiré des affai-
res, qui voulait lui faire une situation, à la
petite ingrate; il lui avait loué un petit
appartement gentil, et il me témoignait
beaucoup de considération, quand je venais
faire un petit bezigue avec lui chez ma fille.
— Etait-il chauve? Une lionne du Prado de 1850.
224 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Dame, c'est que j'en ai beaucoup connu des chauves I il me semble
que celui-là ramenait légèrement... Mais ma fille n'était pas raisonnable; un
soir qu'il l'attendait, elle n'est rentrée que trois jours après ! Puis il y a eu
M. Charles, encore un garçon bien gentil, mais il n'était pas majeur et
ça n'a pas dure, c'était pas sérieux...
— N'en parlons plus, il n'était pas chauve.
— Non ! après M. Charles, il y a eu de la débine. On a saisi ses
meubles, c'était la troisième fois, à vingt-deux ans!... De mon temps, on
n'allait pas si vite que ça, mais les jeunesses d'aujourd'hui, voyez-vous, ça n'a
pas de sérieux pour deux sous, avant trente cinq ans !... Et alors, il est trop
tard. Si de mon temps on avait eu les occasions d'aujourd'hui, je serais mil-
lionnaire, oui monsieur! vous ne savez peut-être pas, mais j'ai eu mon temps
aussi... Billy, ne vous l'a pas dit?
— Non, madame, Billy ne m'a rien dit.
— Je lui ai pourtant raconté. Moi qui vous parle, monsieur, j'ai été une
célébrité, de mon temps, j'étais la lionne du Prado, en 50. Quelques années
après,
Pomaré, Maria,
Mogador et Clara...
vous savez bien!... Hélas! hélas! la moitié de la magistrature de France
et de Navarre, au moins, me disait des douceurs dans ce temps-là... Ils ont
fait leur chemin, ils sont maintenant procureurs, notaires, députés ou même
sénateurs, et moi, je suis là avec mes lapins ! Pour en revenir à votre Jocko,
je ne vois pas...
— Cherchez bien, madame, c'est un motif très grave qui me fait vous le
demander...
— Attendez que je me remémore. Aidez-moi, mam'zelle Billy. Quand Lucie
est entrée aux Folies, elle avait un journaliste, n'est-ce pas? Oui, même que
c'est lui qui l'a fait engager.
— Etait-il chauve?
— Non ! il en avait trop de cheveux !
— Ne parlons pas de lui. Après le journaliste ?
— Je vous ai dit que je n'avais pas la confiance de ma fille. Elle ne me
faisait pas de confidences; je cherche parmi les messieurs de cette époque...
11 y a longtemps, vous pensez, ça fait déjà trois ansl... Attendez, il y avait
un peintre qu'était chauve. Je lui disais toujours : mauvaise connaissance...
ma fille! il te fera poser pour ton portrait et puis voilà toutl... mais...
— 11 était chauve?
— Oui,je me souviens maintenant... chauve, grand et barbu 1
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
225
C'est lui! comment s'appelait-il?
— Je ne sais pas si je l'ai jamais su, car je n'a-"
vais pas beaucoup de considération pour lui... mais,
oui, oui, il me semble bien que ma fille l'appelait
Jocko...
— Vous êtes sûre
— Oui, oui, je me souviens ma;n-
tenant. Vous connaissez Criquetta,
des Folies Musicales ?
— Oui.
— Eh bien ! c'est elle qui a enlevé
le peintre à Lucie. Demandez-lui son
nom, elle vous renseignera.
Cabassol s'affaissa, découragé, au
fond de son fauteuil.
— Dites donc, ma petite Billy, reprit MmeFrioI.
vous n'avez pas besoin d'une mère ou d'une
tante?
Liv. 29.
La première de la Petite Favorite.
226 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Vous savez bien, madame Friol que je ne suis pas assez arrivée pour
me payer ce luxe-là ; plus tard, je ne dis pas...
— Et en attendant, vous ne connaissez pas quelqu'un dont je pourrais
faire l'affaire? Vous savez, sans me flatter, je représente!... Et je joue le be-
ziguc dans la perfection, je fais des réussites comme personne... je vais même
jusqu'au grand jeu, c'est précieux ça!
Cabassol réfléchissait.
— Criquetta ne se souvient pas non plus de Jocko, dit-il, elle n'a que de
vagues souvenirs, mais à vous deux, madame Friol, peut-être retrouveriez-
vous le nom de ce monsieur.
— Vous êtes bien avec Criquetta, s'écria Mme Friol, eh bien, vous
devriez tâcher de me faire entrer chez elle comme mère ou comme tante...
Faites cela pour moi, monsieur, faites-moi retrouver une position, et je vous
jure que je retrouverai votre Jocko!
— Je ferai tout mon possible.
— C'est ça qui ferait mon affaire. Figurez- vous que j'ai congé de mon
propriétaire, il faut que j'enlève ma maison pour le terme prochain, à cause
de mes lapins qui font des terriers partout. Et je ne sais pas où aller, n'ayant
pas assez de rentes pour louer un appartement boulevard Haussmann !...
— Écoutez, Criquetta répète cette après-midi : ce soir, première de la
Petite Favorite, demain nous pourrons la voir, je viendrai vous prendre à onze
heures pour vous conduire chez elle...
— Entendu, mon cher monsieur, je serai en grande tenue pour prouver
que je puis faire une mère très convenable et même imposante au besoin!
Ce farceur de Bizouard.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
227
La première de la Petite Favorite.
Où Cabassol et M* Taparel sont admis à l'honneur de se pâmer devant les chefs-d'œuvre
de l'illustre maître Jean Bizouard peintre impressionniste et naturaliste.
Après avoir refusé le petit verre de cognac que leur offrait Mme Friol, pour
sceller leur amitié, Cabassol et Billy quittèrent la garenne de l'ex-étoile du
Prado.
La première de la reprise de la Petite Favorite, annoncée avec un éclat
particulier et un grand luxe de réclames,
célébrant les changements introduits dans
la pièce, était une petite solennité d'été qui
devait réunir le fameux tout Paris avant
son départ pour la campagne.
Cabassol avait retenu son fauteuil quinze
jours d'avance et commandé trois douzaines
de bouquets qui devaient être lancés à la
diva des Folies Musicales, à raison de douze
par acte. Il fut au théâtre dès l'ouverture
des bureaux et fit d'avance de grands éloges
de la pièce et des interprètes; il parla du
clou de la pièce, du fameux ballet du mal
de dents, réglé et monté en quinze jours, et
dansé par vingt danseuses spécialement en-
gagées pour la circonstance , danseuses
charmantes et vraiment pas trop maigres!
Hélas, trois fois hélas! A quoi tient Je
sort des empires et des opérettes! Le temps,
assez frais jusque-là, s'était mis à l'orage
l'après-midi même; il faisait une chaleur étouffante qui, probablement, agit
déplorablement sur les nerfs de la presse et du public, car la Petite Favorite
fut écoutée avec une mauvaise humeur visible.
Quelques gros critiques déclarèrent en s'épongeant que c'était idiot et qu'il
était absolument indispensable de faire un exemple sur la Petite Favorite,
pour sauver l'art dramatique en péril.
Cabassol lutta tant qu'il put, de concert avec Bezucheux de la Fricottière et
ses amis, qui parlaient tout haut de cabale infecte. Us lancèrent, en dépit des
Madame Friol en toilette.
228 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
protestations, leurs bouquets sur la scène en acclamant Criquctta, mais tout
fut inutile, le ballet lui-même, ce ballet si original et si poétique, ne put
sauver la pièce, la chute fut complète.
En allant sur la scène au dernier entr'acte, pour tâcher de consoler Cri-
quetta de cet échec, Cabassol rencontra Roquebal et le maestro Colbuche.
Les deux auteurs se disputaient et rejetaient l'un sur l'autre l'insuccès de la
pièce.
— Ça marchait très bien sans votre ballet biscornu, disait Roquebal;
il était joli, votre clou, je vous en félicite! Ainsi voilà ma pièce qui a eu jadis
un fort succès, nous la dérangeons en opérette féerie, avec un ballet idiot, et
naturellement elle fait un four complet!
— Vous n'allez pas insinuer que c'est ma musique que l'on siffle ce soir!
s'écria Colbuche furieux.
— Non! mais c'est votre fameux clou qui a tout perdu! c'est votre ballet
de dentistes. Vous pouvez féliciter M. Cabassol! La dent qu'il vous a arrachée
nous coûte cher.
Cabassol baissa la tête; la Petite Favorite, il ne pouvait se le dissimuler,
tombait victime de l'affaire Badinard.
N'osant pas affronter la douleur de Criquetta immédiatement après la
chute, Cabassol s'en alla sans mot dire.
il reprit son courage pendant la nuit et se leva décidé à tout faire pour
arriver à percer l'incognito de Jocko. Il fut à l'heure dite aux buttes Chau-
mont; lorsque le fiacre s'arrêta devant la demeure de Mmo Friol, le cocher
manifesta quelque surprise, mais la porte de planches s'ouvrit d'elle-même,
et Mme Friol apparut sur le seuil de la garenne, coiffée superbement d'un
chapeau à grands rubans jaunes flottant au vent, et revêtue d'un châle écla-
tant retenu par une immense broche contenant la photographie d'un tam-
bour de la garde nationale.
— Vous voyez, monsieur, je suis sous les armes! je suis prête, je viens de
faire rentrer mes élèves, il n'y en a plus que deux qui manquent à l'appel...
vous devriez bien m'aider à les retrouver, car on serait capable de me les
subtiliser, il y a des gens si peu délicats.
— Volontiers, madame, répondit Cabassol en entrant.
Et il se mit à fouiller, du bout de sa canne, les grandes herbes et les
touffes de chardons pendant que Mme Friol battait les buissons du côté opposé.
Bientôt Cabassol fit lever les deux fugitifs qui bondirent effrayés au milieu du
terrain.
— Prenez garde aux terriers! cria Mmo Friol, ne les laissez pas entrer!
— J'en tiens un! répondit Cabassol en saisissant une paire d'oreilles
blanches.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
229
— A moi l'autre, dit
Mme Friol.
Et les deux lapins, mal-
gré leur belle défense, fu-
rent emportés vers la mai-
son de planches et jetéa au
milieu de leurs frères, par-
mi les meubles et les cas-
seroles de leur maîtresse.
— Vous ne voulez pas
prendre un petit cassis,
avant de partir? demanda
Mme Friol.
— Non, merci, répon-
dit Cabassol , j'ai hâte
d'être chez Criquetta.
— Monsieur, déclara
Mme Friol en s'installant
dans la voiture, monsieur,
j'ai beaucoup réfléchi, j'ai
creusé mes souvenirs , et
je suis certaine mainte-
nant que le Jocko que vous
cherchez est bien le pein-
tre que je vous ai dit... et
pour plus de certitude en-
core, j'ai fait trois réussi-
tes!
Criquetta venait de dé-
jeuner lorsque Cabassol se
fit annoncer, remorquant
Mme Friol.
— Eh bien, mon bon!
fit Criquetta en appliquant
sa main aux lèvres de Ca-
bassol, quel four! quelle
dégringolade!
— Chère Criquetta,
vous avez vu que j'ai lutté
jusqu'au bout'
La maison de l'illustre peintre Jean BUouard.
230 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Courageux comme Bavard!... Mais la Petite Favorite ne tiendra pas
huit jours, et ensuite, vacances et bains de mer! Vous verra-t-on à Trouville,
Cabassol? avez-yous vu les journaux? ils se sont montrés gentils, lisez : l'ad-
mirable talent de Mmo Criquetta ne pouvait sauver une pièce impossible...
l'esprit et la souplesse de Mme Criquetta, cet éclat de rire vivant, a soutenu
quand même cette pièce inepte... M"10 Criquetta, séduisante comme toujours,
s'est montrée grande artiste, etc., etc.. C'est Roquebal qui doit faire ur.
nez! mais je m'en bats l'œil, il m'a fait une scène atroce, hier soir et je l'ai
envoyé promener...
— Pauvre Roquebal, pensa Cabassol, c'est la succession Badinard qui lui
vaut ça !... Ma chère Criquetta, reprit-il tout haut, vous souvient-il de notre
conversation au sujet du nommé Jocko?
— Encore Jocko ! fit Criquetta avec une moue délicieuse.
— Toujours, tant que je ne l'aurai pas trouvé. J'ai découvert que ce Jocko
était un peintre chauve, grand et barbu, et je vous amène une dame qui l'a
rencontré jadis, mais qui ne se souvient pas de son nom. J'ai pensé qu'en réu-
nissant vos souvenirs, vous parviendriez peut-être à retrouver ce nom tant
cherché...
— Un peintre, chauve, grand et barbu...
— Oui, dit Mmo Friol, et farceur! ah! qu'il était farceur... Voyons, il y a
trois ans, vous ne vous rappelez pas?... le peintre à Lucie Friol?...
— Ah! s'écria Criquetta, le peintre à Lucie Friol, Bizouard, ce farceur de
Bizouard, c'est vrai, toutes les femmes l'appelaient Jocko !
— Serait-ce Jean Bizouard, le fameux peintre impressionniste? demanda
Cabassol.
— Lui-même! tenez, regardez, il m'a fait mon portrait... C'est d'ailleurs
le seul souvenir qu'il m'ait donné... il était toujours dans la panne dans ce
temps-là.
Criquetta avait décroché un petit tableau que Cabassol tourna, retourna
dans tous les sens.
— Ce n'est pas un paysage ?
— Mais non, tenez, dans ce sens-là, vous ne voyez pas? c'est mon portrait
dans mon cabinet de toilette... Vous ne voyez pas mes cheveux, et là un bras...
l'autre est oublié, mais ça ne fait rien...
— Oui, oui, parfaitement, je me retrouve maintenant, cette grande tache
blanche, c'est votre peignoir... oh ! très bien, mais je l'aimais mieux comme
paysage ; à votre place, je l'accrocherais dans l'autre sens.
Cabassoi heureux d'avoir enfin découvert le nom du mystérieux Jocko, ne
pensait plus qu'à s'en aller, pou*- ouvrir immédiatement les hostilités contre
lui; il avait oublié Mmt Friol qui multipliait pourtant les signes pour lui
»
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
231
rappeler qu'il avait promis de l'aider à retrouver une position sociale. Enfin
Cabassol, après un coup de coude plus accentué, se souvint de ce qu'elle atten-
dait, et entama cette négociation délicate avec Criquetta. Celle-ci venait juste-
ment de perdre sa femme de chambre qui lui avait donné ses huit ,'o irs, pour
entrer dans un café-concert et se consacrer entièrement à l'art. Elle avait
besoin d'une personne de confiance pour tenir la maison et surveiller la
nouvelle femme de chambre et les autres domestiques.
Mmo Friol était vraiment ce
qu'il lui fallait, elle avait l'expé-
rience et possédait des qualités
remarquables de tenue et de
discrétion. En peu de minutes
l'affaire fut conclue et Mrac Friol
fut acceptée en qualité de mar-
raine.
Cabassol se hâta de prendre
congé pour courir chez M0 Tapa-
rcl afin de lui annoncer son heu-
reuse découverte.
Il Jtrouva toute l'étude en
train de travailler pour la suc-
cession Badinard. Mmo Colbuche
avait écrit deux lettres nouvelles
de six pages chacune, et M. Mi-
radoux s'occupait des réponses.
— Victoire ! s'écria Cabassol
en entrant dans le cabinet de
Me Taparel, Victoire ! je tiens
enfin le membre du club des
billes de billard que nous cher-
chons, je tiens Jocko !
— Enfin ! comment se nommc-t-il? demanda M0 Taparel.
— C'est le célèbre peintre impressionniste Jean Bizouard.
— Je l'ai vu hier au dîner hebdomadaire du club, et j'ai causé avec lui sans
le soupçonner !
— Il faut que vous me présentiez à lui sous un prétexte quelconque, pour
que j'entre en campagne...
— C'est bien facile, justement le grand artiste m'a invité à venir admirer,
dans son atelier, l'œuvre qu'il destine au prochain salon des impressionnistes,
une œuvre qui doit révolutionner l'art... Venez avec moi, je vous présente
Portrait de Criquet
232
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
comme un riche amateur, nous nous pâmons devant le chef-d'œuvre et la con-
naissance est faite ! Est-ce dit?
— C'est dit. Partons tout de suite !
Me Taparel sonna pour demander son pardessus et sa canne. Cabassol avait
sa voiture à la porte, Mc Taparcl donna l'adresse de Jean Bizouard, boulevard
de Clichy, et les deux vengeurs de Badinard roulèrent menaçants vers la
demeure de Jocko.
Le célèbre peintre impressionniste avait son atelier au quatrième étage
d'une maison entièrement occupée par les beaux arts : au rez-de-chaussée, un
sculpteur; un peintre de petits sujets mondains etdejolis chiffonnages,au pre-
mier ; un prix de Borne, au second ; un animalier, au troisième ; l'impressionnist''
au quatrième, nous l'avons dit; et, sous les toits, au cinquième, un paysagiste
qui, de son atelier, pouvait apercevoir la grande nature de la banlieue de Paris,
les nobles lignes et les suaves contours des coteaux d'Argenteuil.
Le célèbre peintre impressionniste ouvrit lui-même sa porte à nos amis. Il
répondait bien au signalement donné par Griquetta et par Mme Friol, il était
grand, barbu et chauve. Il était vêtu d'une vareuse de velours violet et d'un
pantalon bleu d'une coupe ultra élégante. Une cravate de soie bleue à pois
jaunes, un monocle, un jabot et des manchettes plissées, complétaient ce cos-
tume que M. Bizouard portait avec une désinvolture nonchalante.
— Eh ! bonjour, bille de billard Taparel ! fit Jean Bizouard en tendant la
main aux arrivants, vous avez eu le courage de grimper jusqu'à mon perchoir,
c'est bien aimable à vous !
Mon cher Bizouard, répondit Me Taparel, j'avais soif d'idéal et de poésie,
je voulais contempler votre nouveau chef-d'œuvre, pour me reposer de mes
longues séances d'affaires notariales... J'ai l'honneur de vous présenter M, Ca-
bassol, un de nos amateurs distingués, un érudit des choses de l'art...
— Asseyez-vous donc, messieurs, fit Bizouard en les poussant vers un divan,
asseyez-vous et prenez des cigarettes...
Cabassol et Me Taparel se laissèrent tomber sur un large divan rouge et
prirent les cigarettes que leur oflYait Bi-
zouard ; l'illustre maître s'étendit dans un
fauteuil américain, tenant la palette d'une
main et de l'autre une longue pipe turque.
Pendant qu'il se perdait dans la contempla-
tion des spirales de la fumée bleue qu'il
lançait autour de. lui dans toutes les direc-
tions, les deux visiteurs examinaient l'ate-
lier immense et élégant du Raphaël de l'im-
pressionnisme.
■fcf i
Profond repos
par Jean Bizouard.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 30.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
235
Au centre de l'atelier, se dressait le chef-d'œuvre en fabrication, splendi-
dement encadré dans une large bordure d'or et flanqué de deux grandes
plantes tropicales dans des vases de faïence bleue; sur d'autres chevalets,
des toiles terminées ou commencées seulement, donnaient des taches bizarres,
des effets de couleur terrifiants, de véritables feux d'artifice éclatant en
DANAÉ, par Jean Bizouard.
fusées jaunes, bleues, vertes ou rouges. Au centre de l'atelier, sur une grande
table du XVIe siècle, parmi des fouillis de gravures, d'étoffes orientales et de
japonaiseries, trônaient, dans une attitude pleine de fierté, deux immenses
bottes de gros cuir noir, non pas des bottes artistiques des temps passés, des
bottes gothiques et archéologiques, mais bien d'ignobles bottes du plus pur xixe
siècle, des bottes naturalistes d'égoutier.
Les murs de l'atelier étaient du haut en bas garnis d'esquisses et de
pochades, portant toutes la patte du maître ; dans le fond s'élevait un escalier
de bois, aux balustres finement tournées, conduisant à une petite pièce basse
de plafond, bondée de débarras et de chefs d'oeuvre retournés contre le mur.
— Regardez-moi ça avec vos meilleurs yeux, dit enfin Jean Bizouard, en
?36 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
indiquant avec le tuyau de sa pipe le chef-d'œuvre du jour, regardez-moi ça
et dites-moi votre sentiment vrai, sans flatterie aucune!
Cabassol et Me Taparel arrondirent leurs mains en forme de télescope,
devant leurs yeux et se plongèrent dans l'étude du grand tableau.
— Ma composition, poursuivit Bizouard, aura pour titre Profond repos.
Je veux montrer dans une œuvre à la fois calme et forte, le repos des travail-
leurs se confondant avec le grand repos de la nature à l'heure du crépuscule!
C'est une œuvre longuement pensée, où je veux allier la vigueur du natura-
lisme aux sentimentalités de l'idéalisme, avec une teinte de panthéisme, mais
de panthéisme moderne. — Ce trou rond au milieu de ma toile, c'est une
bouche de l'égoût collecteur; vous voyez, elle n'est pas fermée, mais l'échelle
avec laquelle on descend est retirée, ce qui indique déjà des intentions de
repos. — Maintenant, voyez la superbe dominante du tableau, les deux paires
de bottes debout sur le trottoir, l'une un peu affaissée et allanguie à la fois
par le travail d'une rude journée et par les molles tiédeurs d'un coucher de
soleil de septembre, et l'autre, fière personnification du courage plébéien, se
redressant pleine de confiance dans la force et dans l'élasticité de son cuir,
prête à recommencer demain le labeur d'aujourd'hui! Vous voyez comme
l'idée de profond repos ressort vigoureusement. Ce qui l'achève, c'est cette indi-
cation sur la droite, voyez, un commencement de boutique avec ces mots :
Commerce de vins!.... tout est là, les travailleurs, après la tâche faite, sont
remontés, ils ont mis en tas leurs outils, ces racloirs, ces lanternes et cette
échelle, ils ont retiré leurs bottes de travail et ils sont allés respirer un instant
devant une coupe pleine... Profond repos!
— Superbe ! fit Me Taparel.
— Écrasant ! s'écria Cabassol.
— Ah ! l'ignoble critique prétend que nous ne pensons pas, nous autres
impressionnistes! reprit Jean Bizouard, j'ai voulu, dans cette seule toile,
prouver que nous sommes au contraire essentiellement des penseurs! nous
sommes des poètes, non pas des gratteurs de lyres, des accordeurs de man-
dolines, de fadasses amants de la lune, mais bien des prêtres de la vraie poésie
moderne, à la fois poètes vibrants et penseurs immenses! Et comme peintres,
quel est votre sentiment sur notre peinture?
— Notre sentiment, à nous, simples et vils bourgeois, c'est qu'il n'existe
pas d'autre peinture que la vôtre, l'autre n'est qu'un coloriage vulgaire !
— Vous l'avez dit, vous avez trouvé le vrai mot : coloriage à l'huile ! Mes-
sieurs, vous avez des sentiments impressionnistes dont je ne saurais trop vous
féliciter !. .: C'est si rare, l'ineptie triomphante a tant d'adeptes parmi ceux qui
se disent amateurs éclairés des beaux-arts! Vive l'impressionnisme, l'autre
peinture c'est de la peinture blette I ^
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
237
— Nous permettrez-vous, quand nous serons remis de notre émo-
tion, d'examiner un peu vos autres chefs-d'œuvre? demanda Cabassol.
— Tant qu'il vous plaira! venez voir encore un morceau capital : le Mêlé-
Cassis, portrait de Mme la comtesse de D... C'est le portrait intime que je pré-
tends opposer aux portraits officiels des salons...
M* Taparel et Cabassol admis à se pâmer devant les chefs-d'œuvre de Bizouard.
— Oui, fit Cabassol, des portraits où les modèles, hommes ou femmes,
généraux ou grandes, dames, ont l'air de simples navets habillés !
— C'est peint sur le pouce, en pleine pâte, avec une intensité d'expres-
sion...
— Inouïe ! s'écria Mc Taparel.
Bizouard s'était levé et faisait avec ses visiteurs le tour de son atelier.
— Ceci, dit-il en montrant quatre grandes toiles, est une série de panneaux
pour l'hôtel du prince Barlikoff, un de nos grands seigneurs naturalistes-
— J'ai symbolisé les métaux : voici /'or, une Danaé moderne, aux cheveux
fauves, ruisselants sous une pluie d'or; puis l'argent symbolisé par un vieux
238
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
bravo couvert de blessures et cachant une noble amputation sous un appen-
dice nasal en argent! Ensuite vient le cuivre, un vieux saltimbanque jouant
de l'opbicléide, et le zinc, brillamment indiqué par un comptoir de mar-
chand de vins sur lequel une jeune blanchisseuse est en train de prendre un
verre d'anisette... Ça nous sort un peu des grandes imbécillités allégoriques à
la pommade!
— C'est de la grande peinture ! prononça Cabassol.
— Le reste de mes machines est de moindre importance, ce sont des
pochades, des toiles commencées, des ébauches d'impressions, de fugitives
sensations jetées sur la toile... Mes meilleures choses sont parties, l'Amérique
enlève tout ce que je fais avant que ce soit sec ! Vous voyez cette grande toile
en train, c'est commandé par un banquier de Chicago
qui ne sait pas le chiffre de ses dollars. — J'appellerai
probablement ça Y Ame embêtée; vous voyez que je me
lance dans la peinture des sentiments, dans la psycho-
logie; j'ai voulu peindre sur une figure le reflet des dé-
senchantements de la vie... Tout cela se lit dans cette
figure de femme... Hein, comme elle dit bien : Ah!
zut alors!
— Il me semble que vous vous séparez là du pur
impressionnisme? glissa Cabassol.
— Mais oui, je creuse davantage, je fais du sensa-
tionnisme : je prétends que tous les mouvements de
l'âme peuvent se peindre d'une façon parfaitement tan-
gible, ainsi je médite une figure de femme que j'intitulerai : Hésitation: —
C'est difficile à peindre avec une seule figure, l'hésitation. Donnez-moi ça à
un prix de Rome vous verrez ce qu'il fera...
— Il hésitera, dit Cabassol.
— Il fera une nymphe en train d'effeuiller des marguerites... une bêtise
pour les pensionnats de demoiselles ! moi qui n'ai jamais vu de nymphe, je
ferai carrément une brune à l'œil piquant tenant d'une main une carte de
vi=ite qu'elle parcourt d'un rapide coup-d'œil, et dissimulant avec l'autre
main un élégant clyso! Je vais vous montrer l'esquisse...
— Quelle idée charmante ! s'écria Me Taparel.
— Et quel délicieux tableau pour le boudoir d'une jolie femme! fit Cabas-
sol. 11 faudra, cher maiire, que vous ne laissiez pas enlever toutes vos œuvres
par l'Amérique, et que vous me consacriez quelques heures d'inspiration...
ma galerie a besoin d'une perle!
— C'est que je suis si occupé, répondit Bizouard, cependant.... Une idée me
vient : Que diriez-vous d'un jambon d'York entouré de quelques chaudrons?
L'âme embêtée,
esquisse par J. Bizouard
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
239
— Ce serait exquis, mais je préférerais une étude de femme dans le genre
de l'Hésitation
— Eh bien, je réfléchirai, je chercherai
Cabassol était déjà dans un autre coin de l'atelier, examinant de nombreuses
toiles commencées, qu'il tournait et retournait
dans tous les sens *
— Cher maître, dit-il,- serait-il indiscret de
vous demander
— Ce que c'est que tout ça ? Je ne sais pas
encore, répondit le maître, j'attends l'inspira-
tion, ma méthode à moi n'est pas celle que l'on
enseigne à l'école de Rome, mais c'est la bonne !
J'écrase au hasard mes tubes de couleur sur ma
palette, je tripote, je trilure, je fricasse le tout
ensemble, je prends une toile et.je flanque tout
ça dessus; puis je retourne contre le mur et
j'attends que ça sèche !
— Merveilleux! Il faut être un maître pour
risquer ces audaces... Et quand c'est sec?
— Quand c'est sec, je prends ma toile, je la
flanque sur un chevalet et je me colle devant
avec ma pipe Ces jours-là, je condamne ma
porte pour ne pas effaroucher la muse ! Je fume
Sculpture naturaliste.
rtlfef
Bourgeois et bourgeoise du xix° siècle.
240 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
et je pense, je pense et je fume, et alors, après quelques heures d'entraînement,
les sujet? se drossent devant moi, complets et achevés. Je décide si telle ou
telle ébauche sera terminée en paysage à Argenteuil, en blanchisseuse ou en
chaudron, en bouquet de lilas ou bien en coucher de soleil d'automne sur les
ri\es de la Loire.
— Voilà la vraie manière !
— Oui, j'ai fait ainsi de vraies trouvailles... des perles!... Tenez, ces
falaises du Trêport à marée basse, ce soleil couchant de novembre et ce portrait
de madame la baronne de Canisy,']o les ai trouvés comme çà !... Ce portrait
m'a donné un peu de mal; par suite d'une erreur due sans doute à la mau-
vaise qualité d'un paquet de tabac, ou bien je ne sais quelle cause, j'en
avais fait d'abord un coin des régates d [Argenteuil, mais je n'en étais pas con-
tent... Le lendemain l'inspiration m'est revenue et j'ai transformé mes ré-
gates en baronne de Canisy.
— Elle a le nez un peu rouge, est-ce que la baronne...
— Non, c'est une vareuse de canotier de ma première version qui lui
donne cette carnation un peu chaude ..
— Cher maître, n'oubliez pas qu'il me faut un chef-d'œuvre, vous m'élec-
trisez, vous m'enlevez, je ne serai tranquille, que lorsque je vous verrai en
train !
— Voyons 1 fit Bizouard, j'ai depuis longtemps l'intention de faire un
tableau à sensation intitulé la Reine de la Boule noire, représentant une per-
sonne plantureuse en train de lever la jambe à la hauteur de l'œil...
— Délicieux! cher maître, c'est le chef-d'œuvre qu'il me faut! J'accepte
d'avance toutes vos conditions
— Alors, puisque le sujet vous va, je vais méditer mon œuvre; demain je
me met* au travail.
— Encore une autre faveur, cher maître. Aurai-je la permission de venir,
de temps en temps, voir où en sera notre Reine de la Boule noire ?
— Comment donc! j'espère que vous me ferez le plaisir de venir le plu*
souvent possible.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
241
La poésie naturaliste. — La sculpture naturaliste.
— Programme de la VIE DÉGOÛTANTE, organe
naturaliste. — La Jalousie de Mme Bizouard. —
Exploits d'huissier.
— Me voilà dans la place ! dit Gabassol,
en quittant l'atelier de Jean Bizouard, il ne
me reste plus qu'à plaire à Mme Bizouard...
— Que l'on dit charmante, heureux gail-
lard! répondit Me Taparel.
— Je m'arrangerai de façon à me faire
inviter à dîner à ma prochaine visite; Jocko
n'a qu'à se bien tenir, je vengerai Badinardl
■*- C'est cela, le plus tôt possible, car le temps passe, et il ne faut pas
oublier que vous avez un délai relativement court pour opérer les ven-
geances imposées par le testateur... En ma qualité d'exécuteur testamentaire,
je dois vous le faire remarquer.
Liv. 31.
242 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— C'est bien, je vais tâcher de rattraper le temps perdu à courir à la
recherche de Jocko.
Gabassol laissa passer deux jours sans tourmenter Bizouard, mais le troi-
sième jour, il sonna à l'atelier du peintre impressionniste, bien disposé à
mener rondement les choses.
Jean Bizouard ne travaillait pas; assis devant une grande toile vierge de
tout coup de pinceau, il causait en fumant sa pipe turque avec quelques
amis.
— Tiens! dit-il en tendant la main à Gabassol, je parlais de vous; j'expli-
quais à ces messieurs le tableau que je médite pour vous. Permettez-moi de
vous présenter, messieurs, monsieur Gabassol, un de nos amateurs les plus
éclairés, j'ose le dire! Monsieur Gabassol, le prince Barlikoff, grand seigneur
impressionniste et naturaliste, le flambeau artistique de la Russie, M. Buchot,
peintre impressionniste, mon meilleur élève, M. Jules Topinard, une des
étoiles de la littérature contemporaine, un homme qui lient haut et ferme le
drapeau du naturalisme et de l'impressionnisme dans les lettres! Et mainte-
nant, monsieur Cabassol, prenez un calumet ou une cigarette et asseyez-vous!
— Messieurs ! fit Gabassol, excusez mon outrecuidance, vous formez un
cénacle illustre, où moi, simple et vulgaire amateur, je me présente sans
titres...
— Monsieur, je vous félicite, dit le romancier naturaliste Topinard,
répondant à Gabassol, vous allez posséder un chef-d'œuvre. Bizouard vient
de nous esquisser à larges traits le sujet qu'il vous destine. C'est de la pein-
ture sociale!...
On causa longuement de la future Reine de la Boule noire, puis les visi-
teurs de Jean Bizouard reprirent la conversation que l'arrivée de Gabassol
avait interrompue.
— Je disais donc, s'écria le romancier Topinard, que le moment me
semble venu de créer une tribune spéciale au naturalisme, à l'aurore de son
triomphe! Notre influence se fait sentir dans les hautes régions, peu à peu le
naturalisme atteint et transforme tout autour de lui; la peinture devient natu-
raliste, la poésie se laisse gagner... il faut qu'avant peu, il n'y ait plus que des
poètes naturalistes, chantant les réalités augustes, au lieu de gratter leurs
vieilles lyres en regardant les étoiles. Il faut que la sculpture devienne, elle
aussi, un art moderne et naturaliste, il faut qu'elle donne un bon coup de
balai dans son armoire aux poncifs, qu'elle abandonne ses agamemnons, ses
muses, se9 génies et ses nymphes, pour en arriver, sous le souffle vivifiant
des doctrines nouvelles, à des œuvres plus fortes et plus saines!
— Bravo ! dirent à la fois Bizouard, Cabassol et les autres.
— J'ai déjà converti un sculpteur, il a brisé avec l'école, pour se retremper
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
243
dans le sein du naturalisme. 11 travaille
à une Vachèrese fourrant les doigts dans
le nez en ne pensant à rien, qui sera la
gloire du prochain salon. Dès qu'il aura
terminé sa vachère, il se mettra à un
groupe colossal intitulé : Bourgeois et
bourgeoise du xixe siècle, endormis. J'ai
vu l'esquisse, c'est superbe! Son bour-
geois et sa bourgeoise sont couchés dans
leur lit; ils se tournent le dos et ronflent.
Le mari tient encore à la main le journal
qu'il lisait avant'de s'endormir; c'est une
scène complète avec tous les accessoires
Le romancier indispensables , l'édredon , la table de
Topinard. nujt et ja iampe> et le jeune sculpteur
espère obtenir de l'État la commande du marbre de ce groupe, pour une
place publique ou un musée. Quel document pour les générations futures!
— Je veux déjà lui commander quelque chose! exclama le Russe natura-
liste.
— Les hommes qui planent dans les hautes régions de l'art, peintres,
sculpteurs, écrivains, sont touchés et projetés en avant par le grand souffle
naturaliste, reprit le romancier Topinard. Ce qu'il faut maintenant, c'est faire
pénétrer ce souffle dans les masses, pour les imprégner ds doctrines nou-
velles, pour les lancer à leur tour dans le grand mouvement littéraire qui
sera l'unique gloire du xixe siècle!
Le levier qui doit soulever les masses, c'est le journal! Il faut au natura-
lisme sa tribune officielle, son moniteur, il va l'avoir : j'ai réussi à grouper
M. Buchot,
peintre naturaliste.
quelques écrivains distin-
gués et je fonde :
VIE DEGOUTANTE
Organe littéraire, artistique, politique
et purement naturaliste.
Paraissant deux fois par semaine.
— Bravo ! excellent titre !
s'écria Gabassol.
— Charmant ! je m'a-
bonne, dit le Russe.
Un prince naturaliste.
— Nous sommes résolus
à casser toutes les vitres!
reprit Topinard, tous les
carreaux de l'idéal, cette
vieille balançoire fadasse...
Plus de grandes phrases
creuses, plus de ces senti-
ments faux et florianesques
dont on nous rebat les oreil-
les dans les romans. A bas
le romantisme! Le vrai, le
réel, le vécu, l'arrivé, l'ex-
périmenté, il n'y a que ça!
Creusons, fouillons les réalités de la vie. Je commence, dès le premier nu-
méro, un grand roman physiologique et médical, où je compte donner
toute une série d'ordonnances de médecins du plus grand intérêt, par la
clarté qu'elles jettent sur le tempérament de mes personnages. Mon héros
est un jeune élève en pharmacie qui, par la lecture intelligente des ordon-
Lft cénacle naturaliste.
nances, devine le moment précis où il doit offrir ses hommages à une veuve
charmante et maladive. Il y a, à la dernière ordonnance, quand l'élève en
pharmacie apporte lui-même les potions à cette dame, une scène... pathéti-
que qui révolutionnera la critique!
— Et vous ferez de la politique dans votre journal? demanda Gabassol.
— Nous ferons de tout! Nous avons un bulletin'politique conçu naturelle-
ment dans un esprit tout nouveau, puis des échos de Paris, où nous raconte-
rons les faits du jour, avec des détails francs et naturalistes, des études phy-
siologiques et sociales, des variétés naturalistes et, de temps en temps, des
échantillons de la poésie nouvelle. Avant que la Vie dégoûtante ait seulement
deux ans d'existence, notre cause aura triomphé partout, je vous le prédis!
— Monsieur Topinard, vous avez une éloquence d'apùtre qui me sub-
pigue! proclama Gabassol. Je conservais encore quelques vieilles tendances
Idéalistes, mais je les sacrifie solennellement sur l'autel de la Vie dégoûtante!
— Je venais, reprit le romancier Topinard, solliciter de notre éminent
ami Bizouard la permission d'inscrire son nom sur la liste de nos collabora-
teurs...
— Gomment donc! fit Bizouard en s'inclinant.
— Ce n'est pas tout, je demande de plus au grand maitre impressionniste
et naturaliste, un frontispice pour la Vie dégoûtante, si, du moins, ses travaux
gigantesques lui laissent un instant de loisir...
— Votre journal combat pour la bonne cause, je lui ferai un frontispice
programme de haut ragoût, vous m'en direz des nouvelles! s'écria Bizouard.
Topinard reçut les félicitations de tout le monde pour son idée triom-
phante, il causa encore et développa ses théories; puis, se levant enfin, il prit
congé de Bizouard; le prince russe et l'élève du peintre en firent autant
bientôt et Cabassol resta seul avec le maître.
— Et mon chef-d'œuvre ? demanda-t-il. A quelle période est-il? L'incuba-
tion ou l'exécution?
— Il n'est pas encore sorti de là, s'écria Bizouard en se frappant le front,
voyez ma toile, netteté absolue... L'idée est là, dans mon cerveau, complète,
246 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
année de toutes pièces et... vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce
qui l'empêche de sortir!...
— Qu'est-ce donc? cher maître, vous m'épouvantez...
— Vous ne pouvez pas vous douter...
— Dites-moi tout, cher maître, j'ai du courage!
Bizouard se leva, arpenta convulsivement son atelier, en se donnant de3
coups de poing sur la tête; puis il alla soulever les portières, regarda derrière
les chevalets s'il n'y avait personne et revint ensuite vers Gabassol dont il
- dsit la main.
— Eh bien? demanda notre héros inquiet.
— Eh bien!... dit Bizouard avec une intonation tragique, elle est ja-
louse !
— Elle est jalouse? qui ça?
— Ma femme !
— Mme Bizouard !
— Oui, elle m'a fait signifier hier, par huissier, que, si je prenais encore
des modèles féminins, elle plaidait en séparation ! Il y a longtemps qu'elle me
tourmente : j'ai été héroïque, j'ai lutté, tous les tableaux qui ont fait mon
succès, mes Rigoleuses du boulevard extérieur, mes canotières, ces études
féminines que l'on qualifie de magistrales, ont été exécutées parmi les orages
et les querelles! ah! mon ami, permettez-moi de vous appeler mon ami,
quelle énergie et quelle souplesse j'ai dû déployer! Mais, c'est fini, elle ne
veut plus que je fasse autre chose que de la nature morte, elle m'aime
trop!
— Quelle situation!
— Hélas! voilà près d'un an que je suis voué à la nature morte... toute
sa famille s'est liguée contre moi, ma belle- mère me fait surveiller dans la
crainte que je n'introduise subrepticement des modèles féminins dans mon
atelier, un atelier que j'avais choisi exprès assez loin du domicile conjugal...
— Mais c'est un drame! s'écria Gabassol.
— Maintenant c'est fini, l'huissier est venu, il m'a apporté un papier
timbré qui m'interdit absolument tout modèle féminin; sans quoi, procès,
séparation, etc., etc.!!
— Aïe! fitCabassol.
— Est-ce que vous tenez beaucoup à votre Reine de la Boule noire?Voyons,
un superbe chaudron et une bourriche d'huîtres ne vous iraient pas plutôt?
Ça ne troublerait pas mon ménage, je ne recevrais pas de significations
d'huissier. Tenez, lisez mon papier timbré.
Et Bizouard tira d'un album une feuille de papier timbré et la tendit à
Gabassol qui lut rapidement :
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
247
L'an mil huit etc., je, Vincent-Népomucène-Gontran Lebarbu, huissier près
le tribunal civil de la Seine, à la requête dcMmeEulalie-Marguerite-Estelle Vertpré,
épouse de M. Eugène-Jean-Jules Bizouard, artiste peintre, demeurant à Paris.
•» Me suis transporté à l'atelier de mondit sieur Eugqne-Jean-Jules Bizouard, artiste
peintre, époux de la requérante, boulevard de Clichy, où étant et parlant à la per-
sonne de son concierge, j'ai parlementé pendant treize minutes avant d'obtenir
l'entrée de l'atelier dudit sieur Eugène-Jean-Jules Bizouard.
« La porte ouverte entin, je me suis trouvé dans une grande pièce meublée et
agencée comme il convient pour le travail dudit, en présence dudit sieur et d'une
dame blonde aux cheveux dénoués, fumant une cigarette et buvant un petit verre
de fine Champagne, ainsi que je m'en suis assuré ; ladite dame revêtue pour tout
costume, d'une petite pièce d'étoffe turque. Je, huissier, après avoir constaté que
les vêtements ordinaires de ladite dame blonde, consistant en robe, jupons, corset,
bas et autres, qu'il ne convient pas de détailler, gisaient dans un des coins de
l'atelier, ai demandé à ladite dame blonde, ses nom, prénoms et qualité, pour les
faire figurer au présent acte avec toutes les réserves de droit pour citations ulté-
rieures ; auxquelles demandes ladite dame blonde a répondu se nommer Virginie-
Eusébie Galoubet, exerçant la profession de modèle, et demeurant à Paris, chaussée
Clignancourt, 424.
Poursuivant mes constatations, malgré l'opposition dudit Eugène-Jean Jules
243 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Bizciard, opposition que je qualifierais presque de violente, je, huissier, ai ren-
contré sur le panneau de droite en entrant, huit cadres contenant des figures de
femmes, sinon dépourvues de tout vêtement, du moins à peine couvertes d'étoiïes
plus ou moins flottantes ou même vagues; sur le panneau de gauche, vingt-deux
toiles que ledit sieur a qualifiées des termes d'études et de pochades, lesquelles études
et pochades représentent également des figures de femmes, quelques-unes vêtues,
mais de costumes un peu débraillés et les autres presque non couvertes; sur le
panneau du fond quatorze autres toiles, figures de femmes en buste ou à mi-corps
à vêtements indécis, enfin sur le panneau près de l'entrée six toiles de même ca-
ractère, parmi lesquelles j'ai parfaitement reconnu à certain signe le portrait de
M110 Virginie Galoubet, sans aucun tapis turc.
Sur le chevalet dudit Eugène-Jean-Jules Bizouard, je, huissier, ai trouvé une
grande toile de près de deux mètres, sur laquelle se trouvait retracée la figure en
pied de ladite demoiselle Virginie Galoubet, reconnaissable à quatre grains de
beauté dispersés tant sur sa figure que sur le reste de sa personne. Sur ma de-
mande de m'expliquer le sujet de' celte toile, mondit Eugène-Jean-Jules Bizouard
m'a déclaréque son tableau devait s'intituler Après le bain, sur le livret du pro-
chain Salon impressionniste.
Après lecture faite desdites constatations audit sieur Bizouard, ledit sieur s'est
refusé à signer, mais ladite Virginie Galoubet et ledit concierge ont signé el
parafé avec nous.
L'an mil huit cent, etc., je, huissier, àla requête de MM0 X... attendu qu'il résulte
des constatations ci-dessus que le sieur Eugène-Jean-Jules Bizouard se sert ordinai-
rement pour l'exercice de son art de différents modèles féminins parmi lesquels,
II1" Virginie Galoubet.
Ai signifié à mondit sieur Bizouard que ladite dame Bizouard, lui faisait expresse
et absolue défense de se servir dorénavant, pour l'exercice de son art, en qualité
de modèles, soit de M110 Virginie Galoubet, soit de toute autre personne, lui faisant
observer que les mannequins artistiques fabriqués par des marchands spéciaux,
suffisaient amplement audit sieur, vu leurs mérites et beautés plastiques reconnus
par tous les artistes.
Signé : Lebakbu.
— Eh bienl demanda l'infortuné Bizouard, qu'en dites-vous? j'ai reçu
cela hier. Ce matin, bravant les défenses de ma femme, j'avais modèle pour
ma Reine de la Boule noire, lorsque, au milieu de la séance, l'huissier Lebarbu
s'est représenté, a procédé à de nouvelles constatations, a pris les nom et
prénoms de mon modèle, une plantureuse fille des Batignolles, et m'a cilé
pour aujourd'hui à quatre heures chez le juge de paix de l'arrondissement.
— Sapristi !
— Oui, sapristi! ma femme me traîne devant le juge de paix... vous
le voyez... elle m'aime trop! Voilà pourquoi je vous demandais de vous con-
tenter d'un tableau de nature morte...
— Mais non! mais non! Il faut lutter, morbleu! il faut convaincre
Mmo Biiouard... du non fondé de ses craintes... Et l'art, et le grand art qui
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
r» V -^/^^vft» <^ ^. \
Liv. 32.
Les constatations de l'huissier Lebarbu.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
251
vous réclame... tenez, il me semble que si je voyais Mma Bizouard, je trou-
verais pour plaider la cause de l'art, des accents qui la feraient renoncer
à ses préventions contre les modèles!...
— Vous devriez venir un de ces jours dîner chez moi, vous êtes éloquent,
peut-être auriez- vous plus de succès que moi... voulez-vous venir demain?
— Certainement! répondit Gabassol enchanté de cette invitation qui devait
lui faire connaître l'épouse du Jocko voué à ses foudres vengeresses.
'P-^.
Révélations mr la Fornarina.
— Je compte sur vous, alors; j'avertirai Estelle. Je vais de ce pas chez le
juge de paix pour m'expliquer avec elle... je vous dirai demain ce qu'il en
sera résulté. Gardez-moi le secret, surtout!
Cabassol laissa le pauvre Bizouard se préparer à affronter la justice de
paix et sortit enchanté de la tournure que prenait l'affaire Jocko. Cette
brouille entre M. et Mmo Bizouard servait singulièrement ses projets et il se
promettait bien d'attiser encore les flammes de la discorde pour la plus grande
vengeance de feu Badinard.
De concert avec Me Taparel il prépara un plan d'attaque adroit qui devait
le conduire à une victoire rapide. Mais tout d'abord, il résolut de bien cons-
tater l'identité de Bizouard Jocko en le mettant en présence d'une personne
qui l'eût connu sous ce petit nom élégant.
Il s'en fut donc chez Griquetta, l'étoile des Folies-Musicales, qui le reçut
avec de doux et violents reproches pour ses trop rares apparitions. Gabassol se
laissa donner sur les doigts un certain nombre de coups d'éventail, puis sai-
sissant la main qui l'avait frappé, il la baisa galamment et pour achever de se
faire pardonner, se mit en devoir d'en enchaîner le poignet dans le cercle d'or
d'un bracelet délicatement ciselé.
Griquetta pardonna. Cabassol convint avec elle de la venir prendre le
lendemain sans lui dire où il la conduirait.
Jean Bizouard pendant ce temps-là, plaidait sa cause devant M. le juge de
paix de son arrondissement. Cette séance de conciliation fut orageuse, car le
lendemain quand Gabassol se présenta à l'atelier, il trouva l'illustre peintre
L'infortunée M" Estelle Bizouard.
perdu dans la mélancolique contemplation d'un lot de chaudrons de cuivre de
toutes les couleurs, l'arsenal du peintre de natures mortes.
— Eh bien? demanda Cabassol.
Pour toute réponse Jean Bizouard montra ses chaudrons.
— Vous vous résignez ! s'écria notre ami.
— Que voulez-vous! Elle m'aime trop, elle en mourrait!... Le juge de
paix a été terrible; justement c'est un vieux classique, il ne m'a pas caché
qu'il avait ma peinture en horreur. Il est persuadé que tous les impression-
nistes sont des barbares, des sauvages échevelés qui vivent en dehors de toute
loi, bravant l'institut et la société, se roulant dans des orgies ténébreuses,
dans des sabbats où l'on blasphème les noms de Raphaël et de M. Ingres !
Puis il. s'est attendri, il a parlé de ma femme, jetée comme une mal-
heureuse victime au milieu de cette horde, à la discrétion du chef reconnu de
ces sauvages ; il a dit qu'il compatissait à ses chagrins et qu'il comprenait
ses craintes, hélas, trop fondées. J'ai eu beau protester de mon attache-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 253
ment pour Estelle, de ma fidélité inébranlable, il m'a
adjuré au nom de la morale, de revenir aux bons
sentiments et de renoncer aux modèles féminins ainsi
que mon épouse m'en priait. J'ai discuté, j'ai lutté, j'ai parlé des nécessités
du métier : il a prétendu, de même que l'huissier Lebarbu, que je pouvais
peindre d'après le mannequin. Raphaël faisait ainsi, a-t-il dit en terminant,
malgré tous les bruits qui ont couru sur la Fornarina, il est connu maintenant
que ce noble jeune homme avait pour unique modèle un sapeur qu'il faisait
poser aussi bien pour les Vierges que pour Dieu le père, en ayant soin
seulement dans le premier cas, de supprimer la barbe! — Et les contours?
ai-je dit. — Il modifiait certains contours, suivant les nécessités, m'a ré-
pondu le juge de paix avec sévérité, je vous le répète, la Vierge à la chaise
et nombre d'autres madones ont été faites ainsi, d'après le sapeur...
254 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Vous avez protesté ?
— Parbleu ! j'ai dit que, tout en méprisant profondément le nommé Ra-
phaël qui était un poseur, je ne lui faisais pas un seul instant l'injure de
penser que sa Fornarina eût la moindre ressemblance avec un sapeur!...
— Mais plus près de nous, a repris le juge de paix, pensez-vous que
M. Ingres fût arrivé à la haute position qu'il occupait, si le gouvernement
avait pu croire qu'il ornait les murailles des palais nalionaux ainsi que des
églises, avec des figures de Virginie Galoubet? Non, monsieur, le véritable
talent ne s'abaisse pas jusque-là, consultez les critiques autorisés et vous
apprendrez que l'on peut parvenir aux plus hauts sommets de l'art sans ou-
trager les convenances et surtout sans faire rougir le foyer conjugal ! L' Oda-
lisque et Y Angélique délivrée, ont été peintes par M. Ingres avec le concierge
de l'école des Beaux- Arts pour tout mo lèle. — Et la Source? ai-je crié en
colère, fût-ce aussi un concierge qui posa pour la Source de M. Ingres ? —
Non, monsieur, ce tableau fut inspiré au grand artiste par son porteur
d'eau!!!... Faites-en autant!
— Et puis? demanda Gabassol.
— Je courbai la tête, j'étais vaincu 1... Pour ne pas plaider en séparation,
j'ai dû promettre de ne plus donner de nouveaux griefs à mon épouse ; ce
matin je me suis mis à mes chaudrons...
— Et ma Reine de la Boule-Noire?
— Je ne veux pas la faire de chic pour aventurer ma réputation... Je
chercherai un autre sujet...
— Soit, je chercherai de mon côté, et si je trouve je viendrai vous sou-
mettre mon idée ; cependant, je tâcherai ce soir, puisque vous m'avez fait
l'honneur de m'inviter, de faire revenir M™6 Bizouard sur ses préventions
contre Mlle Virginie Galoubet.
Cabassol, en sortant de chez le peintre, sauta dans une voiture et se fit con-
duire chez Griquetta qu'il trouva prête.
— Vite, ma chère Criquetta, en voiture! dit-il.
Criq uetta, assez intriguée, se demandait où Gabassol la conduisait, mais pres-
sentant sans doute quelque surprise agréable, elle ne questionna pas notre ami.
La voiture les déposa boulevard de Glichy. Gabassol et Griquetta mon-
tèrent rapidement jusqu'à l'atelier de Bizouard.
— Nous y sommes, dit Gabassol en sonnant.
On entendit dans l'atelier un bruit de chaudrons, c'était Jean Bizouard qui
venait ouvrir lui-même.
— C'est encore moi, dit Gabassol, j'ai réfléchi et j'ai une idée : au lieu du
jambon et des chaudrons que vous me proposiez, je préférerais que vous me
fissiez le portrait de madame...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
255
EL il démasqua Griquetta.
— Tiens! fil Bizouard avec un geste d'étonnement.
— Tiens ! fit Griquetta.
Gabassol se frottait les mains, ils se reconnaissaient.
— A nous deux, Jocko! pensa-t-il.
— Par quel hasard... Comment, te... vous... vous voilà! s'écria Jean
Bizouard.
— En voilà une surprise, Coco! mon vieux Coco! répondit Griquetta, il
y a longtemps que nous ne nous sommes vus, tu sais que je te permets de
membrasser, aimable Coco I
Le peintre profitait de la permission lorsque deux cris, où la colère et la
surprise se mêlaient à dose égale, le clouèrent sur la place.
Le premier cri était poussé par madame Estelle Bizouard elle-même, qui
venait s'assurer de la sincérité des promesses de son mari, et qui arrivait
juste à temps pour le voir en train d'embrasser une de ces jeunes et jolies
dames qu'elle croyait avoir proscrites à jamais de l'atelier.
Quant au second cri, il avait été proféré par notre héros Cabassol. Lui
aussi était furieux et il y avait de quoi : l'exclamation de Griquetta venait de
lui faire comprendre qu'une fausse piste avait encore été suivie, et que Bi-
zouard n'était pas le Jocko tant cherché.
Il y avait encore une fois quiproquo, on avait pris Coco pour Jocko!
Le célèbre peintre impressionniste Jean Bizouard présentait l'image d'un
homme accablé par le malheur : debout à côté de Griquetta, il courbait la
tête sous les regards indignés de madame Estelle Bizouard.
Une explication orageuse allait avoir lieu entre le peintre et son épouse.
— Je considérai ce crâne sous toutes les faces.
256 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
On sentait, à l'œil irrité de la trop aimante Estelle, qu'un simple juge de
paix ne suffirait pas à rétablir la concorde. Gare le procès en séparation !
— Je comprends très bien, dit enfin Estelle Bizouard d'une voix cruelle-
ment ironique, je comprends très bien que monsieur ne veuille pas d'un
simple sapeur pour modèle, ainsi que s'en contentaient Raphaël et Horace
Vernet; un sapeur a la peau moins satinée, il n'aurait pas tant de plaisir à
l'embrasser! Nous verrons ce que les tribunaux penseront de cette con-
duite...
— Pardon, pardon, chère madame, s'écria Griquetta furieuse à son tour,
qu'est-ce que vous me voulez avec votre sapeur? On ne peut donc plus être
poli quand on se rencontre?
— Coco! une autre femme l'appelle Coco! continua «Estelle, ô mes illu-
sions ! ô mes rêves de jeune fille ! Le tribunal ne refusera pas de délier les
chaînes qui m'attachent à ce monstre I...
— Sapristi! pensa Gabassol, voilà une fâcheuse aventure, je découvre
que Bizouard est innocent juste au moment où j'occasionne des troubles
dans son ménage ! Il faut que j'essaye de réparer mes torts...
— Madame, dit-il tout haut en s'adressant à Mme Bizouard, je vous jure
qu'il y a ici un malentendu, je suis seul coupable, si coupable il y a : c'est
moi qui, admirateur du talent de votre mari, al amené madame, pour le
prier de peindre d'après elle une de ces œuvres magistrales qui sont la gloire
de la nouvelle école française !...
Mais Mme Bizouard ne l'écoutait pas, elle continuait à faire à son mari de
sanglants reproches. Bizouard protestait de toutes ses forces, il jurait de con-
sacrer désormais son pinceau aux jambons et aux casseroles de cuivre ; de
temps en temps il faisait des signaux désespérés à Gabassol pour le conjurer
d'emmener au plus vite Griquetta loin des yeux irrités de son épouse.
— Ma foi, sauvons-nous, il s'arrangera mieux sans nous, se dit Gabassol
en entraînant rapidement Criquetta vers la sortie de l'atelier.
En descendant l'escalier, il put entendre encore Mme Bizouard qui s'écriail
d'une voix entrecoupée :
— Coco ! Elle vous a appelé Coco I
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
257
Chsz le docteur Malbousquet.
VII
Un prince de la science. — Cabassol et Miradoux, esclaves du devoir, risquent des
maladies pour le service de la succession Badinard. — Trop de potions!
Personne ne fut plus désolé que M. Miradoux lorsque Cabassol, accouru
en sortant de chez Bizouard, lui apprit qu'il était encore tombé sur un faux
Jocko; outre l'inconvénient d'avoir occasionné une foule de désagréments
à l'innocent impressionniste et d'être en partie cause d'une séparation immi-
nente, il y avait encore la perte d'un temps précieux.
Où trouver le véritable Jocko ? Gomment le découvrir parmi les Billes de
Liv. 33.
258 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
billard? Allait-on en être réduit à consulter une somnambule pour sortir
d'embarras?
M0 Taparel était sorti. Quand on lui apprit la nouvelle, il ne manifesta
qu'un étonnement relatif.
— Voulez-vous que je vous dise? dit-il, eh bien, je m'en doutais, j'avais
des pressentiments! Hier, au dîner des Billes de billard, je considérais M. Bi-
Eouard et je me disais que son crâne paraissait plus jeune que celui de la
photographie de Jocko. Le crâne de Bizouard est dévasté par une calvitie
précoce, tandis que la calvitie du crâne de Jocko n'a pas le même caractère...
Et tout en étudiant les différentes calvities qui m'entouraient, je tressaillis à
la vue d'un crâne que je ne connaissais pas encore. C'était celui d'une Bille
de billard qui, depuis ma réception, n'avait pu prendre part à nos agapes;
un étrange soupçon se glissa dans ma tête... Si c'était là le vrai Jocko? me
dis-je, éperdu à la pensée des malheurs suspendus sur la tête de l'innocent
Bizouard... Et de toute la soirée je ne pus détacher mes regards de ce crâne,
je le considérai sur toutes les faces, et j'acquis à la fin la conviction que mes
soupçons étaient fondés 1
— Et vous ne m'avez pas prévenu par dépêche ! s'écria Gabassol.
— Je ne croyais pas les choses aussi avancées avec Bizouard. Ce matin
je suis sorti pour aller chercher quelques renseignements sur Jocko...
— Gomment se nomme-t-il?
— C'est un prince...
— Un prince !
— Un prince... de la science, le docteur Malbousquet, une des lumières
de la faculté.
— Marié ou célibataire?
— Notre président, Bezucheux de la Fricottière, le père de votre ami, n'a
pu me le dire.
— Il faut sans tarder commencer les opérations. Vous êtes certain que
c'est bien, cette fois, le coupable Jocko?
— Absolument certain, c'était le médecin de M. Badinard; j'ai trouvé
ce malin, dans les papiers de la succession, une note d'honoraires pour soins
donnés à madame!
^- Horreur ! Et il réclamait des honoraires pour ça au mari !
^ Oui, c'est scandaleux !
-- Je serai sans pitié ! dit Cabassol avec solennité.
Sur ce mot, les vengeurs de Badinard commencèrent la discussion du plan
d'attaque contre l'affreux docteur Malbousquet.
— C'est bien simple, dit Cabassol , notre ennemi est médecin, je vais
%
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
259
Le docteur pas»
a In polion sous lo nez de
Cabassol.
m'introduire chez lui en qualité
de malade, je vais aller le consul-
ter. Quand je serai dans la place,
j'étudierai son point faible.
— Parfait, dit Mme Taparel, je
vais vous donner une lettre de re -
commandation pour lui.
L'honorable notaire se mit à
son bureau et écrivit rapidement
les lignes suivantes :
Mon cher confrère en calvitie,
Je me permets de vous adresser un jeune homme de mes amis, un garçon
charmant, qui se trouve hélas ! depuis longtemps, dans un état de santé déplorable
sans en avoir l'air.
Abandonné des médecins dans son pays, en proie à la plus profonde mélan-
colie, je dirai même au marasme, il donne de graves inquiétudes à sa famille.
Vous seul, prince de la science, pouvez le sauver, je vous l'envoie avec COU'
fiance, faites un miracle !
La Bille- de-Billard,
Taparel.
Muni de cotte lettre de recommandation, Cabassol se rendit le jour
même chez le docteur Malbousquet. Dix-sept personnes attendaient dans le
salon l'instant redoutable de la consultation, mais Cabassol n'eut qu'à faire
passer la lettre de M0 Taparel pour être introduit immédiatement dans le
cabinet du docteur.
L'homme qui cumulait les deux qualités de prince de la science et de
Bille de billard était grand et gros; boutonné jusqu'au menton dans sa longue
redingote ainsi qu'il sied à un membre important de la Faculté, toute sa per-
sonne respirait la froideur et la solennité : son front dénudé de Bille de bil-
lard était solennel, son nez était solennel, son
menton grave était solennel, ses favoris poivre et
sel s'allongeaient en côtelettes avec solennité.
Cabassol se donna l'air aussi intéressant que
possible pour soutenir l'examen du docteur, il
pencha la tête et regarda le sol avec mélancolie.
— Où souffrez-vous? demanda le docteur.
— Partout, soupira Cabassol.
— La tête?
Il passa deux heures à Loiro
— Lourde. de la chartreuse.
260
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Et au cœur? que ressentez-vous.
— Des battements!
Cabassol malade.
— Diable ! Et l'estomac?
— Horrible. Pas d'appétit, je bois et je mange seulement par habitude.
— Diable! voyons le pouls? C'est extraordinaire, il n'est pas mauvais.
— En reviendrai-je? demanda Cabassol d'un air inquiet.
— Soyez tranquille, nous vous soignerons. Votre état me paraît d'autant
plus grave que chez vous la nature ne donne que des indications vagues sur
lesquelles il serait difficile d'asseoir un diagnostic à première vue. Vous êtes
atteint d'une anémie arrivée au dernier degré, compliquée de phénomènes
nerveux généraux, de troubles profonds dans les régions du cœur et de
l'estomac. En un mot nous sommes en présence d'une diathèse générale ou
plutôt votre organisme, aussi délabré et aussi fatigué que possible, a pour
ainsi dire synthétisé une foule d'affections diverses qui se combinent de façon
à former des sous-affections dérivées des... enfin c'est pour la science un très
beau cas, que je remercie M. Taparel de m'avoir envoyé. Je vais étudier votre
maladie et combattre pied à pied.
Miradoux malade.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
261
Ce disant le docteur Malbousquet prit une plume et griffonna de nom-
breuses lignes.
— Voici mon ordonnance, prenez ce que je vous indique et revenez me
voir demain à la même heure.
Cabassol remercia le docteur et se retira. Dans l'antichambre, il rencon-
tra Miradoux qui venait aussi pour consulter.
S
É^r%L fi i
11 vida îa potion dans la Seine.
— Comment, vous aussi? dit-il tout bas.
— Je veux, pour aller plus vite, réunir tous les renseignements qui vous
seront nécessaires, répondit le consciencieux Miradoux. A ce soir.
Le docteur Malbousquet avait généreusement attribué à son client une
forte quantité de pharmacie. Cabassol avait deux potions à prendre par cuil-
lerées à bouche de deux heures en deux heures, une tasse de quelque chose
à avaler matin et soir, et des frictions à subir.
Il déchira l'ordonnance en petits morceaux et s'en fut chez Me Taparel
pour attendre Miradoux.
Celui-ci revint au bout de trois heures avec une ordonnance et quelques
petits renseignements obtenus des domestiques.
Le docteur Malbousquet était marié, sa femme était à la campagne, mais
elle devait revenir à Paris sous trois ou quatre jours.
oC2 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Cabassol retourna le Lendemain à la consultation. Le domestique prévenu
le fit entrer tout de suite clans le cabinet du docteur.
— Eh bien? demanda M. Malbousquet, avez-vous pris tout ce que je vous
avais ordonné?
— Tout! répondit Cabassol.
— Et le résultat?
— Ça va plus mal.
Le docteur prit la main de Cabassol pour consulter le pouls.
— En effet, dit-il, mais cela ne durera pas, l'attaque soudaine et simulta-
née de vos diverses affections a provoqué un trouble passager, nous allons
continuer la médication dans le même sens, sans nous laisser effrayer par ces
phénomènes inexpliquables.
Et le docteur refit encore une ordonnance plus longue et plus compliquée
que la première.
— A demain.
Cabassol rencontra encore Miradoux en sortant.
— Madame Malbousquet a trente-buit ans, glissa-t-il dans l'oreille de son
complice.
— C'est beaucoup, fit Cabassol, mais baste! c'est le bel âge de la femme,
ce n'est pas le printemps, mais c'est encore l'été... saison plantureuse!...
Quand il revint pour la troisième consultation. Cabassol répondit encore
aux questions du docteur que son état paraissait s'aggraver.
— Ça va plus mal? je m'en doutais, la maladie se défend, mais patience,
nous en viendrons à bout.
— Que dois-je faire maintenant?...
— Pour le moment, attendez ! . . .
Le docteur Malbousquet prit une grosse fiole posée sur son bureau, l'agita
fortement, la déboucha, la flaira avec des mouvements de narines caressants
et la passa ensuite sous le nez de Cabassol.
— Sapristi que ça sent mauvais ! murmura Cabassol.
Vous m'en direz des nouvelles, j'ai préparé cela moi-même, répondit
le docteur en versant une pleine cuillerée de potion, tenez, avalez-moi ça!
Cabassol fit un saut en arrière, il ne s'attendait pas à celle-là. Passe
encore pour des ordonnances qu'il jetterait au feu, mais ingurgiter réel-
lement des potions, cela dépassait ses intentions.
— Hein? fit sèchement le docteur, j'aime les malades dociles, si vous
reculez devant les médicaments que j'ordonne, vous ne guérirez jamais!
— Pardon, c'est que...
— Quand on est dans votre état, mon pauvre ami, on doit s'en remettre
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
203
Madame Malbousquct.
les yeux fermés à la Faculté... vous allez me
prendre une cuillerée à bouche de celte po-
tion et continuer d'heure en heure... allons!
Il n'y avait pas moyen de lutter, le doc-
teur avançait sa cuillerée jusque sous le nez
de Gabassol, notre pauvre ami ferma les yeux
et avala...
— Pouah ! fit-il avec une affreuse grimace.
— Bah! ce n'est pas exquis, mais c'est
souverain , je n'ai pas cru qu'il fut néces
saire de noyer ma mixture dans le sirop dont
les pharmaciens abusent, mais vous vous y
habituerez. Emportez la fiole... d'heure en
heure, vous m'entendez bien, et agitez éner-
giquement! à demain.
Miradoux était encore à la consultation.
Gabassol [en sortant ne fit pas attention à ses
signaux, il avait hâte de faire passer avec des
liqueurs quelconques l'affreux goût de la
potion du prince de la science.
Il passa deux heures dans un café à s'abreuver de chartreuse, enfin quand
le mauvais goût fut passé, il sortit et se dirigea à pied vers l'étude de
M0 Taparel.
En passant sur le pont des Saints-Pères, il s'approcha du parapet et débou-
chant la potion de M. Malbousquet, il la vida dans la Seine jusqu'à la dernière
goutte.
— Pouah ! fit-il encore en remettant la bouteille vide dans sa poche.
M. Miradoux était de retour à l'étude. 11 était en train de dicter à l'expé-
ditionnaire une missive destinée à Mme Colbuche.
— Vous voyez, dit-il, nous'nous occupons de la succession Badinard, je
réponds aux lettres de cette dame... nous allons commencer le platonisme.
— Très bien ! répondit Gabassol, n'oubliez pas de parler des âmes sœurs,
qui vivent quelquefois séparées l'une de l'autre par des océans, et qui n'en
goûtent que mieux plus tard, dans le ciel, les douceurs d'une éternelle réu-
nion. C'est très calmant.
— A propos ! reprit Miradoux, je sais quelque chose de plus sur l'épouse
de Jocko...
— L'affreux docteur Jocko! fit Gabassol avec une grimace.
— Elle s'appelle Sophie !
— Ce nom ne me dit pas grand'chose.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Bah ! il a été illustré par la Sophie de Mirabeau... Et elle revient après-
domain.
— Le plus tôt sera le mieux. Je boirai le calice jusqu'à la lie, je retournerai
demain chez le docteur, il faut que je devienne de plus en plus pour lui un cas
intéressant et phénoménal, je me grimerai en malade, je me cernerai les yeux. . .
Cabassol n'eut pas besoin de se grimer le lendemain pour aller chez le doc-
teur. La cuillerée de potion qu'il avait bue l'avait presque rendu malade ; il
arriva pâle et les yeux caves, et le docteur constata chez son sujet un pouls
fébrile et capricant.
— Bon symptôme ! dit-il, cela se dessine, vous voyez que ma potion produit
son effet. Il faut que la maladie se régularise et s'affirme d'une façon nette
pour être combattue ensuite avec précision. Tenez, avalez-moi ça ! c'est un peu
plus fort qu'hier, tous les jours j'augmenterai le dosage des divers ingrédients...
L'infortuné Cabassol dut s'exécuter. Il avait consulté la veille quelques
livres de médecine, et il avait choisi un certain nombre de maladies intéres-
santes dont il amalgama les symptômes qu'il décrivit avec un grand luxe de
détails. Le docteur Malbousquet frémit d'aise, son malade devenait de plus en
plus un phénomène, un précieux sujet d'étude pour la science.
— C'est curieux, dit-il, j'ai justement en ce moment-ci un autre cas bizarre
sur lequel je me propose d'appeler l'attention de la Faculté. Un de ces jours je
réunirai quelques collègues en consultation et je vous présenterai à eux avec
mon autre malade... mais quand vous serez à point !
Cabassol frémit. En sortant il se croisa encore avec Miradoux qui lui parut
un peu languissant.
Il l'attendit en voiture à la porte du docteur, après avoir bu, pour se remet-
tre, quelques gorgées d'aguardiente espagnole, liqueur violente entre toutes.
— Eh bien 1 dit-il en le voyant apparaître, de plus en plus languissant, vous
avez l'air malade, mon pauvre ami.
— Ça ne va pas ! répondit Miradoux. Je ne me sens pas bien...
— 11 vous fait aussi avaler des cuillerées de potion ! Savez-vous que ça
devient dangereux les affaires de la succession Badinard ! Cet infernal Jocko
qui nous a déjà fait tant courir, nous donne de la peine.
— Patience, elle arrive demain, elle !
— A demain la vengeance ! Tenez, ingurgitez un peu d'aguardiente pour
faire passer ça f
Mc Taparel fit son possible pour consoler les deux victimes du docteur
Malbousquet, il leur fit envisager une revanche prochaine. <
— Vous avez raison, répondit Cabassol un peu remonté, nous avons encore
de la chance de ne pas être tombé sur un chirurgien 1
Le lendemain n'était pas jour de consultation. Néanmoins les deux clients
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE.
Liv. 34.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
267
du docteur avaient rendez-vous à l'heure habituelle. En arrivant ils trouvèrent
toute la maison en mouvement, le salon était encombré de malles et de
paquets que deux femmes de chambre rangeaient.
— Elle est arrivée ! pensa Cabassol.
Et il entra un peu consolé dans le cabinet du docteur, la chambre de la
torture, comme l'appelait Miradoux.
Le bouillant colonel Ploquin.
— Grave ! très grave ! murmura le docteur en examinant son patient, j'aver-
tirai demain quelques savants professeurs de l'École de médecine qui se feront
un plaisir de se livrer à quelques études sur votre maladie... une maladie inté-
ressante au plus haut degré. Où en est votre potion? vous avez pris tout?
— Voici la fiole, répondit Cabassol.
— Bien, en voici une nouvelle, celle-ci plus forte encore... n'oubliez pas, de
demi-heure en demi-heure! Avalez cette cuillerée...
En sortant, Cabassol se croisa dans le salon avec une dame en toilette de
voyage, que le docteur appela Sophie ! Cabassol leva les yeux et s'arrêta fou-
droyé. Horreur! Mme Malbousquet était affreuse! C'était une femme grosse,
courte, au nez d'un Roxelane exagéré, rouge et rousse par-dessus le marché, et
marchant avec le dandinement élégant d'une oie gênée par la graisse. De plus
il était visible qu'elle avait doublé, depuis quelque temps déjà, le cap de la cin-
quantaine.
268 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Cabassol n'eut pas la force de saluer. Il se laissa tomber sur un canapé
dans les bras de Miradoux aussi consterné que lui.
— Vite ! des sels ! s'écria le docteur, ce jeune homme se trouve mal, il est
encore plus bas que je ne croyais !
Cabassol rentra chez lui et se coucha véritablement indisposé, pendant que
de son côté Miradoux courait se mettre au lit. Il souffrit une partie de la nuij
et ne s'endormit que vers le matin. Il dormait encore vers midi quand il fut
brusquement réveillé par Me Taparel.
— Eh bien 1 dit-il en se frottant les yeux, un peu remis par ce sommei
réparateur.
— Eh bien, je sais tout! je sors de chez Miradoux, il est malade comme
vous...
— La maladie n'est rien, ce qui est terrible, c'est que... enfin... j'aile sen-
timent du devoir fortement enraciné dans mon cœur, mais...
— Mon amil il y a du nouveau, j'ai à vous annoncer...
— Quoi encore, grand Dieu?
— Malbousquet n'est pas Jocko I
— Que dites-vous ! ! !
— Non, le docteur est innocent. Il y a encore erreur! Vous savez la note des
honoraires de Malbousquet, pour soins donnés à madame...
— Oui, je sais, eh bien?
— Eh bien, je n'avais pas vu l'adresse au dos : Mme Tulipia Balagny, rue...
— Ce n'est pas possible !
— C'est comme je vous le dis, je ne comprends pas comment cette note de
Tulipia Balagny, a pu se glisser dans les papiers de la succession Badinard. ..
— - Hélas ! vous auriez bien dû faire cette découverte plus tôt ! nous ne
serions pas malades... Et il va falloir encore chercher cet infâme Jocko !
— Je l'ai trouvé ! s'écria Me Taparel, j'ai maintenant une certitude... tran-
quillisez-vous !
— Je vous préviens, dit solennellement Cabassol, que je n'agirai plus main-
tenant que lorsque j'aurai des preuves...
— Puisque je vous dis que j'ai une certitude! hier au Club, j'ai repris mes
investigations... ce Jocko, cet abominable Jocko, c'est...
— Dites vite !
— C'est M. Théodule Ploquin, colonel de cavalerie en retraite, membre du
club des Billes de billard et ami intime de notre président Bezucheux de la
Fricollière !
— Apportez-moi une preuve quelconque de l'identité du colonel Ploquin
avec ce cauchemar de Jocko et j'agis, sinon, non!
Et Cabassol se laissa retomber sur l'oreiller.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
VII
Question véritablement indiscrète posée au bouillant colonel Ploquin. — Le phonographe
de M" Taparel. — Victoires et conquêtes d'un vieux brave.
Me Taparel se gratta l'oreille.
— Je comprends très bien, dit-il, qu'après nos erreurs successives, vous
désiriez une preuve avant d'entrer de nouveau en campagne; mais quelle
preuve puis-je donner?
Le bouillant cslonel Ploquin administrant le poil quotidien à ses gens
— Interrogez le colonel Ploquin, il est de votre club des Billes de billard,
vous pouvez très bien l'appeler Jocko et voir si le vieux farceur vous
répondra.
— Y pensez-vous ! appeler Jocko de but en blanc le colonel Ploquin! Vous
ignorez que c'est le plus bouillant, le plus rageur des colonels de cavalerie en
retraite ; c'est un pourfendeur, il me pourfendrai Bezucheux m'a dit qu'il en
était à son trente-huitième duel... Je suis un simple notaire, je ne tiens pas à
lui fournir une trente-neuvième occasion de pourfendre l
LA 'IKANDM MASCARADE PARISIENNE
— Cherchez un moyen quelconque cPavoir mieux qu'une certitude morale!
Je n'agirai pas sans cela !
Mc Taparel partit considérablement ennuyé. Il s'enferma seul dans son
cabinet, et se plongea dans la méditation. Le surlendemain, Cabassol qui
entrait en convalescence reçut le télégramme suivant :
Eurêka !!.'
Taparel.
Cabassol sauta en voiture et vola vers l'étude. Miradoux allait un peu
mieux, mais il n'avait pu encore retrouver la force de venir siéger dans son
fauteuil; quelques lettres de Mmo Colbuche amoncelées sur son bureau
attendaient son retour : on voyait, aux frémissements de l'écriture de la der-
nière, que Mmc Colbuche s'impatientait.
M" Taparel, quand notre ami entra dans son cabinet, était en train d'exa-
miner avec une attention singulière, une petite machine que Cabassol prit
pour une presse à copier de nouvelle invention.
— Bonjour, maître! dit Cabassol. Eh bien, Eurêka quoi?
— Eurêka le moyen pratique, facile et sans aucun danger pour le ques-
tionneurj d'adresser au colonel quelques questions insidieuses qui vous donne-
ront, je l'espère, cette certitude absolue que vous souhaitez! Eurêka ceci!
El Mc Taparel frappa sur la petite machine.
— Ceci est un phonographe, mon jeune ami, une ingénieuse invention
dont on ne tire pas encore tout le parti que l'on pourrait. Vous allez voir
comment je sais en jouer. Je fais venir un commissionnaire, j'enveloppe mon
phonographe et je l'envoie au bouillantcolonel Ploquin avec la lettre suivante :
Monsieur le colonel,
Permettez à une personne que guide seul un intérêt sacré, et non une futile et
vaine curiosité, de pousser l'indiscrétion jusqu'à vous poser une question, une
seule, mais une délicate question.
Elle est difficile à formuler, mais un homme comme vous, un homme de fer
dont toute la vie a été consacrée au devoir, et tout le sang à la France, compren-
dra que le sentiment d'un devoir impérieux peut quelquefois faire oublier le senti-
ment des convenances, et j'ai le ferme espoir que, passant par-dessus l'ctrangeté
de la question, vous y répondrez avec une franchise toute militaire.
Voici celte question :
Monsieur le colonel, les femmes ont-elles pour habitude, dans l'intimité, de vous
appeler Jocho?
Encore une fois, monsieur le colonel, soyez assuré qu'un intérêt sacré me force
à vous paraître aussi indiscret. Ayez la bonté de répondre par ce phonographe
d'instruction pour le maniement est ci-jointe).
Et agréez av3c mes humbles excuses, un million de remerciements.
Une personne anxieuse.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
271
— Voilà, fit Me Taparel en
posant la plume. De cette façon
le bouillant colonel Ploquin ne
pensera pas à pourfendre per-
sonne.
Transportons-nous mainte-
nant chez le bouillant colonel
Ploquin et voyons comment il
va recevoir la communication
de M0 Taparel. Certes, le prési-
dent Bezucheux de la Fricottière
n'a pas trompé le notaire quand
il lui a dépeint le colonel Théo-
dule Ploquin, comme le plus
rageur et le plus impétueux des
guerriers retraités. A côté du
colonel Ploquin , l'Etna et le
Vésuve sont de simples soupes
au lait, pour la tranquillité de
leurs éruptions , et ils ont de
plus cette infériorité sur lui
qu'ils ne proposent jamais à
personne de petite partie fine au
sabre de cavalerie.
Il est juste de dire aussi,
pour excuser cet excès de vol-
canisme, que le colonel est tour-
menté à la fois par la goutte et
par le chagrin de ne plus pou-
voir flanquer quinze jours de
clou à personne, pas même au
cantinier et à la cantinière du
24me hussards qui l'ont suivi
dans la retraite, le premier en
qualité de brosseur civil et la
seconde comme cuisinière.
Par bonheur, le jour où le
phonographe de Me Taparel ar-
riva chez le colonel dans les
bras d'un simple commission-
victoires et conquêtes du colonel Plo^u
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
yvM&iw
%m
naire, le bouillant Théodule
Ploquin était un peu tran-
quille du côté de sa goutte et
il venait d'administrer à son
brosseur le poil quotidien qui
soulageait sa bile pour toute
une journée.
Le colonel reçut avec éton-
nement le paquet, il considéra
un instant le phonographe
avec méfiance sans pouvoir
comprendre quelle diable de
machine ce pouvait être, puis
décacheta la lettre. Une stu-
péfaction immense se peignit
sur ses traits, ses sourcils se
froncèrent, sa grosse mousta-
che se hérissa, son nez rougit
et il éclata :
— Zut! vous m'embêtez!
exclama- t-il , sacrrrrr par
sainte cartouche, voilà un es-
pèce d'animal joliment cu-
rieux!... Qu'est-ce qu'il me
chante avec son Jocko, ce bou-
gre de sacrebleu de nom de
nom?Qu'est-ce que ça veut dire
et qu'est-ce que ça lui fiche,
que les femmes m'appellent
comme ci ou comme ça dans
l'intimité... Attends un peu,
que je vous envoie sa méca-
nique par la fenêtre!
On voit par cette modéra-
tion que le bouillant colonel
était dans un de ses bons jours.
— Cependant, reprit-il, la
lettre de ce clampin parle d'un
intérêt sacré... Qu'est-ce que
ça peut être? par sainte car-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
273
touche! c'est peut-être un mari... un
mari chagriné qui me soupçonne et
qui cherche à me tirer les vers du
nez... J'ai envie de l'envoyer prome-
ner! mais non, c'est flatteur tout de
même, c'est que l'on ne s'aperçoit pas
trop que je suis retraité... que j'ai
quitté les hussards, et aussi... hé-
las!... les étendards du général Cu-
pidon!... Et puis, un intérêt sacré...
après tout je peux répondre... Voyons
son phonographe... Cette petite ma-
chine n'est pas bête du tout... Si on
Liv. 35.
Victoires et conquêtes du colonel Ploquin.
274 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
avait connu ça do mon temps, moi qui n'aime pas écrire, je n'aurais jamais
voulu correspondre par lettre...
Le colonel Ploquin étudia un instant l'instrument, il lut attend ornent
l'instruction jointe par le notaire à son envoi, et approcha son visage du
petit entonnoir dans lequel il faut parler.
— Hum! fit-il, vous voulez savoir comment les femmes m'appellent dans
l'intimité, vous êtes bien curieux ! Je veux bien vous répondre, mais sachez
que si les petits noms que l'on m'a donnés vous contrarient, je suis prêt à
échanger autant de coups de sabre que l'on voudra ! Y êtes- vous? Attention!
Je me souviens d'un Andalouse de Mostaganem, Crébleu, la belle femme ! C'é-
tait en 42 : j'étais simple lieutenant quand nous nous tapâmes mutuellement
dans l'œil, il y avait là des tas d'officiers, mais elle me distingua et quitta pour
moi un capitaine du train avec lequel je dus m'allonger sur le terrain ! Vlan !
j'attrapai une estafilade, j'en flanquai une au hussard à quatre roues, mais ce
fut moi qu'elle vint soigner. Gristi, quel œil ! un vrai velours ! Je dois dire que
son œil me posa énormément dans la considération du corps d'officiers de
Mostaganem. Et quelle chevelure ! Et quelle jambe !... mais cane vous regarde
pas, fichez-moi la paix là-dessus et sachez que Gachucha, c'est ainsi que je
nommai mon Andalouse, ne m'appela jamais que Théodoule! avec un ac-
cent!... Bon! il n'y a pas de Jocko là-dedans,sivousn'êtcspascontent,venez
me le dire ! Je me souviendrai toujours de mon Andalouse, et je ne lui fus
jamais infidèle qu'en campagne.
« Attendez !... en 43, toujours aux chasseurs d'Afrique, une belle arme, en
44, 5, 6, 7, 8, et 9 souvenirs embrouillés ; j'étais capitaine, je me souviens de
trois Marseillaises qui, à elles trois, pouvaient bien valoir Gachucha, mais que
je n'aimai pas simultanémenttandis qu'elle, ... Brisons là-dessus ! il y en avait
une qui me donna pendant longtemps le petit nom de Bibi; encore, je sus à
la fin que ce nom ne m'appartenait pas en propre, qu'il avait servi à de
simples civils et qu'en dernier lieu elle le distribuait à un sous-lieutenant
et à des capitaines de zouaves ! une Maltaise, dans les moments d'épanchement,
me prodigua vers 46 ou 7 des mots d'amitié qui ne ressemblent pas beaucoup
à Jocko : si ça peut vou9 intéresser, elle m'appelait mio amore, mio... mio je
ne sais plus quoi... Bref pas de Jocko... Ah! attendez!... non, je ne me sou-
viens pas... En 50, quand je passai aux hussards, je fus tenir garnison à Lan-
derneau! garnison embêtante... cependant, il y avait lafemme d'un pharma-
cien qui m'aida à passer de bons moments... J'espère que vous n'êtes pas le
pharmacien de Landerneau... dans tous les cas, sivousl'êtes, je m'en fiche et
je vous attends!... Bref, ma pharmacienne de Landerneau, — je ne sais plus
son petit nom, — qui aimait la gaité, et que je faisais rire à en faire éclater
tout Landerneau, — m'appelait son Qobichon! voilà! Le nom est drôle,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
275
mais dans ce temps-la, ça voulait dire quelque chose comme petit farceur!...
Le colonel Floquin fut interrompu à cet endroit de ses confidences, par le
retour du commissionnaire qui venait chercher sa réponse.
— Enlevez I dit le colonel en lui remettant le phonographe.
Cabassol et Me Taparel attendaient pleins d'anxiété le retour du commis-
sionnaire. Dès qu'ils eurent le phonographe, ils le mirent en mouvement et
recueillirent par la sténographie le discours du colonel.
► Cabassol poète.
Le phonographe s'arrêta à petit 'farceur et resta muet.
— Ce n'est pas cela, dit Cabassol.
— Parbleu, il s'est arrêté à 1850, répondit le notaire, je vais renvoyer
l'instrument.
Me Taparel joignit au phonographe un petit billet ainsi conçu :
« On ne parlait pas de Gobichon ; on avait dit Jocko. On supplie le brave colonel
Ploquin de passer une trentaine d'années et de dire si, dans ces derniers temps, il
n'était pas Jocko pour les dames!
« Intérêt sacré, que le colonel ne l'oublie pas !
« Une personne en proie aux plus vives inquiétudes. »
— Sainte Cartouche! fit le colonel Ploquin quand il vit revenir le com-
missionnaire avec le phonographe, vous n'avez pas fini de m'embêter, vous
là-bas?
— Faut-il le flanquer à la porte, mon colonel? demanda le brosseur du
vieux guerrier.
"I — Oui, mais qu'il apporte son instrument du tonnerre de nom de nom!
— Sainte Cartouche ! reprit le colonel après avoir lu le billet, je ne peux
276 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
pourtant pas compromettre des femmes du monde! Sacré nom de nom!
intérêt sacré ! allons y encore !
Le colonel saisit le phonographe et reprit le cours de ses confidences.
— Sacristi! alors, s'il faut passer une trentaine d'années, il est inutile
de vous parler d'une grande dame Milanaise en 59, qui m'appelait... mais
non, pas la peine! ni du camp de Ghalons de 61, j'étais aux lanciers, alors ni
d'un tas de petites femmes; mais sachez que c'est parce que vous me parlez
d'un intérêt sacré, sacrebleu! Or puisque vous voulez les dernières, dans le
Midi, en 78, l'année que l'on m'a fendu l'oreille, à moi, le plus lapin encore
de tous les colonels de hussards, — à part ma sacrée goutte, — dans le Midi,
enfin, où il y a des petites femmes charmantes, du vrai salpêtre, il y en avait
une, — non, deux, pas ensemble, mais consécutivement, sacrebleu, je ne vous
dirai pas leurs noms, inutile de les compromettre, quoique cependant, leurs
petitsnomsça ne fait rien. ..Clémence et Azurine, toutes les deux brunes, deux
nez piquants, des yeux! des mains!
Clémence m'appelait papa, et Azurine qui n'avait pas la bosse du respect,
gros papa. Et voilà !
« J'espère maintenant que vous allez me ficher la paix!
Le brosseur du colonel enveloppa méthodiquement le phonographe et
le remit au commissionnaire.
Le brave colonel croyait être quitte avec ces dernières confidences, mais
le phonographe revint encore accompagné d'un troisième billet.
« Ce n'est pas encore cela ! revenons à Jocko, personne ne vous a donc jamais
appelé Jocko ? Jocko, entendez-vous, rien que Jocko? »
Une personne désespérée d'être forcée de se montrer si importune.
— Sainte Cartouche ! hurla le colonel dans le phonographe, voulez vous
insinuer que je ne suis qu'un vieux singe! à part ma sacrée goutte, j'ai bon
pied, bon œil et bonne garde! Vous m'embêtez! Zut! Et si vous n'êtes pas
content, envoyez vos témoins!
Sur ce, le brosseur du colonel remit le phonographe au commissionnaire
et le mit à la porte avec un grand coup de balai dans le dos.
— Que vous disais-je? s'écria Cabassol, quand le notaire eut fait dire et
redire au phonographe la réponse du bouillant colonel. Vous voyez, le colonel
est innocent, jamais personne ne lui a donné le nom de Jocko ! il faut re-
noncer à découvrir cet introuvable Jocko...
— Renoncer! y pensez-vous? répondit sévèrement Me Taparel. Renoncez-
vous à la succession? Non, eh bien, exécutez toutes les volontés du testateur !
D'ailleurs le champ de nos investigations se rétrécit peu à peu, nous finirons
par tomber juste!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
277
IX
Échantillon de poésie darwlniste pour la Revue préhistorique. — La bibliothèque ambu-
lante de M. Poulet-Golard. — Collections de cailloux de l'âge de pierre et de photogra-
phies de l'âge du faux chignon.
Le jour du dîner hebdomadaire du club des Billes de billard, attendu
avec tant' d'impatience par M° Taparel, arriva enfin et le notaire put repren-
dre ses laborieuses recherches. Il porta ses soupçons sur différents crânes et
après les avoir étudiés longuement, après les avoir comparés à la photographie
du coupable, il interrogea avec adresse le président Bézucheux sur leur
compte. Peu à peu les renseignements obtenus sur l'un de ces crânes prirent
corps et M9 Taparel sentit naître en lui un vif espoir.
— Ce petit père là, disait le président Bézucheux, c'est le fameux savant
Poulet-Golard, le directeur de la Revue préhistorique, ancien professeur de
278 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
linguistique antédiluvienne au collège do France, membre de l'Institut, etc.,
et de plu* un gaillard! Quelle belle Bille de billard! Ce savant qu'à première
vue vous pourriez croire aussi desséché qu'un vieux silex, fait explosion de
temps en temps et se repose de ses travaux historiques par de folles cas-
casdes... il partage sa vie entre ses cailloux de l'âge de pierre, et des petites
dames qui n'en sont pas...
Le crâne du vieux savant était plus dénudé que celui de la photographie,
mais ce déboisement pouvait ôtre récent, vu les nombreux et fatigants tra-
vaux dont M. Poulet-Golard était accablé.
— Drôle de tétel dit le notaire, ses favoris poivre et sel sont bizarrement
arrangés...
— Comment, vous ne savez pas? M. Poulet-Golard, persuadé que l'homme
descend du singe en droite ligne, cherche à en être une preuve vivante...
tous Jes jours, devant son miroir, il se fait sa tête pour ressembler à un vieux
chimpanzé...
— C'est lui! pensa le notaire.
Dès le lendemain, Cabassol mandé à l'étude, apprit que Me Taparel avait
porté ses soupçons sur un autre Jocko. Il convint qu'il pouvait y avoir
quelques chances de réussir en se lançant sur cette nouvelle piste et annonça
qu'il allait agir, en alliant autant que possible la prudence à la rapidité.
Mais Comment s'insinuer dans la confiance du savant Poulet-Golard et
l'approcher d'assez près pour étudier sa vie et ses habitudes ?
— Un moyen bien simple, dit Miradoux qui avait retrouvé avec la santé
toute sa lucidité d'esprit ordinaire, M. Poulet-Golard est directeur de la Revue
préhistorique, n'est-ce pas? Eh bien, que M. Cabassol lui porte pour sa
revue un travail profond et réussi sur une question quelconque...
— Parfait! s'écria le notaire, je me charge d'obtenir de Bezucheux de la
Fricottière père une chaude lettre de recommandation pour la Bille de billard
Poulet-Golard. Avec ça, il est sûr que son ouvrage ne moisira pas dans les
cartons et que...
— Votre plan est très joli, fit justement observer Cabassol, mais ce travail
profond et réussi sur une question scientifique?...
— Dame, c'est à vous de chercher! Voyons, que pensez-vous de :
Recherches sur les institutions politiques et administratives des peuplades de
rage de pierre?...
— Ou bien : Invention de la pêche à la ligne par les populations lacustres
du Léman, d'après quelques documents mis en lumière?
— Des progrès de l'art musical, considérés comme indication suprême
d'une dégénérescence morale et physique des nations modernes.
— Ces sujets sont empoignants. Je vais m'enfermer en tête à tête avec
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
279
une main de papieiy déclara énergiquement Gabassol, et je les creuserai;
occupez-vous de la lettre de recommandation.
L'infortuné Gabassol fut trois jours sans sortir. Sa plume rebelle, sans
doute, aux travaux de science, ne put jamais écrire que le titre d'une demi-
douzaine de sujets intéressants mais trop arides pour elle. Le troisième jour
Gabassol, eut un éclair de génie et résolut de fonder la poésie darwiniste. En
conséquence il écrivit en vers au lieu d'écrire en prose et produisit un morceau
transcendant qu'il courut le soir même lire à ses complices.
— Écoutez! dit-il d'une voix émue quand M0 Taparel et Miradoux se
furent enfermés avec lui dans le cabinet notarial.
Les gens de Cabassol donnaient une petite fête régence.
ADAM
C'était la fin du jour, sur le désert immense,
Les rayons du soleil rougissant peu à peu,
S'allongeaient par delà les monts pleins de silence;
L'astre qui les dardait semblait un œil de feu.
Le calme se faisait dans la grande nature,
Chez eux, pour se coucher, rentraient bœufs et chameaux ;
Un singe cependant, pensive créature
Tête basse fuyait les autres animaux.
Bizarre et déplumé, triste, myope, étrange;
Honteux même, et gôné dans tous ses mouvements
280 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Ce singe n'avait pas la Ègure d'un ange,
Mais sur son large front les meilleurs sentiments
Se lisaient sous les plis de ses rides précoces!
Ah! quel sombre chagrin faisait courber ce dos,
Ce dos chauve et rugueux comme les vieilles brosses,
Affaissé tristement sous un trop lourd fardeau?
L'appendice caudal, balançoire élégante,
Avec laquelle en haut des sveltes cocotiers
Se berce mollement la guenon indolente,
Cette cinquième main qui manque à nos gabiers,
Le panache onduleux, orgueil de tous ses frères,
Faisait presque défaut à son arrière-train!
— Non, jamais, songeait-il, nos pères ou nos grands-pères,
Ne se retrouveraient en moi, singe déteint !
Où donc est le vieux sang des ancêtres agiles?
Et ces pensers amers, où donc les ai-je pris?
Que suis-je? doute affreux! Tous les singes des îles
Vivent la tète en bas, ne poussent que des cris,
Tranquilles et joyeux se livrent aux gambades,
Aux folles culbutes, et par d'énormes bonds,
De branche en branche font de longues promenades!
Mes ridicules sauts égayent les guenons
Et je me fais du mal lorsque je tombe à terre 1
Sensible et possédant plein d'idéal au cœur
Je faillis cependant rester célibataire;
Celle qui m'épousa ne fait pas mon bonheur.
Elle ne pense pas! Quand mon cerveau s'enflamme,
Quand par je ne sais quoi mon être est agité,
Elle ne comprend pas! Lui voyant si peu d'âme
Je dis avec douleur :'Et ma postérité ! ! !
Ah ! que seront mes fils? seront-ils de la race
De leurs oncles velus qui marchent sur les mains,
Ainsi que leurs mamans sans que rien les tracasse
Se balanceront-ils aux arbres des chemins?
Le besoin d'exprimer de toute autre manière
Que les cris gutturaux que poussent mes parents,
Chaque sensation et, chose singulière
Les soucis d'avenir que n'ont pas les orangs,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 36.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
283
Mes fils les auront-ils?... Ainsi songeait le père
Quand sa belle guenon accourut sur ses pas;
Au grand étonnement de madame sa mère,
Le petit sur son dos, cria : BONJOUR, PAPA !
— Très émouvant! fit Me Taparel à la dernière strophe, un superbe
morceau d'introduction pour la Légende des Siècles, à votre place je l'offrirais
à... mais non, il vaut mieux le porter à la Revue préhistorique... auparavant
La chambre à coucher du savant.
je vous en demanderais une copie pour l'album de Mmo Taparel; les soucis de
notre premier père lui tireront un pleur; car elle a, au plus haut degré, le sen-
timent de la famille!
— Je vais immédiatement à la Revue préhistorique, s'écria Cabassol,
avez-vous préparé ma lettre pour M. Poulet-Golard?
— Voilà !
— Je pars, à bientôt de bonnes nouvelles, j'espère!
Cabassol, muni d'une chaude lettre de recommandation, partit en hommtf
pressé d'en finir avec cet abominable Jocko qui lui faisait perdre un temps sS
précieux. M» Taparel et M. Miradoux, contre leur attente, ne le virent pav
revenir et ne reçurent de lui aucune communication sur le résultat de
284
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
l'entrevue avec le célèbre savant. Une semaine se passa ainsi, M0 Taparel,
commençant à se sentir gagner par l'inquiétude, envoya Miradoux chercher
des nouvelles au domicile du vengeur testamentaire de feu Badinard.
Gabassol n'y avait pas paru depuis huit jours! M. Miradoux trouva le
groom et le valet de chambre de notre héros, en train de donner une petite
fête régence à des amis et amies. Leur maître était peu gênant pour eux, ils
le voyaient si rarement; ils avouèrent à Miradoux qu'ils étaient obligés, pour
conserver sa physionomie dans leur mémoire, de regarder de temps en temps
sa photographie,
M0 Taparel, au comble de l'in-
quiétude, attendit avec impatience
le lendemain, jour de dîner au club
des Billes de billard. Dès l'arrivée
du savant Poulet - Golard, il l'a-
borda pour lui demander s'il avait
vu un jeune poète qu'il s'était per-
mis de lui envoyer.
— Comment donc, cher mon-
sieur 1 répondit le bon Poulet-Go-
lard, mais j'ai à vous remercier de
m'avoir adressé ce jeune Cabassol!
un charmant garçon et un sujet
plein d'avenir ! Il m'a apporté, pour
la Bévue, des vers profondément
pensés! Jamais, je crois, la question de l'origine de l'homme, n'a été abordée
en poésie avec cette netteté... Pas d'images nuageuses masquant le vide des
idées, au contraire, quelque chose de simple, de puissant et de doux... Ce
garçon ira loin!
— Comme je ne l'ai pas revu, dit M« Taparel, je ne savais si...
— C'est vrai, je ne vous dis pas tout... votre protégé m'a plu tout de suite,
je l'ai fait causer, j'ai vu que le poète cachait un jeune savant plein de modestie,
épris des idées nouvelles et tout prêt à entrer en lice pour leur défense. Je lui
ai ouvert la Revue préhistorique, et je lui ai proposé d'être à la fois mon
secrétaire et mon élève!
— Et?...
— Et il a accepté avec empressement, avec un empressement que je
qualifierai de méritoire, car je ne lui ai pas caché à quels travaux ardus il
allait prendre part, à quelle existence de bénédictin il allait se vouer... Noble
jeune homme! 11 a demandé à entrer immédiatement en fonctions, je l'ai
installé le jour même dans une petite pièce annexe de mon cabinet de travail,
M. Poulet-Golard se taille la barbe avec le plus
grand soin.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
285
et il y est encore enfoui sous des montagnes de livres et de manuscrits!...
Ah! la science, voyez-vous, la science, il n'y a encore que cela pour vous
procurer des joies pures et intenses ! . ..
— Oui, cela et le club des Billes de billard, et aussi les belles petites! fit
M8 Tapàrel en frappant sur le ventre de M. Poulet-Golard.
— Vous l'avez dit ! répondit gravement le savant.
Le secrétaire du savant Poulet-Golard.
M* Taparel était rassuré.
Le lendemain, arriva la lettre suivante qui le mit au courant des affaires
de Cabassol :
Cher maître,
C'est lui ! ! !
Cette fois nous ne nous sommes pas trompés, l'abominable célibataire, le crâne
astucieux et criminel, qui entra pour un soixante-dix-seplième dans les chagrins
conjugaux de feu M. Badinard, le véritable Jocko enfin, est découvert
C'est l'affreux Poulet-Golard !
Nous le tenons !
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Je suis dans la place; assis dans L'ombre, comme le ligre, je guette le Poulet-
Golard pour en faire la proie de ma vengeance!
Comment j'ai acquis la conviction que nous tenions bien le Jocko tant cherché,
vous allez le savoir. La pièce de vers darwinistes ayant charmé le directeur de la
j>r<Iii>toriquc au plus haut degré, il m'a propose à brûle-pourpoint d'être son
secrétaire et son collaborateur, pour soutenir avec lui le poids des immenses tra-
vaux scientifiques sous lesquels il se sent accablé. Je n'ai pas besoin de vous dire
si j'ai pris la balle au bond ! J'ai répondu que mes plus chers désirs seraient exaucés
s'il m'était donné de devenir le disciple du flambeau de la science moderne, et j'ai
demandé à commencer immédiatement mon labeur de secrétaire. Je vous passe les
détails. Deux heures après j'étais installé dans la propre maison de M. Poulet-Golard,
dans une petite bibliothèque attenante à son cabinet de travail.
0 joie ! ô douce satisfaction qui fit tressaillir mon âme ! la première chose que
je vis dans cette bibliothèque, ce fut une petite photographie de M. Poulet-Golard,
absolument identique à la pièce à conviction de l'album Badinard. Il n'y avait pas
à en douter, c'était bien le crâne et les mèches, c'était bien la pose de notre photo-
graphie ! Nous tenions le vrai coupable ! cette fois, plus de ménagements à garder,
je pouvais sévir en toute tranquillité de conscience, sans avoir à craindre de faire
tomber les foudres de ma justice sur un innocent !
A nous deux, Jocko !
Vous connaissez M. Poulet-Golard, l'homme du monde, l'homme du club des
Billes, je vais vous présenter le savant directeur de la Revue préhistorique, dans
son intérieur. M. Poulet-Golard est un bipède d'apparence singulière, enveloppé de
six heures du matin ù minuit dans une bibliothèque en cachemire des Indes, et
couronné par une calotte de forme grecque, mais en cachemire également, derrière
laquelle se balance une longue bouffette effilochée. Cette bibliothèque en cachemire
des Indes est une robe de chambre, qu'entre nous je soupçonne fort d'avoir été
taillée dans un cadeau resté pour compte, à l'époque lointaine où le cachemire de
l'Inde servait à faire trébucher la vertu des Torettes. Il faut des mobiliers, main-
tenant, hélas ! que l'âge du cachemire est loin ! Je reprends mon esquisse de la
bibliothèque Poulet-Golard, la robe de chambre de ce digne «avant est à tiroirs, je
n'ai pu encore, après huit jours d'études, parvenir à connaître le nombre exact des
poches qui s'ouvrent entre ses ramages flamboyants. 11 y en a plusieurs étages,
par devant, par derrière et sur les côtés. Dans les petites poches du haut, par
devant, M. Poulet-Golard loge les notes relatives à ses travaux en train, c'est-à-dire
plusieurs centaines de petits papiers sur lesquels il a jeté ses idées, le fruit de ses
méditations ou le suc de ses lectures. Les poches du bas sont bourrées de volumes
couverts d'annotations; dans les poches de côté s'accumulent les manuscrits, les
travaux à l'état de projettes esquisses des articles profonds
que la Revue préhistorique imprime entête de ses colonnes.
Enfin dans les poches situées par derrière gisent les dic-
tionnaires et vocabulaires portatifs des langues de l'âge de
^ pierre, "dont M. Poulet-Golard a fait une étude particulière.
Voilà l'homme. Son domicile est aménagé dans le goût
de sa robe de chambre. Toutes les pièces de l'appartement
sont garnies de tablettes superposées, pliant sous le poids
„__ , de bouquins poudreux, de collections, de revues scientifi-
que le trompe avec un „ . , . „ , . .
clairon de pompier». ^^ françaises, anglaises, allemandes, russes ou chinoises,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
287
de paquets, de rapports de toutes les académies scientifiques du globe. Les tablettes
aux bouquins commencent dans l'antichambre et se continuent jusque dans la
chambre à coucher, où les livres s'élèvent par monceaux ; les tablettes de la
salle à manger sont réservées aux collections de cailloux de l'âge de pierre,
ramassés en Norvège, en Bretagne, ou dans les îles australiennes. Trop de silex!
Quand je dîne, car je suis nourri, je mords avec la plus grande précaution, car il
me semble toujours que je vais tomber sur un bifteck de l'âge de pierre.
Le cabinet de travail de M. Poulet-Golard, possède naturellement plus de
bouquins et plus de silex que toutes les autres pièces, mais son principal ornement
est une série de photographies de grandeur naturelle, de têtes de gorilles, de
face, de trois quarts et de profil alternant avec la tête de M. Poulet-Golard; -éga-
lement de face, de trois quarts et de profil. A côté sont des tableaux lithogra-
La cuisinière de M. Poulet-Golard.
phiés donnant des mesures de crânes et d'angles facials, toujours alternati-
vement gorille et Poulet-Golard. Tout cela en vue d'établir par une claire
démonstration, notre cousinage issu de germains avec les hôtes du Jardin des
plantes. Je commence à y croire. M. Poulet-Golard travaille sur ce sujet, à un grand
ouvrage qu'il a l'intention de dédier à un vieux chimpanzé mélancolique chez
lequel il a cru découvrir quelques indices d'une race en voie de transformation.
Ce que M. de la Fricottière vous a dit est vrai, M. Poulet-Golard se taille la barbe
tous les trois jours avec le plus grand soin, dans le but d'accentuer sa ressemblance
avec ce chimpanzé mélancolique.
La chambre à coucher de mon savant patron est ornée différemment; il y a des
montagnes de livres dans les coins et dans les armoires, mais les murailles sont
uniquement tapissées de photographies féminines. Pas de singes du tout ni de
silex, rien que des dames ou des demoiselles, jeunes et jolies, à l'air aimable et
souriant.- Quand je lui ai parlé de cette collection gracieuse, M. Poulet-Golard, a
murmuré les mots d'études anthropologiques et il a changé de conversation. Je
n'ai pas insisté.
B8S La GRANDE MASCARADE parisienne
Pour achever de vous peindre la maison Poulet-Golard, je n'ai plus qu'à vous
parler de noire bonne, une brave Bile de l'Auvergne qui fait le ménage, cpoussette
les tablettes, les livres et les silex, quand M. Poulet-C.olard n'est pas là pour
l'empêcher, et qui nous prépare une cuisine naïve, niais confortable. Elle n'a qu'un
défaut : son cousin, un clairon de pompiers, qui vient la voir trop souvent, pour la
sécurité de nos côtelettes.
Et maintenant j'attends l'occasion, prêt à la saisir par la chevelure, blonde,
brune ou même rousse. Je suis dans la place, je suis prêt, j'attends le moment où
la cbrysalide Poulet-Golard se transformera en brillant et galant Jocko 1 Fasse le
Ciel que ce moment arrive bientôt, car mes travaux de secrélaire et de collaborateur
île la Revue préhistorique, commencent à me sembler durs.
Dans cet espoir doux à mon cœur, je vous serre affectueusement et énergique-
ment la main, ainsi qu'à M. Miradoux, notre vieux complice!
Cabassol.
Mc Taparel, tranquillisé par cette lettre qui lui montrait Cabassol à l'œuvre,
put se remettre à ses affaires notariales. 11 fut huit jours sans recevoir de
communications, et ne s'en inquiéta pas. Le neuvième jour, une nouvelle
lettre de notre héros arriva à l'étude.
« Cher maître,
Je n'y comprends rien ! Le père de mon noble ami, le président de la Fricottièrc
a calomnié M. Poulet-Golard! M. Poulet-Golard est vertueux ! ! !
Jocko a pris sa retraite, il a renoncé aux fulàtreries de ce demi-monde et il a
consacré toutes les ardeurs de son âme au culte des purs silex et à la vénération de
nos ancêtres les chimpanzés !
Voilà quinze jours que je pâlis du matin au soir sur les livres et sur les manus-
crits de cet homme vénérable, voilà quinze jours que je me lève à l'aurore en
même temps que lui, et que je me mets au travail à ses côtés, pour ne relever la
tète qu'aux heures où la grosse Auvergnate nous apporte notre repas! Ce travail
me délabre, mais je fais bonne contenance; jusqu'à minuit, côte à côte avec M. Pou-
let-Golard, je compulse des papiers, je prends des notes, je fouille les autorités
scientifiques, les rapports des académies. Et tout cela inutilement!
Déjà je connais les mots principaux de la langue parlée par la peuplade lacustre
d'Enghien il y a vingt-cinq ou trente siècles, déjà j'ai pu étudier la vieille langue
des Allobroges et constater ses rapports avec le patois de notre cuisinière, déjà j'ai
appris à dire papa en sanscrit, en zend et en papou... Et sans résultat! Poulet-
Golard est vertueux ! ! !
11 n'est surli qu'une seule fois depuis ce temps-là, pour aller au dîner du club.
Et il est revenu tranquillement à minuit trois quarts, et il s'est couché, et il s'est
endormi d'un sommeil calme pour se réveiller comme à l'ordinaire à six heures du
matin! Le volcan est éteint, Jocko a donné sa démission!
0 rage! ô désespoir! Et notre vengeance?
Voulez-vous que je vous dise l'affreux soupçon qui dévore mon cœur? Eh bien..
M. Poulet-Golard aime sa cuisinière allobroge! Ce fleuve débordant s'est canalisé :
au lieu de se livrer comme autrefois à des débordements dévastateurs, il suit main
tenant un cours paisible, à l'abri des tourmentes de la passion.
I,.\ GRANDE MASCARADE PARISIENNE
289
Il aime sa cuisinière, vous dis-je, et cette grosse Auvergnate le trompe avec le
clairon de pompiers. Ce soupçon, que je nourrissais depuis quelques jours, est de-
venu presque une certitude!
(juclle catastrophe! Je ne demandais qu'à venger Badinard, mais flirter avec
(\ M. Poulet-Golard menant l'existence de Bille de billard.
une Auvergnatede cent kilos et l'enlever par force ou par ruse à notre ennemi, est
un exercice qui manque d'attraits pour moi...
Que faire? que faire?
Con6olez-moi, éclairez-moi I
Cabassol
A cette missive désolée, M" Taparel fit une courte et énergique réponse :
Le devoir est le devoir! on n'a pas le droit de tourner autour.
Discuter c'est désobéir.
MuiADOUX
Tapaiiel
Exécuteurs testamentaires.
Liv.
290 LA GRANDI-, MASCARADE PARISIENNE
Comment le sage arrange sa vie. — Où Cabassol entrevoit la possibilité de venger Badi
nard de quelques-uns de ses ennemis. — La volage Tulipia. — Catastrophe.
Quand il reçut la réponse de M0 Taparol, Cabassol eut une attaque de
marasme qui dura toute la journée. Vainement la grosse bonne de M. Poulet-
Golard, le dictionnaire allobroge du vieux savant, vint-elle causer en patois
auvergnat, il ne put se décider à se montrer aimable avec elle.
Après une nuit passablement assombrie par des cauchemars où l'Auvergnate
et le clairon de pompiers se joignaient à M. Poulet-Golard pour le tourmenter
avec des haches de l'âge de pierre, Cabassol lit une heureuse découverte.
A l'heure du facteur, parmi des liasses de journaux scientifiques qui don-
naient la migraine rien qu'à les regarder, M. Poulet-Golard reçut un petit
billet élégant qu'il décacheta vite avec émotion.
Cabassol sentit un vague parfum d'héliotrope arriver jusqu'à lui ; aussi
ému que M. Poulet-Golard, il jeta des coups d'œil indiscrets vers la lettre qui
dégageait ces douces émanations, mais il ne put distinguer que de fines pattes
de mouche qu'il n'eut pas un instant l'idée d'attribuer à un académicien quel-
conque.
C'était une lettre de femme!
Cabassol se sentit renaître à la vie, il vit M. Poulet-Golard plier soigneu-
sement sa lettre et la ranger dans une des poches de sa mystérieuse robe de
chambre, une poche que Cabassol ne connaissait pas encore et qui lui sembla
contenir d'autres billets couverts des mêmes pattes de mouches. Dans sa joie
Cabassol pinça la taille robuste de l'auvergnate qui lui administra sur les mains
une tape énergique. M. Poulet-Golard, perdu dans d'agréables réflexions ne
parut pas s'apercevoir de cette sortie de son secrétaire hors des bornes des con-
venances.
Après le déjeuner, M. Poulet-Golard donna des instructions à son secrétaire
et le chargea de préparer un important travail sur la langue parlée par les
perroquets d'une île absolument déserte de l'océan Pacifique, d'après le voca-
bulaire rapporté par un officier de marine.
Cela fait, le savant endossa un ulster par-dessus sa robe de chambre et
chercha un chapeau pour sortir. Cabassol était au comble de la joie, sans
doute M. Poulet-Golard faisait explosion, Jocko allait se révéler; une seule
chose le contrariait, le savant emportait sa robe de chambre et cette lettre qui
aurait révélé sans doute bien des choses à l'indiscrétion du vengeur de Badi-
nard.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 291
— Comment, cher maître, dit-il à son patron, vous gardez votre robe de
chambre! les poches bourrées de livres font des bosses partout sous votre
ulster...
— Oui... je... nous., j'ai à travailler chez un de mes collègues de l'institut
qui m'a écrit pour me demander le concours de mes lumières pour... des
recherches...
En disant ces mots, M. Poulet-Golard ayant trouvé son chapeau, s'esquiva
doucement.
— Oui, murmura Cabassol, je voudrais bien faire sa connaissance à ton col-
lègue de l'institut, je suis bien sûr qu'il ne porte pas de lunettes 1
— Tulipia m'aime!... ces factures l'attestent!
Ce jour-là, Cabassol ne s'occupa guère des perroquets de l'océan Pacifique
et de leur langage ; abandonnant ses travaux en train, il bouleversa les papiers
de M. Poulet-Golard, avec l'espérance d'y rencontrer quelque lettre oubliée du
soi-disant membre de l'Institut.
Il était écrit qne la journée devait être heureuse, car ces recherches eurent
un résultat. Cabassol'ne trouva aucune missive à fines pattes de mouches fémi-
nines, mais il fit une étrange découverte qui le plongea dans la stupeur.
Dans une liasse de papiers relatifs aux peuplades lacustres d'Enghien et
environs, une photographie, égarée sans doute, lui tomba entre les mains. Cette
photographie était celle d'une très jolie femme aux cheveux blonds dénoués,
en toilette de bal très décolletée ; Cabassol n'eut besoin que d'un coup d'œil
pour reconnaître en elle l'ange de Bezucheux de la Fricottière, fils, la mysté-
rieuse femme du monde de Lacostade, Saint-Tropez et compagnie, en un mot,
Tulipia Balagny, la belle volage, Tulipia elle-même, enlevée dernièrement par
l'inspecteur de de la compagnie d'assurance VŒU!
292 l.A GRANDE MASCARADE PARISIENNE
«range I étrangeJ •
Et pour qu'il De restai aucun doute à notre héros, sur l'identité de Tulipia
ci >ur celle de M. Poulet-Golard, voici ce que Cabassol lut au dos de là photo-
graphie :
A mon petit Jocko chéri.
Tulipia.
Gabossol resta rêveur. Il n'y avait pas de doute ;\ avoir, le membre de l'Ins-
titut chez lequel M. Poulet-Golard avait porté sa rohe de chambre et ses livres»
c'était Tulipia Balagny : Cabassol reconnaissait les pattes- de mouches de la
dédicace... C'était donc Tulipia Balagny qu'il fallait enlever à Poulet-Golard;
quelle chance! voilà un enlèvement plus agréable à exécuter que celui de la
grosse Allobroge!
Cabassol, en train de combiner un plan d'attaque, n'entendit pas le bruit
des pas de M. Poulet-Golard, revenant de chez le faux membre de l'Institut;
il fut donc surpris par son patron dans la contemplation du portrait de la char-
mante Tulipia.
M. Poulet-Golard s'arrêta un instant pétrifié.
— Le portrait de..., s'écria-t-il, comment se fait-il..., est-ce que... au-
riez-vous des droits à soupirer devant le portrait de... mais, non, c'est le
mien, voici la dédicace, vous l'avez donc retrouvé?
Cabassol prit son parti en brave.
— Oui, cher maître, oui, cher Jocko, pour les dames!
— Quoi! vous savez... vous connaissez le petit nom flatteur que l'on me
donne dans le monde?...
— Je me doutais, mais je n'ai plus douté lorsque j'ai trouvé ce témoignage
flatteur de l'affection que vous porte ce joli membre de l'Institut..., la char-
mante Tulipia...
M. Poulet-Golard ne répondit pas d'abord.
— Bah ! bah ! dit-il enfin d'un air guilleret, j'entre dans la voie des aveux,
mon cher secrétaire, Tulipia, puisque vous connaissez son nom, m'adore, il
est vrai, et c'est à ses pieds que de temps en temps je me repose de mes tra-
vaux scientifiques..., elle est tout simplement délirante, Tulipia, délirante!
puisque vous l'avez deviné, je ne veux plus rien vous cacher; vous savez
que je fais^partie du club des Billes de billard?
— Je ta sais.
— Eh bien, quand j'ai vécu pendant quelques mois en bénédictin, enfoui
sous les livres et les collections, à creuser les problèmes scientifiques les plus
ardus, je m'offre quelques semaines d'existence agréable, je vis en Bille de
billard... Tulipia m'aime! Tenez, voyez toutes ces factures!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
293
Et M. Poulet-Golard fouillant dans une nouvelle poche de sa robe de.
chambre, en tira un paquet de factures qu'il mit sous les yeux de Cabassol.
— Tulipia m'aime ! Toutes ces factures le prouvent, voyez tout le
paquet, il y en a pas mal et elle n'aurait pas souffert qu'un autre que moi
s'offrit à les payer!... Ah ! elle a été un peu vite, il y a quelques mois, j'ai été
obligé d£ modérer un pou...
— Vraiment?
La photographie de Tulipia Balagny.
. — Oui, pendant dix mois de l'année, enfermé dans le silence de mon cabi-
net de travail, je fais des économies et je suis tout à la science, cette amie
qui ne demande pas de petits mobiliers ni de huit-ressorts ! Ah! la science,
la science! je lui sacrifie tout pendant dix mois, je fais marcher mes grands
travaux, je me mets en avance pour la Revue préhistorique, et ensuite
vacances complètes, je redeviens simple Bille de billard! Voilà mon jeune
ami, comment le sage arrange sa vie...
— Bravo! alors, cher maître, le temps des vacances est arrivé?
— Oui, mon jeune ami, mais pour vous occuper pendant ce temps-là,
je vais vous laisser un certain nombre de travaux à préparer, quelques notices
à écrire pour la Revue préhistorique et des recherches à faire sur la grando
question des populations lacustres d'Enghien. Cela vous va, n'est-ce pas?
294 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Soyez tranquille, le tempa ties vacances viendra aussi pour vous... Moi,
j'ai commencé à quarante-Cinq ans! A propos, je soupe demain soir avec
Tulipia et quelques -unis, vous serez des nôtres, n'est-ce pas? Ces messieurs
Boni des jeunes gens aimables, spirituels et travailleurs : l'un d'eux, le fils
de notre président de la Fricottière, m'a promis des renseignements sur
quelques vestiges de l'âge de pierre qu'il a découverts dans les environs de
Nice...
Pardon. Bezucheux de la Fricottière soupe avec vous et mademoiselle
Tulipia?
— Oui. M. de la Fricottière et ses amis...
— Lacostade, Saint-Tropez, Bisséco et Pontbuzaud ?
— Vous les connaissez donc?
— Parbleu !
— Tant mieux ! ce sera plus gai.
Cabassol n'en demanda pas davantage, mais il sortit immédiatement sous
un prétexte quelconque et courut chez Bezucheux.
Eh bien! s'écria Bezucheux dès qu'il aperçut Cabassol, je te croyais
trappiste, mon bon, ou parti pour l'Afrique centrale! on ne t'a pas vu
depuis un grand siècle?
Ah ça! répondit Cabassol, tu ne m'avais pas dit que tu étais raccom-
modé avec la belle Tulipia Balagny ?
Parbleu, mon cher, c'est un événement tout récentl Tulipia était allée
enfouir.sa douleur au fond d'une campagne solitaire, elle est revenue et je n'ai
pu résister à ses larmes ! d'ailleurs, nous avons eu une explication avec Lacos-
tade, Bisséco, Pont-Buzaud et Saint-Tropez; pur malentendu, mon cher! Les
apparences étaient contre elle, voilà tout, maintenant tous les nuages se sont
dissipés 1... Veux-tu venir avec moi, j'ai rendez-vous au café Riche avec nos
amis, nous causerons de Tulipia.
— Allons, fit Cabassol, allons, nous causerons de ta volage Tulipia...
— Arrête, mon ami, ne l'insulte pas, je viens de te dire que les apparences
seules étaient contre elle, le jour fatal où nous nous brouillâmes... les appa-
rences seules, absolument! Pauvre Tulipia!
— Tu m'attendris!
— Oui, elle fut volage, la charmante, mais, il y a une nuance, volage...
à mon profil I
— A ton profit?
— Exclusif!... mais, chut! motus là dessus!
— Boit, silence et mystère ! Mais j'y pense, tu dis que nous allons rejoin-
dre au café Riche Lacostade et les autres, vous n'êtes donc pas brouillés
ensemble?
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
295
— Pourquoi?
— Tu disais exclusif?
— Mais oui, exclusif, les autres n'ont droit qu'au platonisme!... Nous
nous sommes expliqués, je ne les trompe pas! Tu connais ma nature noble
et franche, tromper un ami me répugnerait... et puis, tu comprends, un,
passe encore, mais quatre!... ça m'embêterait ! alors le jour où j'ai renoué
avec Tulipia, j'ai prévenu mes amis... Tu me suis?
— Je suis suspendu à tes lèvres éloquentes.
— Donc j'ai prévenu mes amis, je les ai réunis tous les quatre, et je leur
ai tenu ce discours : mes petits bons, ce n'est pas tout ça, mais, j'ai revu
— Voila comme le sage mèue sa vie!
Tulipia!... — Ah! ! ! firent-ils tous avec émotion. — Oui, mes enfants, ai-je
repris, sans vouloir revenir sur un passé douloureux, je vous dirai que la
chère petite m'a donné des explications satisfaisantes... — Pour toi! dit
Bisséco avec amertume. — Pour moi ! dis-je avec assurance. — Et que
résulte-t-il de ces explications ? demanda Lacostade. — Il résulte que nous
nous sommes tous conduits avec elle avec cruauté, avec barbarie... comme
des sauvages, enfin... il résulte que c'est un ange.... une martyre... Il résulte
que je laraime! ! !
— Sensation prolongée ! dit Cabassol.
— Tu l'as dit, sensation prolongée! Lacostade, Bisséco et Saint-Tropez se
montraient légèrement abrutis par ma confidence. — Oui, messieurs, repris-
je en frappant du poing sur la table, je la raime! j'aurais pu la raimer sans
206 LA GRANDE MASCARADE l'A K 1SIKNNE
vous en souffler mot, mais j'ai pensé que ma dignité m'interdisait ces ca-
chotteries mesquines et vulgaires. Je La raime depuis hier... — soir? de-
manda Bisséco toujours avec amertume. — Oui, répondis -je nettement,
depuis hier soir et je vous ai convoqués ce matin pour vous prévenir de cet
événement. — Tu aurais pu t'en dispenser, dit Lacostade. — Non! la loyauté
traditionnelle des la Fricottière me le commandait!... J'ai voulu vous pré-
venir, non pour vous torturer l'âme par des confidences peu agréables pour
vous, je le reconnais, mais pour établir franchement la situation, et pour
vous dire : mes enfants, je raime Tulipia, elle me raime, restons amis, je
vous accorde le droit de l'adorer platoniquement, je vous permets l'amour
platonique !
— Superbe, mon ami! s'écria Gabassol, je t'admire! Et qu'ont répondu
Lacostade, Saint-Tropez et les autres?
— Il y a eu un moment d'hésitation, puis touchés de la grandeur de
mon caractère, ils se sont levés comme un seul homme et m'ont tendu la
main en s'écriant : — Soit ! nous nous contenterons du platonisme, du plus
pur platonisme!!!
— C'est un trait digne de la morale en action, ce que tu me racontes-là,
dit Cabassol.
— Parbleu! Et Tulipia? est-ce qu'elle n'est pas aussi une héroïne de la
morale en action?
— Tu sais, moi j'avais cru.. ,
— Eh parbleu, je te l'ai dit, c'était une victime !...
— Et depuis quand la raimes-tu?
— Deux mois et demi, mon bon, deux mois et demi qui m'ont semblé
passer comme un songe!
— Et depuis ce temps-là, Bisséco, Lacostade et les autres...
— Ils platonisent !... Tulipia leur donne de fraternelles poignées de main
quand par hasard elle les rencontre... et elle ne leur fait pas de reproches !...
C'est beau, ça!... à propos, t'ai-je dit ce qu'était devenue Tulipia après le
jour fatal où...
— Où vous vous montrâtes tous si cruels pour l'infortunée... non, mais
raconte, mon ami, raconte I tu m'as dit seulement qu'elle s'était réfugiée au
désert...
— C'est cela, elle s'est réfugiée au désert, dans un trou... du côté de
Trouville! Seule, désespérée, échevelôe, elle errait sur la plage ou passait ses
journées sur la jetée à verser ses larmes dans l'océan... elle m'a juré qu'elle
avait maigri d'une livre trois quarts en trois mois !... Les baigneurs se deman-
daient avec intérêt quel pouvait être le chagrin qui minait ainsi cette femme,
jeune et intéressante, un Anglais l'a même demandée en mariage et lui apro-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 38.
LA. GRANDE MASCARADE PARISIENNE 299
posé de se suicider avec elle le soir de ses noces, mais rien n'y a fait, elle ne
pouvait se consoler, je lui manquais!
— Vous lui manquiez!
— Nous lui manquions! moi, sérieusement, les autres platoniquement,
par habitude, pour ainsi dire... heureusement que maintenant tout est
oublié !...
— J'ai revu Bezucheux, mes maux sont oubliés! chantonna Gabassol.
— Elle nous a revus tous, reprit Bezucheux, car dès le lendemain de ma
confidence à mes amis, j'ai tenu à les conduire chez elle !...
— Pas possible !
— Mais oui, je les ai convoqués à mon domicile et de là nous sommes
allés en corps nous jeter à ses pieds. Pour un spectacle attendrissant, c'était
un spectacle attendrissant !... très émus tous les cinq, nous montâmes l'esca-
lier lentement, nous sonnâmes, sa bonne vint nous ouvrir, nous l'embrassâ-
mes... Brave fille, elle parut tout aussi émue que nous!... sa femme de cham-
bre étonnée d'entendre nos embrassades dans l'antichambre, arrivant à son
tour, nous nous jetâmes dans ses bras!... Enfin, pour couper court à toutes
ces scènes d'attendrissement, j'ouvris la porte du boudoir de ma douce amie,
je poussai mes amis devant moi, et tous les cinq nous nous roulâmes aux
pieds de Tulipia surprise!... Ah! qu'elle était charmante, ô vertueux Ga-
bassol, dans le délicieux costume d'intérieur qui moulait des perfections que
je qualifierai d'idéales !...
— Tulipia, m'écriai-je, ô ma reine? Nous voici tous les cinq repentants
— Je vous per.ncts le platonisme.
et contristés!... Tu m'as déjà pardonné, pardonne à Bisséco qui s'est con-
duit comme un animal, pardonne à Lacostade qui rougit d'avoir eu l'âme
assez noire pour te causer des chagrins, pardonne à Pontbuzaud qui s'est
emballé comme un imbécile et pardonne au petit Saint-Tropez qui a
encore été plus bête que Pontbuzaud !
— Quelle éloquence! fit Gabassol.
— Tu sais que dans le temps j'ai failli me faire avocat!... Tulipia se
300 LA GRANDK MASCARADE PARISIENNE
montra très émue de mon petit speech, vrai, j'ai vu briller une larme furtive
sous les fils d'or de ses paupières!... Elle nous tendit ses deux mains et dit
avec le sourire enivrant que tu lui connais : — Mes enfants...
— Dans mes bras! acheva Cabassol.
— Mais non, elle ne dit pas dans mes bras!... d'abord je ne l'eusse pas
permis... elle prononça ces simples paroles : — Mes enfants, oublions ce
petit malentendu, je vous pardonne!
— Vous entendez, repris-je, vous entendez, Bisseco, Lacostade et les
autres, elle vous pardonne..., comme je ne veux pas être en reste de magnani-
mité, moi mes enfants, je vous permets de déposer un chaste baiser sur ses
divines menottes I allez, régalez-vous, profitez de l'occasion, c'est un maximum
de platonisme que je vous permets pour aujourd'hui, en raison de la solennité
de ce jour de réconciliation !
— Dis donc, mon petit Bezucheux, s'écria Cabassol, tu sais que j'ai aussi
des torts envers elle, moi, tu sais que je l'ai soupçonnée aussi
— Pourquoi me rappelles-tu cela, mon ami?
— Mais parce que je désirerais aussi obtenir mon pardon, parce que
j'espère bien que ta féroce jalousie ne s'effarouchera pas si, à la première
occasion, je me jette aussi aux pieds de Tulipia pour proclamer mes torts
et pour l'embrasser le moins platoniquement possible !
— Comment donc, mon ami, mais je plaiderai pour toi I... je me charge
de ton affaire, tu auras ton pardon comme les autres!
— Alors en ce moment-ci, ton ciel est sans nuages, ton horizon est abso-
lument dépourvu de points noirs? reprit Cabassol qui avait ses raisons pour
recueillir le plus d'éclaircissements possibles.
— Mon ami, je nage dans l'outremer le plus pur, dans le cobalt le plus
intense, Tulipia me témoigne un attachement sans bornes,... un jour par
semaine...
— Un jour par semaine ! s'écria Cabassol.
— Oui, mon ami, ce jour-là, elle me donne toutes ses heures, les autres
appartiennent à sa famille et à ses professeurs... je ne t'ai pas dit qu'elle se
destinait au théâtre?
— Non.
— Oui, elle rêve d'illustrer la scène française... elle hésite encore entre
le chant et la déclamation... je ne la vois donc régulièrement qu'une fois par
& maine, les autres jours, je pense à elle, et elle pense à moi,... j'ai eu un
instant la pensée de faire poser un téléphone entre nos deux domiciles,
mii- j'ai craint de la distraire de ses études!... Veux-tu voir son portrait?...
— Comment donc !
— Tiens ie voilà, il est là sur mon cœur
A GRANDE MASCARADE PARISIENNE
301
Bczucheux tira un carnet de sa poche, y prit une carte photographique
et la mit sous les yeux de Cabassol. C'était un portrait semblable à celui que
notre ami avait découvert dans les papiers de l'illustre Poulet-Golard.
— Hein... toujours charmante? demanda Bezucheux.
— Prends garde, je vais moi aussi en devenir amoureux...
— Platonique, tant que tu voudras, comme les autres ! mais pas davantage,
car la Dlace est prise, lis cette dédicace :
A lui, lui, lui, 'LUI!
TULIPIA.
Un Anglais l'a demandée en mariage.
— Tu vois, lui, c'est moi ! il n'y a que moi !
Tout en causant, Cabassol et l'expansif Bezucheux étaient arrivés au
café Biche, où Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et Ponlbuzaud se trou-
vaient déjà.
Les quatre amoureux platoniques de Tulipia parurent agréablement
supris de retrouver Cabassol, que les affaires de la succession Badinard avaient
complètement absorbé depuis trois mois.
Après les premières effusions, chacun d'eux crut devoir dire en confidence
à Cabassol quelques mots sur la brouille qui avait existé avec Tulipia.
— Vous savez, mon petit bon, cette pauvre Tulipia que j'avais accusée,
sur des apparences trompeuses, d'être torrentueuse avec excès Eh bien,
erreur, mon petit bon, erreur, lamentable erreur! nous nous sommes expli-
:5'v: LA GRANDE MASCARA!)]-: PARISIENNE
qués, tou> les torts étaient de mon côté, tous!... mais elle m'a pardonné,
la charmante...
— Enchanté! réppndit Cabassol.
En effet le vengeur de Badinard était enchanté, car il recommençait à
entrevoir la possibilité d'exercer plusieurs vengeances à la fois. Non plus
cinq seulement, cette fois, mais eo comptant M. Poulet-Golard, six vengeances
en une seule.
— Nous soupons tous ensemble demain, reprit Bézucheux, avec le papa
Poulet-Golard, le célèbre -avant, un vieux toqué, amoureux fou de Tulipia,
comme nous tous, mais que la charmante Tulipia promène par le bout du
nez pour notre plus grande délectation.
— Je le sais, répondit Gabassol, je suis le secrétaire de M. Poulet-Golard,
— ce sont les travaux que je partage avec l'illustre savant qui m'ont fait vous
négliger, ô mes amis ! — je le sais, et je soupe avec vous !
Cabassol passa le reste de la journée et toute la soirée avec ses amis, sans
plus se préoccuper de M. Poulet-Golard qui l'attendait avec impatience pour
préparer, avant de prendre ses vacances de Bille de billard, quelques numéros
de la Revue préhistorique.
A un moment donné, chacun de ses amis le prit à part pour continuer les
confidences commencées sur Tulipia; le marseillais Bisseco ouvrit le feu.
— Mon petit Gabassol, tu sais, dit- il pour quelle raison nous avons failli
nous égorger jadis, c'était bête, tout-à-fait bête! encore un peu, de nos
cachotteries ridicules, il résultait des malheurs!... Cette fois-ci, nous nous
sommes expliqués très franchement, nous avons tous juré de nous contenter
d'aimer platoniquement Tulipia.
— Bézucheux me l'a dit.
— Ah! il te l'a dit... moi, j'ai un peu plus de chance que les autres, sans
vouloir faire briller outre mesure à tes yeux, mes avantages personnels et
ma savante tactique, je puis te montrer ceci :
Et Bisseco laissa mystérieusement entrevoir à Cabassol une photographie
de Tulipia semblable à celles de Bézucheux et M. Poulet-Golard.
— Savoure ce petit autographe, fit Bisseco en retournant la photographie.
A lui, lui, lui, LUI ! ! !
Tulipia.
Avant de diner, Lacostade entraîna Cabassol sur le boulevard, et tout en
flânant lui dit d'un air indifférent :
— Tu sais que j'ai toujours eu le souci de ma dignité... j'ai renoué, il est
vrai, avec Tulipia qui m'a tout expliqué... Je lui ai pardonné <m;s légèretés
imprudentes vis-à-vis de mes amis, elle m'a pardonné la brutalité que j'avais
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
313
montrée en certaine circonstance où certains faits s'étaient présentés à mon
esprit inquiet sous certain jour déplaisant... alors, tout s'est arrangé! Pour
preuve, contemple et lis !
Le digne Lacostadé prit son portefeuille et il se mit en devoir d'extraire
d'un fouillis de papiers plus ou moins timbrés, la photographie déjà connue
de Tulipia.
— Non, non, dit Cabassol,*je ne veux pas être assez indiscret pour...
— Contemple et lis, te dis-je!
A lui, à lui, à lui, LUI ! ! !
Tulipia.
La femme préhistorique d'après des documents de l'âge de pierre !
— Heureux cuirassier! fit Gabassol.
Après Lacostadé ce fut Pontbuzaud qui tint à giisser de nouvelles confi-
dences dans l'oreille de Cabassol.
— Mon bon, je suis parfois bourrelé de remords, tel que tu me voisl dit-
il sans préambule.
— Mon Dieu, aurais-tu assassiné quelque tante antique et vénérable, et
son spectre te hanterait-il par hasard?
— Non, j'ai fait pire que cela!
— Bigre! tu me fais frissonner...
— Chut! chut! chut!... J'ai soufflé Tulipia à Bezucheux... tu connais
l'histoire de notre brouille... Bezucheux avait réellement des torts envers moi,
ma foi je ne lui en veux plus car je lui ai rendu la pareille.
304 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Tu os un ami dangereux?
— Que veux-tu! l'amour est plus fort que l'amitié la plus solide et la plus
résistante... Tu connais Tulipia, l'amitié ne pouvait pas tenir... Je vais te
montrer son portrait à elle!... il est dans une poche que j'ai fait pratiquer à
mon gilet sur mon cœur... j'avais eu d'abord l'intention de le porter en sca-
pulaire, mais ce n'était pas aussi commode... Tiens, regarde mon adorée, et
lis ce qu'elle a eu l'amabilité de m'écrire en un jour de transports :
A lui, lui, lui, LUI! 11
Tulipia,
— Fortuné Pontbuzaud? toutes mes félicitations!
A son tour, Saint-Tropez trouva le moment d'épancher son cœur dans ce-
lui de Gabassol.
— Dis donc, tu sais, notre malentendu avec Tulipia, ça s'est arrangé ad-
mirablement... pour moi....
— Parbleu, je n'en ai jamais douté! fît Gabassol, tu es habitué à tous les
succès!
— Oh! tu exagères...
— Tu crois que je ne sai= pas!... Tiens, veux-tu que je te dise, Saint-
Tropez, eh bien, tu dois avoir de la corde de pendu!... j'avais bien dit que
c'était toi qu'elle aimait...
— Ah ! tu avais vu ?
— Je suis plein de perspicacité! je parie qu'elle t'a dit : Mon petit Saint-
Tropez, c'est mal de m'avoir méconnue, je n'ai jamais aimé que toi!... et
qu'elle t'a donné un gage... je ne sais quoi, moi, une... un portrait...
— C'est vrai! tu es donc sorcier?
— Parbleu! ce portrait, tu l'as là, sur ton cœur...
Cabassol appuya le doigt sur le gilet de Saint-Tropez.
— Tiens, il y est, je le sens! veux-tu faire un pari, Saint-Tropez?... je te
parie qu'elle t'a écrit au bas de ce portrait quelque chose de délicieux, de ten-
dre, d'adorable.., quelque chose comme : Il n'y a que lui, il n'y a que lui,
lui, lui, lui ! ! ! Est-ce vrai?
Saint-Tropez stupéfait, inclina la tête.
— Quelle perspicacité! c'est absolument exact, voici l'autographe :
A lui, lui, lui, LUI!!!
Tulipia.
Cabassol était satisfait, la confiance lui revenait, bientôt, sans doute, le fa-
rouche Badinard allait avoir l'occasion d'enregistrer du haut du cief, ».'
bonnes vengeances!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
305
Le lendemain, après une soirée entièrement consacrée à Bezucheux et
compagnie et une nuit embellie par les plus doux rêves, Cabassol retourna
chez le savant Poulet-Golard.
M. Poulet-Golard avait pioché comme un nègre
pendant une partie de la nuit et, dès six heures du
matin, il s'était replongé dans ses études sur l'âge
de pierre. Il lui tardait de voir arriver son secrétaire
pour lui indiquer les travaux qu'il aurait à poursuivre,
pendant que lui-même mènerait, pour se reposer, la vie
de Bille de billard.
— Mon jeune ami, fit M. Poulet-Golard, je croyais
vous avoir dit que je n'avais commencé à me donner
quelques vacances qu'à partir de quarante-cinq ans...
— En effet vous me l'avez dit.
— Et que jusque-là, mon existence tout entière
avait été à la science pure et à ses joies sereines I Vous
n'avez pas reparu hier
dans le sanctuaire dutra-
Tulipia était allée cacher ta douleur dans une solituda.
Liv. 39.
306 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
vail. voua n'avez pas quarante-cinq ans, VOUfl êtes jeune, sériez-vous donc blasé
sur les joies sereines de la science?
— Hélas, cher maître, excusez cet instant d'oubli... Je ne suis malheu-
reusement pas un homme de marbre comme vous, je ne suis qu'un modeste
disciple, moi, je ne puis donc avoir la prétention d'égaler jamais votre stoï-
cisme... j'ai des faiblesses!
— Déjà ! fit M. Poulet-Golard, la jeunesse d'aujourd'hui me navre par son
penchant précoce aux joies matérielles... moi, je ne me suis considéré
comme libre de jeter ma gourme que lorsque, par un travail obstiné, j'ai
réussi à doter mon pays et la science de lumières nouvelles, lorsque j'ai
été membre de l'Institut!
— Serai-je jamais membre de l'Institut? fit Cabassol.
— N'ayez plus de faiblesses! j'avais quarante-cinq ans et demi lorsque
|e me permis ma première faiblesse... comme récompense d'un important
travail mené à bien... et encore, monsieur, par une inspiration de génie,
ai-je songé à faire servir mes faiblesses à l'intérêt de la science!
— Gomment... vos faiblesses... servir à la science!
— Oui, mon jeune ami! apprenez qu'un véritable savant doit toujours
songer à la science, qu'il dorme, qu'il veille, qu'il mange ou qu'il se promène,
la science peut toujours y gagner quelque chose.
— Alors vos faiblesses?...
— Je les fis servir à des recherches scientifiques sur le résultat desquelles
j'ai l'intention de publier quatre volumes de mémoires à l'Institut — recher-
ches générales anthropologiques, recherches physiologiques, phrénologiques,
psychologiques, et même paléontologiques!
— Et même paléontologiques! répéta Cabassol.
— Oui, mon jeune ami, paléontologiques, cela se rapprochait de mes
autres études. De même que tous les mammifères actuels diffèrent plus ou
moins des premières ébauches de leurs familles, des mammifères des âges
disparus, le mammifère femme doit présenter les mêmes différences... J'étudie
donc le mammifère femme encore si peu connu... Je possède une série de
crânes trouvés dans les terrains diluviens, crétacés, basiques, jurassiques,
tertiaires, quaternaires et, dans leur comparaison avec les crânes de nos con-
temporaines, j'ai découvert des différences notables et parfois aussi des res-
semblances étranges!... ainsi, j'ai pu étudier un mammifère du nom de
Léontine, qui possédait un crâne dont la structure était absolument sem-
blable dans ses angles, dans ses lignes et dans ses protubérances, à un autre
crâne provenant des terrains primitifs de l'Asie centrale* J'ai même l'inten-
tion de faire de cela l'objet d'une de mes prochaines communications à
l'Académie, et je publierai un travail dans la Revue préhistorique avec des
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
307
planches représentant mon crâne primitif de l'Asie centrale et le crâne de
Léontine... Il n'y a qu'une chose qui me gêne.
— Laquelle, cher maître ?
— C'est que Léontine est une femme du monde... on la reconnaîtra, cela
fera du bruit... son mari...
— Qu'importe, cher maître, l'intérêt de la science avant l'intérêt du mam-
mifère nommé Léontine...
Recherches scientifiques de M. Poulet-Golard.
— Ma foi, c'est ce que je me dis... et puis, si le mari me cherche noise et
me demande comment j'ai pu étudier ainsi le crâne de Léontine, je lui répondrai
que c'est dans un salon, pendant une lecture de tragédie... je trouverai quel-
que chose... En attendant, mon cher secrétaire, nous allons si vous le voulez
bien, nous mettre sérieusement au travail... Je prends mes vacances dès ce
soir, tout doit être préparé d'ici là pour les quelques semaines de repos que je
vais m'offrir...
— Je suis à vos ordres.
— Nous allons préparer cinq numéros de la Revue préhistorique. Voici
les premiers chapitres d'un travail, LA FEMME PALÉONTOLOGIQUE, con-
sidérée DANS SES RAPPORTS AVEC LES AUTRES MAMMIFÈRES PRÉHISTORIQUES,
cela servira de préface à mon grand ouvrage. Je vous charge de mettre de
l'ordre dans la longue série de croquis et de figures rassemblée dans le
308 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
carton étiqueté Mammifères préhistoriques (Femme) (?) avec un point d'in-
terrogation. Vousy trouverez quelques crânes simiesques qui vous serviront
de point de drpart à l'illustration de mon travail. Immédiatement après la
femme paléontologique, vous ferez passer LE MAMMIFÈRE FEMME AC-
TUEL, observations et considérations. Je vais vous donner des photographies
que j'ai recueillies.
— Des faiblesse? ?
— Oui... chacune a son numéro d'ordre se rapportant à un petit cahier
d'observations... Vous comprenez: voici le n° 24... comment s'appelait-elle le
n° 24... ah! Julie... Bon, voyez dans le carton vert, ces petits cahiers, donnez
moi le n° 24... c'est cela...
Cabassol passa un petit carnet numéroté 24 dans la collection.
M. Poulet-Golard l'ouvrit et le parcourut rapidement.
— Ah. l'ordre, la méthode, il n'y a que cela, voyez vous, mon cher ami...
je l'avais tout à fait oubliée, le n° 24, je la revois maintenant ! Julie, chevelure
châtain clair, disposition à l'embonpoint, dents admirables, d'un émail limpide...
ah!... un renvoi ajouté après coup, voyons... une canine fausse!... c'est
vrai, je me souviens, une canine à gauche... mais si bien imitée! il fallait
mon coup d'œil d'observateur et de savant... angle facial... protubérances...
très sentimentale, trouvé la protubérance crânienne indiquant une propension ac-
tive au sentiment...
— Vous devriez bien me l'indiquer.
— Lisez Lavater, volume V, chapitres xxxxn et suivants, ce n'est pas
bien difficile à trouver, tous les phrénologues sont d'accord... je reprends mes
notes sur le n° 24... ah! cette fois une vraie découverte... Je me souviens de la
joie ineffable qu'elle m'a causée... découvert après bien des recherches la pro-
tubérance crânienne de la fidélité!
— De la fidélité!... cette fois, cher maître, vous ne refuserez pas de me
la faire connaître.
— Laprotubérancedela fidélité est une très faible éminence située juste au-
dessus de l'oreille. . . elle avait échappé aux recherches de mes savants devanciers
tant par sa petitesse que par sa rareté... car elle est rare, trop rare hélas!...
— Alors on peut être assuré, lorsqu'une tête féminine présente cette
protubérance, que...
— Absolument assuré !
— Cher maître, c'est là une découverte merveilleuse...
— Je viens de vous dire que cette protubérance était malheureusement
très rare... je ne l'ai trouvée que trois fois!... le plus souvent elle est peu appré-
ciable et, dans mes recherches, j'ai parfois même rencontré tout le contraire
d'une protubérance, un creux à la surface crânienne.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
309
— Aïe!
— Hélas Iles découvertes delà science ne sont pas toujours consolantes.,,
j'hésite même à faire connaître cette protubérance de la fidélité...
— A propos, cher maître, et la belle Tulipia, la possède-t-elle, cette pro-
tubérance?
— Mon jeune ami, elle fait partie des trois... elle possède la protubérance
de la fidélité et très prononcée encore 1...
— Nous verrons bien dans quelques jours! se dit Cabassol.
Cabassol travailla toute la journée avec le plus admirable zèle, pour pré-
parer des loisirs à M. Poulet-Golard ; il mit en ordre des piles de ma-
nuscrits, il classa des séries de documents, algonquins, allobroges, lacustres,
celtiques, galliques, Scandinaves, wisigoths et autres, il couvrit de notes sous
la dictée de son patron, près d'une main de papier.
Vers le soir M. Poulet-Golard se déclara satisfait... La Revue préhistorique
pourrait marcher en son absence. Cabassol avait préparé huit numéros d'a-
Recherches phrénologiques : 1. Protubérance de la fidélité. — 2. Protubérance de la sentimentalité.
3. Protubérance de la frivolité. — 4. Protubérance de la légèreté, etc., etc.
(D'après M. Poulet-Golard.)
vance, huit excellents numéros bondés de travaux remarquables. Comme il
était homme d'imagination, notre ami ne s'était pas borné à accomplir une
besogne matérielle, il avait suggéré de plus quelques idées à M. Poulet-Golard
et il avait notamment proposé, pour donner une extension plus rapide à la
Revue, d'offrir en prime aux abonnés des haches de pierre préhistoriques.
M. Poulet-Golard s'était frappé le front. C'était une grande idée. Sans
310 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
nul doute, le public allait se précipiter avec enthousiasme, sur ces haches de
pierre, précieux souvenirs de nos rudes et braves ancêtres! Gabassol fut im-
tnôdiateméftl promu au grade de secrétaire de la rédaction de la Revue pré ~
historique el son illustre patron promit de le faire recevoir membre corres-
pondant des Académies des inscriptions el belles-lettres de Sl-Pétersbourg,
Uockolm, Lisbonne, Calcutta, Christiania, Québec et autres.
En sa qualité de secrétaire de là rédaction, notre héros écrivit tout do
suite en Norvège pour l'aire une commande de haches de pierre, de simples
silex et d'os de rennes, car on était convenu de donner de haches de pierre
aux abonnés d'un an, et des silex aux abonnés de six mois; les abonnés de
trois mois n'avaient droit qu'à de petits os de rennes, ornements d'un goût
délicieux qui se passent dans les narines et donnent à la physionomie le plus
piquant caractère.
— Et maintenant que tout est expédié, S'écria M. Poulet Golard, viventles
vacances ! Vous allez assister, mon cher secrétaire, à la transformation d'un
savant austère en une joyeuse et batifolante Bille de billard! Je vais me
couronner de roses ! La sage Minerve va être délaissée, vivent les jeux et
les ris, les coupes pleines, les...
— Et vive Tulipia ! s'écria Gabassol.
M. Poulet-Golard se mit en devoir de dépouiller sa robe de chambre-biblio-
thèque pour procéder à sa toilette d'homme à bonnes fortunes.
— Ah, mon cher secrétaire, Tulipia est ravissante, vous en jugerez tout
à l'heure... faut-il vous dire le doux espoir dont se berce mon cœur?... j'es-
père la décider à s'envoler avec moi vers le rivage fleuri de Monaco !... Elle
me l'a presque promis...
— Je me sauve! à sept heures, je serai au rendez-vous!
En allant s'habiller, Gabassol adressa un télégramme à Me Taparel pour
l'avertir delà série de vengeances qui se préparait. 11 ne doutait pas du succès
et l'annonçait positivement...
Gabassol, aguerri par la série de luttes qu'il soutenait depuis son héritage,
se proposait de souffler Tulipia, ce soir même, à ses six adorateurs, par un
moyen que son imagination lui inspirerait au bon moment; à l'heure dite, il
arrivait au cabaret du boulevard indiqué comme lieu de rendez-vous.
Bezucheux et ses amis l'attendaient en face d'apéritifs variés.
— Mon petit bon ! s'écria Bezucheux en l'apercevant, ton illustre patron,
M. Poulet-Golard, m'a volé sans doute le plaisir d'amener Tulipia à nos
agapes !... Je viens de passer chez notre aimable amie, et son concierge m'a
empêché de monter en me disant qu'elle était déjà partie...
— Et tu n'es pas jaloux? demanda tout bas Cabassol à son ami.
— Jaloux de ce vieux singe ! Mon cher, tu nous fais, à Tulipia et à moi,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
311
jne grave injure. N'étaient les sentiments d'amitié solide qui m'unissent à
toi, je serais tenté de t'en demander raison!... Je m'amuse beaucoup...
L'autre jour ils étaient brouillés et j'ai dû les raccommoder. Tulipia était
furieuse, M. Poulet-Golard, dans la conversation, l'avait appelée mam-
mifère!! !
— Mon ami, je vais te révéler une chose qui te fera plaisir, tu sais que
M. Poulet-Golard s'occupe de phrénologie...
M. Poulet-Golard découvrant la bosse de la fidélité.
— Oui, répondit Bezucheux, il m'a même affirmé que je possédais la bosse
de l'éloquence politique... il a vu tout de suite que j'avais été sous-préfet et
que je serais député un jour!
— Eh bien, M. Poulet-Golard a découvert chez Tulipia la protubérance
de la fidélité.
— Vraiment?
— Oui; de la fidélité!... Dis donc, c'est une bosse qui lui sera poussée
depuis...
— Tais-toi, misérable, n'outrage pas un ange... Tu sais bien que tout
s'est expliqué et que les autres n'ont que du platonisme ! Ce que tu me
révèles va me faire croire à la phrénologie.
L'arrivée de M. Poulet-Golard, pimpant et musqué comme un danseur
de ministère, interrompit la conversation. Au grand étonnement de Bezucheux
et des autres, il était seul.
312 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Comment I s'écria Bezucheiu, vous n'amenez pas Tulipia?
— Gomment! s'écria M. Poulet-Golard, la galanterie française est donc
expirante, pas un de vous n'a été lui offrir son bras...
— J'y suis allé ! répondit Bezucheux, on m'a dit qu'elle était déjà partie...
j'ai pensé que vous étiez allé la prendre...
— C'est extraordinaire !... Je comptais sur vous, au contraire... Enfin,
attendons... elle va venir sans doute...
Tulipia n'arrivait pas. L'impatience commençait à gagner les convives.
Bezucheux, inquiet, sonna le garçon.
— Il n'est pas venu une dame blonde demandant le n° 12... Voyons,
cherchez bien, vous ne l'auriez pas envoyée à une autre société?
— Non, répondit le garçon, nous n'avons pas encore beaucoup de monde,
il y a deux dames et deux messieurs au n° 7, un monsieur tout seul au n° 9,
qui a aussi l'air de s'ennuyer...
— Etrange ! étrange ! murmura Bezucheux en se rasseyant.
Trois quarts d'heure se passèrent encore. Cette fois l'inquiétude avait
gagné tout le monde...
Bezucheux sonna encore une fois le garçon.
— Eh bien, il n'est venu personne?...
— Si monsieur, une dame pour le n° 9...
— Malheureux, il fallait nous l'envoyer... c'était pour nous...
— Vous m'avez dit une dame blonde, celle-ci est châtain...
— Je veux la voir !
— Monsieur sait bien que c'est impossible.
— Je veux la voir! répéta Bezucheux, l'entrevoir seulement une minute...
tenez garçon, voilà deux louis...
— Mais...
— Laissez levoir, glissa Cabassolàl'oreilledugarçon, monsieur est le mari
de la dame, vous nevoulezpasle forcer à recourir au commissaire de police.
Le garçon fit un geste d'acquiescement.
— Ma foi, je m'en lave les mains, je dirai que vous m'avez poussé.
Toute la bande s'engouffra dans le couloir en marchant sur la pointe des
pieds. Le garçon parvenu devant le n° 9, mit un doigt sur ses lèvres pour
recommander le silence et ouvrit brusquement la porte.
— Monsieur a sonné?... dit-il.
Deux petits cris d'effroi lui répondirent, il referma vivement la porte. Mais
Bezucheux et Cabassol avaient eu le temps de voir que la dame du n° 9 ri était
pas Tulipia.
Elle était très gentille, la dame du n0 9, et très gracieuse dans son émo-
tion, mais ce n'était pas Tulipia !
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
SsAlr^êMc/uiÉ"
~^aa<uucL£'a„,
T)rf
Ko h CJiibhCj^t^ _)
l"^ J <iXj>V^ 'l tout?
,A^
Les faiblesses de M. Poulet-Golard.
Liv. 40.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
315
— Ce n'est pas elle ! fît tristement Bezucheux.
— Gomment, dit le garçon à Cabassol, il n'est pas content que ce ne soit
pas sa femme?
Tout le monde était rentré dans le cabinet où la table servie réclamait ses
M« Taparel abattu.
— Qu'est-ce que cela veut dire? Tulipia nous avait bien promis...
— Voyons ! dit Cabassol, je vais prendre une voiture et volera sa recher-
che, un peu de patience...
— Allons-y tous ensemble, s'écria Bezucheux.
Le retour du garçon l'interrompit.
— Monsieur, dit-il, cette fois, voilà quelqu'un pour vous !
— Ah 1 enfin ! exclamèrent les amis de Tulipia, avec de grands soupirs
de soulagement.
Chacun s'était levé, le garçon s'effaça pour laisser entrer la personne an-
noncée...
Et notre respectable ami, MB Taparel parut sur le seuil.
-— Ce n'est pas Tulipia! gémirent les infortunés convives en se laissant
retomber sur leurs chaises.
Cabassol* qui avait conservé un peu plus de sang-froid que les autres,
316 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
remarqua dans toute la personne de Me Taparel un air d'effarement qui le
surprit.
— Non, ce n'est pas Tulipia ! prononça M0 Taparel avec effort, non,
messieurs, ce n'est pas Tulipia, au contraire!... Et je viens vous annoncer...
— Quoi?...
— Tulipia est partie!...
— Partie ! s'écrie Bezucheux plein d'émoi.
— Envolée! disparue! évanouie! enlevéelj'en ai bien peur... Et comme
j'ai appris par un télégramme de M. Cabassol votre réunion ici, je suis
accouru vous prévenir de cet événement, qui, je le crains, vous intéresse tous...
— Mais ce départ,comment avez vous su...
— J'arrive de chez elle, vous dis-je, j'ai passé l'après-midi a courir à
sa recherche, je... enfin, elle est partie... elle m'a trahi, la perfide !...
M. Poulet-Golard, Bezucheux et les autres se levèrent à ce mot.
— Comment, elle vous a trahi!...
— Hélas ! fit Me Taparel s'écroulant sur un siège, mais laissez-moi vous
expliquer... Tenez, c'est bien simple... je... non... enfin, elle est partie...
Voilà ce que son concierge m'a remis, des papiers timbrés, des commande-
ments, — voyez, tout est saisi chez elle et elle est partie!
Me Taparel ouvrant son portefeuille, éparpilla un fort lot de papiers
timbrés. Bezucheux, Lacostade et M. Poulet-Golard, se les arrachèrent
pour les parcourir du regard...
— Ah! s'écria M. Poulet-Golard, commandement du tapissier... mais je
croyais l'avoir payé ce tapissier...
— De quel droit? fit Bezucheux.
— Monsieur, je pourrais moi-même vous demander de quel droit vous
vous en offusquez !
— Ah! exclama Lacostade, un portrait d'elle, Me Taparei possède un
portrait d'elle !
— C'est inoui ! s'écria Bezucheux.
Me Taparel baissa la tête. :' ■
— Voyons? dit Cabassol.
A lui, lui, lui, LUI t
Tulipia.
— Lui aussi ! gémirent Bezucheux et les autres.
— Ah! grand Dieu! s'écria M. Poulet-Golard, mais alors, la phrénologie
serait donc une science vaine! Tulipia, sous la chevelure que j'ai tant aimée,
possédait la protubérance de la fidélité... je l'ai constaté... et elle m'a trahi
avec ce notaire...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
317
— Elle nous a trahis !
Et d'un geste fier, chacun des infortunés jeta sur la table une photographie
portant les mêmes mots :
A lui, lui, lui, LUI1
Tulipià.
— Il n'y a toujours que moi qui n'en puis montrer autant, s'écria Gabassol
furieux, c'est humiliant à la fin !
Çç n'était pas Tulipit,
— Ainsi donc, le voilà votre platonisme ! s'écria Bezucheux en se croisant
les bras.
Lacostade et les autres baissèrent la tête.
— Je ne répandrai pas la plus petite goutte de. votre sang, je ne vous de-
manderai pas la moindre réparation, reprit Bezucheux avec noblesse, la
beauté de ïulipia, la voilà votre excuse, la voilà votre circonstance atté-
nuante. Tulipia seule est coupable, moi j'ai à me reprocher d'avoir été im-
prudent, vous connaissant comme je vous connais, vous sachant inflammables
518 LA (îUANHK MASCARADE PARISIENNE
Bl de complexion tendre, je n'aurais pas dû vous permettre Le platonisme!
— Oui, voilà l'imprudence 1 dil Pontbuzaud,
— Oublions-la, messieurs ! s'écria Lacostade; il me semble que nous couper
la gorge pour une perfide telle M1"' Tulipia, serait absurde et ridicule !
Oublions-la, ce sera son châtiment!...
Cabassol âvail entraîné M' Taparel dans un coin.
— Ainsi donc, lui dit-il à voix basse, vous vengiez Badinard vous-même !
Vous, simple exécuteur testamentaire, vous avez empiété sur mes attribu-
tions... mais, j'y pense, M. Miradoûx, le second exécuteur testamentaire ne...
lui aussi...
— Non, Miradoûx est pur! balbutia le notaire.
— J'en suis bien aise ! mais, dites-moi, est-ce par défaut de confiance
dans mes facultés personnelles que vous vous occupiez de... mes.,
— Non, je vengeais Badinard sans le savoir... J'ignorais... la situation de
Tulipia... je...
— Alors e.'e.-l comme homme privé et non comme fonctionnaire public
que vous avez roucoulé aux pieds de la perfide Tulipia. C'est inouï!... Quand
on dit que le niveau de la moralité descend tous les jours, on a parfaite-
ment raison...
— Hélas ! ce sont les opérations scabreuses de la liquidation Badinard qui
m'ont perdu!... moi, jadis notaire candide et mari plein de tranquillité, j'ai
été emmené peu à peu hors du sentier étroit de la vertu, par mon dangereux
mandat d'exécuteur testamentaire... C'est la faute à Badinard, tout le poids
de mes erreurs retombe sur lui, car c'est à cause de lui que j'ai connu Tuli-
pia !.. . Vous vous souvenez que le jour où . . .
— Ah 1 ne me donnez pas de détails !
— Soit, j'ai été amené à connaître Tulipia par le désir de faciliter vos re-
cherches et votre tache, et...
— Hélas! et maintenant la voilà partie, cette volage Tulipia, la voilà
partie sans que j'aie pu accomplir les six vengeances que je croyais si faciles...
ce Jocko du club des Billes de billard qui nous a donné tant de mal, qui m'a
tant fait courir, je le tenais enfin, j'allais sévir et... Vraiment, c'était bien la
peine de pâlir depuis des semaines sur les manuscrits de M. Poulet-Golard,
de devenir à force de travail, secrétaire de la Revue préhistorique, d'appren-
dre des langues parlées par des populations de l'âge de pierre et d'acquérir
des titres à celui de membre correspondant de l'institut de Québec, pour
perdre en une heure le fruit de tous ces travaux peu récréatifs !... Je suis
démoral isé !
— Tout cela ne serait rien ! gémit AI0 Taparel en courbant de plus en plus
la tète. Cela ne serait rien, si...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
319
— Grand Dieu! vous m'épouvantez !... qu'y a-t-il encore?... Quel nouveau
malheur?...
-11 y a...
— Dites vite !
— Il y a que je suis un notaire indigne ! Il y a que mes panonceaux sont à
jamais déshonorés !... Écrasez-moi, j'ai manqué à tous mes devoirs, j'ai failli
aux obligations les plus sacrées, j'ai...
Tulipia l'a emporté.
— Qu'avez-vous fait?
— J'ai perdu l'album de Mme Badinard !
— L'album!... mais alors... impossibilité d'exécuter les vengeances im-
posées par feu Badinard... alors, la succession...
— Serait perdue pour vous si nous ne retrouvions cet album !... Mais nous
le retrouverons, nous retrouverons Tulipia, car c'est elle qui l'a emporté!...
— Toujours Tulipia !!!... Gomment, vous avez laissé l'album de la succes-
sion Badinard entre les mains de Tulipia! mais c'est un indigne abus de con-
fiance!... c'est inouï, on ne retrouverait pas deux faits semblables dans les
fastes du notariat!...
— Accablez-moi! J'ai été amené à... cette erreur... par la pensée que
M11.6 Tulipia serait peut-être à même de me donner sur les personnages qui
ont attenté à l'honneur conjugal de M. Badinard, des indications de nature à
aider considérablement votre tache de vengeur !... et, j'ai eu la faiblesse de
laisser l'album chez Tulipia...
— J'y pense, si vous lui avez révélé notre but... tout est perdu !
— Non,7 je n'ai rien dit! Tulipia a paru extraordinairement intéressée par
les photographies, j'en ai conclu qu'elle connaissait certains des ennemis de
Badinard... et cela m'a confirmé dans l'espoir de recueillir quelques rensei-
320 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
gnements de plus sur eux... Aujourd'hui, — agité par je ne sais quels pres-
sentiments — je retourne chez elle, et j'apprends tout... ses embarras d'ar-
gent, les poursuites de ses créanciers, la saisie et sa fugue ! un enlèvement sans
doute !
— C'est bien probable !
Cabassol accablé par tant de disgrâces, laissa tomber les bras comme un
homme découragé.
— Nous la retrouverons, s'écria M6 Taparel ému, il le faut! Une femme
comme Tulipia ne disparaît pas comme cela... nous retrouverons l'album.
— Mais s'il est saisi?
— Il n'est pas saisi, Tulipia l'a emporté, j'ai interrogé sa femme de cham-
bre, laquelle, furieuse de ne pas avoir été emmenée, m'a tout avoué... Bezu-
cheux, Lacostade, Poulet-Golard, etc.. je sais que Tulipia a emporté ses
bijouxet l'album !
Cabassol désespéré s'abîma dans de sombres réflexions.
11 en fut tiré par Bezucheux de la Fricottière, qui venait lui serrer la
main.
— Noble cœur ! dit Bezucheux, toi seul étais pur, Tulipia ne t'a pas aimé,
toi, et c'est toi qui te montres le plus affligé de nous tous 1
Comme le festin, depuis longtemps servi, refroidissait, Bezucheux donnant
l'exemple de la fermeté d'âme, proposa de se mettre à table.
— Nous la retrouverons ! dit tout bas Cabassol à M0 Taparel en lui serrant
vigoureusement la main.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
L'ENLEVEMENT
DE TULIPIA
665-S2— MPR1MER1E D. EARD1N ET C', A SA1NT-GERM A iN
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
L'ENLÈVEMENT
DE TULIPIA
TEXTE ET DESSINS
J±. EOBIDA
PARIS
I LIBRAIRIE M. DREYFOUS
7, RUE DU CROISSANT.
FAUBOURG MONTMARTRE, I 3.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
321
TROISIÈME PARTIE
L'ENLÈVEMENT DE TULIPIA
A la recherche de Tulipia. —
Les habitantes de la villa
Girouette. — Comment Ca-
bassolet deux clercs de no-
taire se virent obligés de
signer des promesses de
mariage.
Le Courrier de Monaco,
dans le Figaro du 17 fé-
vrier 18**, fut particulière-
ment intéressant, car no-
tre ami Gabassol, qui li-
sait ses journaux d'un air
navré en brûlant quelques
Au tir aux pigeons de Monte-Carlo.
Liv. 41.
!
322 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE I
cigarettes après déjeuner, bondit en l'air à la lecture de cet article et faillit
renverser sa table couverte encore du service à café.
Après le parallèle obligé entre les arbres parisiens, squelettes chargés
de neige, et les verts palmiers de la corniche, éternellement chauffés par le
soleil, citoyen monégasque à perpétuité, le Courrier de Monaco signalait la
présence à la dernière fête de Monte-Carlo, d'une foule de notabilités aristo-
cratique! internationales : le duc et la duchesse de Canisy; la comtesse Léonore
des Mâchicoulis, épanouie dans tout le charme de sa beauté blonde; le général
Staratso/f, qui eut la jambe et le nez emportés au premier assaut de Plewna;
la princ< »se Patarofjf, qui venait de faire sauter la banque ; la ravissante con-
tessina L irberini, encore tout émotionnée par son procès en séparation; le prince
de la finance Grobfield and C°, de New- York ; C empereur du pétrole, John Fli-
berman, de Chicago, etc., etc.
11 n'y avait pas là de quoi faire bondir notre ami Gabassol ; le paragrapne
suivant, dans lequel le chroniqueur annonçait l'arrivée du prince héréditaire
de Bosnie, le jeune et sympathique Michel, voyageant incognito, n'était
pas davantage émotionnant. L'avant-dernière ligne seule avait pu produire
cet effet excessif sur le vengeur de feu Badinard, l'avant-dernière ligne où
notre héros et ami avait lu tout à coup, sans s'y attendre, le nom de Tulipia
imprime presque en toutes lettres.
Voici quelle était la teneur exacte de cette ligne révélatrice :
« La palme de l'élégance décernée à une autre de nos demi-mon-
daines, la ravissante Tul.... Bal
Ainsi la trompeuse amie de Bezucheux, disparue depuis plus de trois'
semaines, était retrouvée! Il n'y avait pas de doute à avoir, c'était bien de
Tulipia Balagny que parlait le Courrier de Monaco.
Depuis trois semaines, Me Taparel et M. Miradoux vivaient dans un état
d'inquiétude impossible à décrire, et Miradoux maigrissait encore, — ce
dont il ne se croyait plus capable, — depuis que, par suite des coupa-
bles imprudences de M0 Taparel, la ravissante Tulipia avait pris la clef des
champs en emportant l'album de Mm0 Badinard, la pièce principale du
dossier de la succession Badinard, sans laquelle le légataire universel et
les exécuteurs testamentaires ne pouvaient rien faire , et dont l'absence
prolongée devait mettre à néant les espérances de Cabassol, en l'empê-
chant d'exécuter les conditions imposées par le testateur.
La ravissante Tulipia, depuis ces trois semaines, était demeurée introu-
vable ; toutes les recherches des intéressés avaient été inutiles, nul n'avait
pu dire dans quelle direction la volage enfant avait porté ses pas et le
précieux album aux soixante-dix-sept photographies.
Il fallait au plus vile faire connaître la bonne nouvelle à M6 T.iparel pour
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
323
aviser avec lui aux moyens de recouvrer,
dans le plus bref délai possible, l'album
envolé. Lorsque Cabassol, le numéro du
Figaro à la main, entra dans le cabinet du
notaire, M0 Taparel comprit qu'il y avait
quelque chose de nouveau.
— Eh bien ? demanda-t-il d'une voix in-
quiète.
— Elle est à Monaco ! s'écria Cabassol en
agitant triomphalement le Figaro.
— Mon chapeau 1 s'écria le notaire, je
pars...
— Un instant! tenons conseil d'abord...
-^ Ah! c'est que, voyez-vous, j'ai hâte
de relever la tète, je veux confondre Tulipia
et retrouver l'album Badinard, perdu par
ma faute... Le remords me ronge... Si je tar-
dais plus longtemps à réparer le tort grave
causé par un instant d'oubli de mes devoirs
professionnels, je serais capable de me pen-
dre à mes panonceaux déshonorés !
Miradoux, entré sur ces entrefaites, aida
Cabassol à consoler la douleur de Me Tapa-
rel, et tous trois, redevenus calmes, discutè-
rent sérieusement les moyens à employer
pour obtenir de Tulipia la restitution des
soixante-dix-sept photographies.
11 fut convenu que Cabassol, muni de
capitaux importants, partirait immédiate-
ment pour Monaco avec Miradoux et deux
clercs de l'étude pour l'aider dans ses opéra-
tions ; à Monaco il agirait suivant ses inspi-
rations et s'arrangerait pour rentrer en pos-
session de l'album, soit en l'achetant à Tu-
lipia, soit en enlevant de haute lutte le cœur
de la cruelle et volage enfant.
Les membres de l'expédition partant à
la conquête de l'album de Tulipia n'eurent
pas beaucoup de temps à consacrer à leurs
préparatifs ; leur chef Cabassol leur donna
La comtesse Lconore des Muchicouiia.
John Flibc-man and C«.
32-1
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
La princesse Pataroû".
Le duc et la duchesse de Canisy.
La contessina BarLerini.
rendez-vous à la gare de Lyon pour le rapide du
soir. Miradoux emmenait son troisième et son
quatrième clercs, jeunes gens aimables et intelli-
gents, qui, dans certaines circonstances, pou-
vaient rendre de grands services.
A la gare, Cabassol rencontra quelques figu-
res de connaissance ; ce fut d'abord Bezucheux
de la Fricottière fils, qui eut un soubresaut d'é-
tonnement à sa vue, puis Lacostade arrivant en
costume de voyage, puis Saint-Tropez, enfermé
dans un ulster imperméable, puis Pontbuzaud, et
enfin Bisseco le ticket au chapeau et le sac en
bandoulière. Tous tenaient à la main le Figaro,
plié du côté de l'article : Courrier de Monaco.
— Eh, mes petits bons! proféra Cabassol, voua
y voilà I vous vous lancez sur la piste 1
— Sur quelle piste? fit Bezucheux en témoi-
gnant une surprise bien jouée, je vais tout sim-
plement surveiller papa...
— A Monaco?
— Oui, à Monaco où il mène une vie par
trop torrentueuse I II m'écrit pour m'ernprunter
cinq cents louis jusqu'en avril prochain...
— Et tu les lui portes?
— Non, je vais lui dire que je ne veux pas
les lui prêter; je ne pouvais pas lui dire ça par
lettre, tu comprends, les convenances 1... j'aime
mieux lui faire de la morale verbalement !
— Allons donc ! Vous avez appris que Tulipia
était à Monaco, et vous courez tous vous rouler à
ses pieds...
— Au contraire ! s'écria fièrement Bezucheux,
j'ai l'intention, si je la rencontre, de l'accabler de
ma froideur!...
— Moi, dit Lacostade, de mon indignation 1
— Moi, dit Saint-Tropez, je broierai son âme
par un simple regard chargé de mépris !
— Moi, fit Bisseco, je la pulvériserai d'un
coup d'œil fulgurant!... un de ces coups d'oeil
dont on ne se relève pas!.-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
325
— Quant à moi, dit Pontbuzaud, mon
intention bien arrêtée est de faire sauter la
banque sous ses yeux, sans daigner jeter un
regard de son côté... D'abord, comme elle m'a
^mnvï^y'/i ffi***^ trompé, j'ai dans l'idée que si je joue en sa
mi^^MÊi I présence, cela me portera
^^^^''yfÉ/È^àJi^^ bonheur... Tulipia sera mon
fétiche, sans s'en douter !
— Eh bien! et toi, mon
petit Gabassol, reprit Bezu-
cheux, que vas-tu faire dans le
pays où fleurit Tulipia?
Cabassol et Tulipia s'en allèrent sons les palmiers.
320 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Moi, fit Cabassol embarrassé, moi, oh! moi, c'est différent ; je vais
pour un mariage. Vous voyez ces messieurs là-bas?...
El il montra d'un mouvement de tête Miradoux et les deux clercs*
— Tous notaires, mes enfants! Ils m'ont déniché une héritière sérieuse
devant qui je vais poser ma candidature.
— Très bien, mon ami, très bien ! Nous te laissons avec tes notaires.
Tu leur parleras de nous, pour le cas où ton héritière te blackboule-
rait...
Kn montant en wagon, Cabassol trouva installé dans son compartiment
un monsieur enveloppé dans un ulster à collet relevé qu'il crut reconnaître.
Le monsieur avait la figure plongée dans le Figaro; tant que le train fut en
gare, le monsieur ne bougea pas. Gomme il ne pouvait aller ainsi jusqu'à
Nice, Cabassol prit patience. A Fontainebleau, le monsieur se décida abaisser
son masque, et Cabassol put saluer son ex-patron, M. Pculet-Golard.
— Eh bonjour, cber maître! dit Cabassol, vous allez à Monaco? je parie
que je sais ce qui vous y attire !
— Mon cher secrétaire, on vient de découvrir dans les terrains de
Menton une femme pétrifiée....
— Ne se ait-ce pas Tulipia?
— Non, il s'agit d'une femme de quatre mille ans.
— Un bel âge! Son mari peut être tranquille... Plus jeune, la dona
è trop mobile!
Cabassol descendit à l'hôtel de Rouge et Noire, à Monte-Carlo, en face de
la petite principauté, qu'il voyait tout entière par une seule de ses fenê-
tres. Sur le livre de l'hôtel il écrivit simplement et illisiblement son nom,
« Cabassol », au-dessous duquel le modeste Miradoux inscrivit les mots et sa
suite, ce qui fit que les voyageurs furent aussitôt pris pour des notabilités
diplomatiques.
— Que dit-on ici? demanda Cabassol au majordome de l'hôtel, per-
sonnage à tournure de chambellan ; de qui parle-t on?
— Du prince de Bosnie. Son Altesse est ici, elle occupe l'appartement au-
dessous de celui-ci, avec son précepteur le baron de Blikendorf.
— Vraiment! fit Cabassol. Et en fait de dames?
— Nous avons, à Monte-Carlo, la grande duebesse douairière de LipFeld,
la grand'mère du roi de...
— Je ne vous parle pas des grandes duchesses douairières, ditsévèn m ni
Cabassol, je vous parle de grandes duchesses plus folâtres! Connaissez-vous
Tulipia?...
— Madame Tulipia de Balagny? Parfaitement, monsieur, elle occupe la
villa Girouette, que vous pouvez voir de vos fcnêlres.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
327
— La petite villa ici, dans le jardin aux quatre palmiers?
— Oui, monsieur.
— C'est bien, je vous remercie,
Le chambellan s'inclina et disparut.
Cabassol se mit à la fenêtre et put examiner à loisir la villa honorée de la
présence de Mmo de Balagny. — C'était une petite villa italienne toute en
La villa Girouatt
terrasses et en balcons garnis de plantes grimpantes, au centre d'un petit
jardin plein de cactus et d'agaves poussant en liberté. En face de l'hôtel de
Rouge et Noire, de l'autre côté de la villa, s'élevait un autre hôtel, l'hôtel de
Gènes, plongeant aussi sur les jardins des Girouettes. Aux fenêtres de cet
hôtel, Cabassol aperçut ses amis Bezucheux, Lacostade, Bisséco, Pontbuzaud,
et Saint-Tropez, éparpillés à des étages différents, mais tous penchés sur la
vilk et interrogeant chacun un garçon.
— Bon! pensa Cabassol, ils savent déjà qu'elle est là.
Le jour même, esclaves de leur devoir, Cabassol, Miradoux et les deux
clercs se mirent à l'œuvre. A vrai dire, Miradoux et les deux clercs avaient
328 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
une besogne facile : ils devaient se contenter d'admirer le ciel bleu et les pal-
miers, en attendant les indications du cbef de l'expédition. Après une petite
séance au tir aux pigeons et une heure donnée au concert, le moment vint
d'aborder la véritable reine de la principauté, Son Altesse la roulette.
Gabassol avait à plusieurs reprises aperçu Tulipia, soit assise sous les
palmiers des jardins de M. Blanc, soit au tir aux pigeons; mais il l'avait vue
trop entourée pour qu'il lui fût possible de l'aborder. Il ne lui avait jamais
été présenté régulièrement, mais Tulipia devait le connaître de vue; il espéra
que, devant la roulette, il lui serait facile de se présenter lui-même.
Quand il entra dans le salon de jeu, la première personne qu'il aperçut
fut Tulipia en train de mettre une poignée de louis sur un numéro. Cabassol
s'assit immédiatement à côté d'elle, en attendant une occasion d'engager la
conversation.
Non loin de Tulipia, le sieur de Pontbuzaud pontait avec ardeur, les
veux fixés, pour se porter chance, sur celle qui l'avait trompé; en face, M. de
la Fricottière, le père, luttait contre la banque tout en disant des choses
agréables à une jolie blonde assise à ses côtés. Derrière lui Bezucheux fils,
s'appuyait sur sa chaise, souriant déjà de la tête que ferait M. son père quand
il allait se retourner. Dans la foule Lacostade, Pontbuzaud et les autres pro-
menaient leur mélancolie.
L'occasion espérée par Gabassol tardant à se présenter, notre héros la fit
naître brusquement; par une feinte maladresse, il laissa tomber son porte-
feuille du côté de Tulipia et se mit à genoux pour le ramasser.
— Mille pardons, madame! je suis confus...
— Comment donc, monsieur!
— Madame, je bénis la maladresse qui m'a permis de me mettre à vos
pieds... je suis superstitieux, madame, je vois dans ce hasard une indication
céleste...
— Vraiment!
— Oui, madame, et n'était l'endroit, je solliciterais l'autorisation de res-
ter ainsi, avec une guitare, pour chanter votre beauté à son aise.
Une heure après, Gabassol, qui avait insisté pour tenir le jeu de la char-
mante belle, perdait une quinzaine de mille francs; mais son but était atteint,
il avait entamé la conquête de ce cœur éminemment léger, que M. de la Fri-
cottière le fils — et il avait ses raisons pour cela — comparait, pour la stabilité,
à un petit ballon du Louvre.
En quittant la roulette, Cabassol offrit son bras à Tulipia et s'en alla sous
les palmiers admirer les vagues bleues de la Méditerranée. Bezucheux et les
autres, qui le virent passer, cuirassèrent leurs cœurs et foudroyèrent le
groupe du feu de leurs regards indignés.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 42.
L'enlèvement de Tulipia.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
331
Pour se remettre, Bezucheux s'en alla faire une scène à son père qui ne
l'avait pas encore aperçu.
— Bonjour, papa! dit-il en lui frappant sur l'épaule.
— Tiens ! fit M. de la Fricottière en se retournant, c'est toil tu m'apportes
les cinq cents louis, c'est d'un bon fils!
— Je n'apporte rien du tout, papa, que des remontrances serrées!...
Voyons, est-ce que vous croyez que ça peut durer comme ça? Je sais tout, je
sais que, non content d'hypothéquer votre ferme de la Barbotte, la dernière,
Tulipia à la roulette.
vous cherchez à la vendre... et après? vous entamerez votre terre de la Fri-
cottière, n'est-ce pas? Non! non! non! je ne peux pas vous laisser entamer la
Fricottière, fief patrimonial, maison de mes ancêtres I C'est assez fricotter
comme ça, je...
— Du tout! je ne toucherai pas à la Fricottière, c'est sacré! j'ai autant
que toi souci du berceau de la famille... mais si je suis embarrassé pour une
échéance, je peux bien donner une petite hypothèque..*
— Vous ne pensez donc pas qu'il serait temps d'offrir à la France le con-
cours de votre expérience et de vos facultés?... au lieu de gaspiller votre vie
à travers tous les boudoirs...
— Oh ! tdus les boudoirs, tu exagères!...
33? LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Pourquoi ne vous faites-vous pas nommer député? Je ne vous parle
pas d'entrer dans la diplomatie, il est un peu tard, mais dans la politique
active, à la chambre... au ministère, peut-être, vous trouveriez l'emploi de vos
ardeurs!... Les élections se préparent, l'arrondissement de la Fricottière est
excellent, adoptez un parti... ou plutôt adoptez-les tous, soyez candidat com-
posite et vous battrez vos adversaires I...
— Prête-moi cinquante louis, la banque est eu déveine, je vais me rat-
traper.
Bezucheux de la Fricottière Misse leva furieux el sortitpourse mettre à la
recherche de ses amis. — Il les retrouva sur la terrasse dominant la mer,
éparpillés et suivant l'un derrière l'autre la promenade de Tulipia au bras de
l'heureux Gabassol.
Ce fut seulement après trois jours de flirtage presque ininterrompu, que
Gabassol put se croire assez près d'un résidât important. Une déveine cons-
tante avec la rouge comme avec la noire, déveine supportée noblement,
l'avait posé dans l'esprit de Tulipia, la charmante belle s'attendrissait et lui
donnait moins de coups d'éventail sur les mains quand il serrait un peu trop
fortement son bras sous le sien en contemplant la Méditerranée.
La superbe assurance de Cabassol, jetant sans compter les billets à la rou-
lette insatiable, lui avait déjà valu une certaine notoriété dans la colonie. —
Quelques personnes se disant bien informées avaient fait courir le bruit
que ce joueur aventureux n'était autre que le président de la république de
Honduras en train de manger un emprunt. — Miradoux et les deux clercs de
notaire, avec qui on le voyait en fréquentes conférences, passaient pour ses
ministres et recevaient en cette qualité des propositions de martingales infail-
libles pour faire sauter la banque dans les prix les plus doux.
Miradoux et l'un des clercs de notaire, tentés par le démon du jeu, avaient
eu des chances diverses, le jeune clerc était en gain d'une dizaine de mille
francs, mais le pauvre Miradoux perdait vingt-quatre francs, ce qui bourre-
lait ses nuits de remords cuisants.
. — Misérable! se disait l'infortuné, tu te croyais au-dessus des passions
humaines, tu te disais des douceurs, tu t'appelais vieux philosophe, homme
sage, et voilà !... Désormais tu n'as plus le droit de te draper dans ta superbe...
tu n'es qu'un joueur! Tu as pourtant vu Frederick dans Trente ans ou la Vie
d'un joueur...
Un jour, en revenant de faire avec Tulipia, une promenade sentimentale
sur la cote, Gabassol apparut radieux à ses complices.
— Mes enfants! dit-il, tout va bien, c'est pour ce soir!
— Bien vrai? s'écria Miradoux.
— Tulipia cède à ma flamme ! j'ai obtenu l'entrée de la villa Girouette, et
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
333
comme première preuv
les mains tant que je v
son propriétaire!... O
soir, messieurs, j'aurai
reconquis l'album de
la succession Badi-
nard!
— Alors, demain,
nous partons! excla-
ma Miradoux, demain
nous dirons adieu aux
rivages ^ fleuris, mais
perfides de Monaco! Il
était temps car je sen-
tais ma force dame et
ma philosophie som-
brer dans le gouffre,
car, je l'avoue la rou-
geur au front, j'étu-
diais une martingale!
— J'ai quitté Tuli-
pia pour vous préve-
nir, il est entendu que
je la retrouverai tantôt
au Casino.
Miradoux et les
deux clercs se voyant
à la veille 'de quitter
Monaco, résolurent
d'employer convena-
blement leur dernier ,
jour; tous trois se pré-
cipitèrent vers la rou-
lette où Cabassol vint
les retrouver en atten-
dant Tulipia.
La déveine s'a-
charna sur Miradoux,
qui perdit encore tren-
te francs! Honteux et
e d'affection, d'abord la permission de lui embrasser
oudrais, et ensuite celle d'arranger ses affaires avec
Une table de roulette à Monte-Carlo.
furieux à la fois, il usa de son autorité pour arracher violemment de la table
Fatale ses deux jeunes collègues, et pour les emmener devant (a tuer relrem-
per leur âme dans un bain calmant d'azur et d'idéal. Gabassol resta seul à
attendre Tulipia qui ne se pressait point d'arriver. Notre ami était assez in p
quiet, mais la vue de Bezucheux et de ses amis rôdant comme des âmes en
peine, le rassura; aucun d'eux n'avait détourné Tulipia.
A la fin Cabassol se fatigua d'attendre et quitta le Casino pour aller déli-
bérément sonner à la porte de la villa Girouette. Le chambellan de l'hôtel de
Rouge et Noire l'arrêta au passage.
— Madame de Balagny est sortie, dit-il, elle a pris une voiture à l'hôtel
pour aller avec une amie faire une promenade à Roquebrune...
— Bon ! donnez-moi aussi une voiture, je vais prendre un peu l'air de ce
côté...
11 faisait nuit noire lorsque Gabassol revint de sa petite excursion à
Roquebrune, sans avoir rencontré Tulipia. L'hôtel était en remue ménage, le
chambellan présidait au départ d'une quantité de grandes caisses que l'on
chargeait sur et dans un omnibus; il trouva cependant le temps de dire à
notre héros que Mme de Balagny avait changé d'avis et avait dirigé sa pro-
menade du côté d'Eza, au lieu d'aller à Roquebrune.
— Excusez-moi, je vous prie, ajouta le chambellan, je m'occupe du départ
des bagages de S. A. le prince de Bosnie...
— Bien ! bien ! fit Cabassol.
Tout s'expliquait. Il avait cherché d'un côté pendant que la capricieuse
Tulipia se promenait de l'autre; en se retournant, il aperçut la villa Gi-
rouette brillamment éclairée; Tulipia était-cliez elle, elle l'attendait, il allait
pouvoir se présenter.
Et bien vite , Gabassol expédia son dîner, dans la grande salle a manger
de l'hôtel, sans prendre garde aux bavardages des dîneurs attardés qui ne
causaient que du départ du prince de Bosnie.
Miradoux et les deux clercs l'attendaient en fumant dans le jardin de
l'hôtel. Dès qu'il parut, ils se levèrent et lui portèrent leurs félicitations
anticipées.
— Mon bon ami, dit Miradoux, vous êtes un heureux coquin, elle
vous attend! Tout à l'heure nous l'avons vue s'accouder à la fenêtre du petit
salon donnant sur le jardin et rester pensive, les yeux élevés vers l'astre
des nuits!... Allons, vous allez réparer les imprudences de Me Taparel et re-
trouver l'alhum sans lequel vous risquez de perdre l'héritage de feu Badi-
nard. Quand vous aurez obtenu sa restitution, je l'enfermerai dans ma
caisse... moi seul en aurai la garde, et la sévérité de mes principes vous
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
335
est un sûr garant de mon incorruptibilité! En avant, nous allons vous
conduire jusqu'à la porte...
Cabassol, suivi de ses complices, sortit de l'hôtel en même temps que
^mn
Ravissante Tulipia, pourquoi parlez-vous anglais?
l'omnibus chargé des bagages du prince de Bosnie. La villa Girouette s'était
replongée dans l'obscurité, mais Miradoux, pressant le bras de Cabassol, lui
fit remarquer une blanche figure de femme accoudée à une fenêtre
— C'est elle! fit Cabassol, ah! si j'avais une guitare ou simplement un
cornet à piston pour lui donner une sérénade !
— La porte du jardin est ouverte, dit tout bas Miradoux.
330 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Tn-s bien, on m'attend! Donnez-moi les roses que vous avez à vos bou-
tonnières pour que je signale ma venue...
CaLM--"l lit rapidement un bouquet et le jeta à la dame de la fenêtre.
— Elle l'a ramassé, fit Miradoux.
— Elle disparait, dit un des clercs.
— Oui, mais elle laisse la fenêtre ouverte ! Le balcon est à hauteur
d'homme, je vais l'escalader et tomber à ses pieds... ce sera très galant !...
Cabassol serra la main de Miradoux et se dirigea vers le balcon pendant
que Miradoux et les deux clercs le suivaient en se dissimulant sous les
rameaux des grenadiers et des orangers... Un des clercs arriva à point pour
faire la courte échelle à Cabassol, qui d'un bon rapide et silencieux sauta sur
le balcon.
Due forme blanche se dressa dans l'ombre en poussant un de ces déli-
cieux petit cris d'effroi féminins qui font battre le cœur d'un doux émoi. Le
cœur de Cabassol battit naturellement et pour étouffer ce cri d'effroi char-
mant, il enveloppa dans ses bras la forme blanche et couvrit de baisers un
visage que l'on fit mine de défendre avec les ongles.
Cabassol, à défaut de la figure, embrassa très amoureusement des tresses
abondantes et parfumées dans lesquelles il enfouit ses moustaches, puis la
forme blanche s'étant laissée tomber dans un fauteuil, il se mit à ses genoux
el déposa de longs baisers sur des mains qui se défendaient encore.
Cette petite scène dans L'obscurité, à peine combattue par les rayons de la
lune, était charmante. M. Miradoux et les deux clercs qui s'étaient légère-
ment hissés jusqu'à la hauteur du balcon, se le dirent à eux-mêmes.
— Oh! dit enfin la forme blanche, oh! itû very inconvenant! indeedf...
— Ravissante Tulipia!... quel rêve! me voici à vos pieds... mais vous
parlez anglais? quelle fantai-ie !
— You are not gentleman... y ou... are ver y...
— Si c'est une fantaisie, je la respecte... alors dans les moments... d'effu-
sion, vous préférez L'anglais à votre langue maternelle... soit i tpeak aussi
lùtle, very little, my lovely ange!, mais je vous aimerais en français, capri-
cieuse Tulipia!
— Palamède! Cléopatra! Laviniaf... s'écria la forme blanche en élevant
la voix...
— Ce n'est pas Tulipia! s'écria Cabassol pétrifié par l'étonnement, mais...
Un bruit de voix et de pas retentit dans la maison et un filet de lumière
glissa SOUS la porte. En même temps une voix d'homme cria en anglais dans
le jardin :
— E^t-ce vous, Lucrezia? vous appelez?
— Yes, my dear Palamède ! Venez, je vous prie!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
337
Miradoux et les deux clercs entendant marcher derrière eux et voyant
\B retraite coupée, sautèrent à leur tour sur le balcon et cherchèrent à se
dissimuler dans l'obscurité d'un grand salon.
'§K14
^X*^r—
Un gentleman »ux pied* de Locrert»!
— Palamède. Lavinia, Cleopatra ! reprit la forme blanche.
La porte s'ouvrit et trois personnes parurent, chacune avec une lampe
à la main.
Cabassol était reste à genoux comme cloué au sol et regardait, frappé de
Btupeur, celle qu'il avait pris, pour Tulipia. C'était une femme grande et
mince, vêtue d'un très élégant peignoir, sur lequel flottaient d'épaisses
tresses bloudes. Cleopatra et Lavinia semblaient deux autres exemplaires
Liv. 43.
333 GRANDE MASCARADE PARISIENN
de la fausse Tulipia, c'étaient la même carnation blonde, la même sveltesse
et tes mêmes opulentes crinières Mondes. Palamède était, lui, un gaillard
à barbe américaine, grand, sec, vêtu d'un complel à carreaux immenses.
— Oh ! Lucrezia, s'écria-t-il, un gentleman à vos pieds!
— Cher Palamède, je le connais, c'est le monsieur qui était à côté de
nous à la roulette ! 11 m'aime, sans doute, car il m'appelle son lovely angel!...
— Ces Français sont Inflammables comme des allumettes! fit Palamède
en s'avançant tranquillement et en poussant un siège vers Cabassol. Asseyez-
vous. Vous ne pouviez donc pas venir demander la main de miss Lucrezia
à une heure moins indue?
— Mais, fit Cabassol...
— Ah! fit tout à coup Lavinia, en poussant un paravent derrière lequel
les deux clercs de notaire' se dissimulaient, il y en a encore d'autres...
— Je les avais vus! dit tranquillement Palamède en allant, une lampe
à la main, examiner la figure des deux jeunes gens... Lavinia, Cleopatra,
les reconnaissez-vous?
— Nous les reconnaissons! Ce sont ces messieurs du salon des jeux...
— Je les reconnais aussi, fit Palamède. En vérité, je me croyais au
courant des usages français, et je ne pensais pas qu'il fût admis de venir
chercher des fiancées avec escalade!... Ces messieurs auraient pu se faire
présenter par quelqu'un, un ami commun, un correspondant, cela eût été
plus correct!...
La fausse Tulipia prit la parole.
— Ne les grondez pas trop, Palamède, les Français sont impatients, ils
n'auront pas pu attendre ! Monsieur vient de m'envoyer un bouquet de roses
pendant que j'étais à rêver à la fenêtre, et il a escaladé ensuite le balcon pour
se jeter à mes pieds !
— Voyons! s'écria Cabassol, il y a malentendu, c'est bien ici la viila
Girouette?
— Oui, monsieur.
— Mais vous ne l'habitiez pas hier?
— Non, nous sommes arrivés ce matin seulement. Nous étions à l'hôtel,
mais ayant appris que par suite du départ subit des anciens locataires,
cette villa était libre, nous l'avons louée cet après-midi, et nous nous som-
mes immédiatement installés.
— Ceci doit vous expliquer mon erreur, madame, et...
— Permettez! s'écria Palamède, ces dames voyagent sous mon égide,
je dois intervenir, même dans les affaires de sentiment. Déjà au casino, elles
ont remarqué vos assiduités...
— Nos assiduités?
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Oui, vos regards perpétuellement dirigés de leur côté. Elles se sont
très bien aperçues de votre trouble... puis, le soir venu, vous venez sous les
fenêtres de leur habitation, vous leur envoyez des roses, vous escaladez les
balcons et vous vous jetez à leurs genoux!... Et lorsque j'arrive, moi, leur
parent, moi qui réponds d'elles à leurs familles, vous parlez d'erreur, de
malentendu!...
— Mais... s'écria Cabassol.
— Halte-là! pas un mot de plus, ce ne serait pas gentleman! Asseyez-
vous...
Et Palamède tira de sa poche un revolver qu'il mit froidement sur la
A première réquisition, je m'engage à épouser.,
table. A son exemple, Cleopatra, Lavinia et Lucrezia fouillèrent dans la
poche de leur peignoir et tirèrent chacune un mignon bijou de revolver.
— Diable! pensa Cabassol, voilà un petit rendez-vous qui tourne mal...
— Le moment me semble mal choisi pour une discussion de choses
matrimoniales, reprit Palamède.
— A moi aussi, dit Cabassol.
— Nous reprendrons cette conversation demain, quand vous me ferez
l'honneur de venir demander officiellement les mains de misses Lucrezia,
Lavinia et Cleopatra Bloomsbig, mes charmantes cousines...
— Pardon, s'écria Cabassol, loin de moi la pensée de nier la puissance
des charmes de misses Lucrezia, Lavinia et Cleopatra Bloomsbig ; au con-
traire! je suis prêt à m'incliner et à leur baiser respectueusement la main
avec l'assurance de mon admiration pour l'éclat de leurs yeux et pour le
charme de leurs traits, mais je vous assure qu'il y a ici un simple quiproquo...
— Seriez-vous de ces jeunes gens, comme il n'en est que trop, qui ne
se plaisent qu'à compromettre les jeunes personnes...
— Permettez !... nous ne...
340
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Vous appelez miss Lucrezia votre ange aimé, vous la serrez dans
vos bras et ensuite vous... Allons donc ! Cela ne se passe pas ainsi en Amé-
rique I
Et Palamède frappa du poing sur son revolver. Miss Lucrezia fondit en
larmes à ce bruit.
— Remettez-vous, pauvre enfant, de cette secousse 1 Monsieur réfléchira
demain... en attendant régularisons la situation, voici des plumes et de
Vencre, écrivez!...
Les trois jeunes filles griffonnèrent rapidement quelques lignes et remirent
les trois feuilles de papier à Palamède...
Le prince de Bosnie et son précepteur.
Cabassol profita de cet instant de silencepour s'abîmer en de profondes
réflexions. Que signifiait ce départ subit de Tulipia? Où était-elle allée
encore, avec les importantes pièces de la succession Badinard?
— Savez-vous, dit-il enfin à Palamède, savez-vous ce qu'est devenue la
précédente locataire de cette villa?
— Je l'ignore, répondit Palamède en fronçant les sourcils et en frappant
eur son revolver, tenez, miss Lucrezia vous prie de signer ceci :
Montecarlo, 23 février.
Je soussigné, je reconnais avoir sollicité le cœur et la main de miss Lucrezia
Bloomsbig ;
A première réquisitionne m engage à épouser miss Lucrezia Bloomsbig sous
peine de tous dommages et intérêts.
— C'est une promesse de mariage 1 s'écria Cabassol.
— Sans doute ! fit Palamède, et je compte que vous viendrez demain
faire votre demande officielle.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
341
— 0 Tulipia ! Tulipia !
— Eh bien ! Signez-vous?
— Voyons, qu'est devenue la précédente locataire?...
— Elle est partie avec le prince de Bosnie; tenez, écoutez ce bruit de
voiture, c'est un deuxième omnibus chargé des bagages du prince... Voyons,
signez !
— 0 Tulipia! abominable traîtresse!...
Le prince soupira pendant trois jours.
— Baste ! fit tout bas un des clercs, signez, Montecarlo n'est pas sur le
territoire français, la promesse n'aura nulle valeur en France !
Cabassol traça vivement son nom au bas de la promesse de mariage et
sauta sur le balcon pendant que les deux clercs signaient des promesses sem-
blables au nom de misses Cléopatra et Lavinia.
Tous trois sautèrent dans le jardin sans que Palamède parût s'offusquer
de ce départ contraire aux convenances.
— A demain ! leur cria-t-il.
Cabassol et ses deux compagnons étaient déjà à l'hôtel.
— Ouf! nous voilà dans une jolie situation ! fit Cabassol en se laissant
tomber sur les banquettes du vestibule, mais nous serons loin demain... occu-
nons-nous d'abord de Tulipia!... Monsieur, dit-il au patron de l'hôtel, vous
connaissiez Mme de Balagny? Est-il vrai qu'elle ait quitté Montecarlo?
— Oui. monsieur, elle est partie pour Nice à huit heures.
— Kl. pardon si je suis indiscret, le prince de Bosnie, suivant les on dit,
- il pour quelque chose dans ce départ subit?
Hum, je ne sais si... on m'a recommandé le plus complet silence, M. de
lJlikendorf, le précepteur du prince, me le répétait encore en partant : Pas un
m t surtout ! pas un mot surtout ! ne scandalisons point l'Europe !
— Alors tout est...
Tout est vrai 1 Son Altesse le prince Michel et son précepteur M. de
Blikendo f, ont enlevé Mme de Balagny !
Gabassol accablé par ce désastre, laissa choir sa tête dans ses mains;
uis rapidement :
Une voiture pour Nice, demain à quatre heures du matin! dit-il, et de
.- chevaux!
Le patron de l'hôtel s'inclina.
— Rentrons et dormons ! dit Cabassol aux deux clercs, demain à quatre
heures, nous nous précipitons à la poursuite de Tulipia !
Il était au lit et sommeillait depuis une heure, lorsqu'une pensée lui vint
tout à coup, qui le fit se redresser :
— Et Miradoux que nous avons oublié à la villa Girouette ! Sacrebleu ! ! 1
II
Commsnt le prince de Bosnie et son préceptour S2 dérangèrent de leurs devoirs et aban-
donnèrent crueUement la pauvre grande duchesse de Klakfeld pour la séduisante
Tulipia.
Michel, prince héréditaire de Bosnie, faisait l'orgueil et la joie de son
auguste père : il était grand, solide et rompu à l'obéissance passive qu'il pra-
tiquait religieusement en attendant qu'il eût lui-même à la demander aux
autres.
Il avait trente-cinq ans sonnés. Les fonctions de prince héréditaire consis-
taient surtout à dormir dans les fauteuils du Konak royal, à faire de temps en
temps manœuvrer les régiments et à danser aux bals de la cour avec quelques
princesses ou trop jeunes ou trop respectables.
La dernière guerre russo- turque avait été pour lui une occasion de
vacances inespérées; à l'armée du czar, il avait bu beaucoup de Champagne
à travers la fumée des batailles. Mais ensuite il avait fallu rentrer au palais et
reprendrela vie monotone de la capitale, perdue au milieu d'une contrée 'ncore
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
343
assez peu ouverte aux bienfaits de la civilisation. Toujours le sempiternel
conseil des ministres, les manœuvres fastidieuses et les mortels bals de la cour.
Pas d'autre distraction. On parlait depuis dix ans de bâtir un théâtre et d'en-
gager une troupe à Tienne ou à Paris; mais ce théâtre devait rester longtemps
encore à l'état de très vague projet.
^ Un jour une cocotte française était arrivée à Bosnagrad. Par suite de quelles
aventures, Dieu seul le sait! Toute la jeunesse bosniaque s'était sentie élec-
J'emploierai la violence au besoin'
trisée les vieux sénateurs rétrogrades eux-mêmes avaient frémi et le prince
avait espéré ; mais enchaîné au rivage par sa grandeur, il s'était laissé dis-
tancer, et l'unique échantillon de cocotte que le pays eût jamais vu depuis le
commencement du monde, l'être idéal dont toutes les imaginations s'occu-
paient et qui apparaissait la nuit en des rêves d'or à toute la ville, avait dis-
paru enlevé par un banquier juif.
Un beau jour le prince, mandé par son auguste père, apprit, une étonnante
nouvelle. On avait résolu de le marier; il allait faire ses malles au plus vite et
partir pour la cour de Klakfeld, une petite principauté allemande dont il
n'avait jamais entendu parler, pour se préparer à épouser, dans un délai
assez rapproché, une jeune grande duchesse assez convenablement dotée.
L'affaire entamée dans le plus grand secret, par le conseil des ministres,
était presque faite. La jeune grande-duchesse attendait le fiancé annoncé avec
une impatience fébrile. Une somme importante, économisée dans ce but spécial
par son auguste père sur sa liste civile, allait être confiée au docteur Blikendorf,
le précepteur du prince, qui devait l'accompagner à Klakfeld; cette somme
• levait servir à éblouir la cour de Klakfeld par un train si galant et par tant de
magnificences, qu'elle en serait forcée d'arriver à une augmentation de la dot,
négociation délicate dont le docteur Blikendorf était aussi chargé.
Le docteur Blikendorf était un vieux savant, un vertueux philosophe à
lunettes, précepteur du prince depuis vingt-cinq ans. Arrivé maigre à Bos-
nagrad, le culte de la philosophie et la vie grasse et tranquille avaient arrondi
le ventre majestueux au-dessus duquel se balançait une grosse tête apoplec-
tique à barbe blanche.
Le prince et son précepteur eurent bientôt fait leurs malles. Le lendemain
dès l'aube, une voiture les emportait, munis de la forte somme et des der-
nières instructions de Son Altesse. Le prince fut silencieux pendant les pre-
mières journées du voyage, le précepteur dormit sur la cassette. Quand on
eut passé la frontière, le prince éveilla brusquement Blikendorf.
— Blikendorf?
— Mon prince ?
— Quelle est la somme?
— Deux cent mille florins!
— Donnez-la moi, je vais vous faire un reçu régulier pour mettre votre
responsabilité à couvert.
— Mais...
— Il n'y a pas de mais... je me charge de tout.
— Pardon, mon prince, mais il est dit dans mes instructions que je ne dois
vous donner la somme qu'à Klakfeld.
— Nous n'allons plus à Klakfeld.
— Nous n'allons plus à Klakfeld! ! !... mais votre auguste père... et là-bas,
la grande-duchesse qui vous attend!...
D — Elle est trop jeune.
— Trop jeune, elle a vingt-cinq ans!... et encore je crois que S.A. Séré-
nissime le grand-duc triche un peu...
— J'irai plus tard ! Mon cher ami, aux princes il faut des épouses mûres,
ïaissons-la mûrir!
— Dieux immortels! quelle aventure! Et où allons-nous?
— Partout, à Vienne, à Paris t nous allons nous amuser tant que les florins
dureront 1
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 44.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
347
— Je suis déshonoré ! gémit Blikendorf, que va t'on penser à la cour, d'un
précepteur qui laisse son élève se livrer à de tels débordements 1 d'un vieux
philosophe comme moi qui... Je vais me pendre 1
— Blikendorf 1 vous rougissez à vue d'oeil, vous êtes rouge comme une
énorme tomate, prenez garde à l'apoplexie!... Allons donc ! Blikendorf, pas
de faiblesse ! d'abord vous n'avez rien à dire, vous aurez un reçu très régulier.
Cour qui était la somme? pour moi. Je ne la détourne pas de sa destination,
c'est moi seulement qui me détourne de la mienne, mais c'est mon affaire. Je
ne vais pas directement à Klakfeld, mais j'ai l'intention d'y aller un jour. Vous
êtes attaché à ma personne en qualité de précepteur, vous devez me suivre !
Quelques avaries à la voiture et aux voyageurs.
Vous n'avez aucune objection à faire, aucune! Allons, vive le plaisir! nous
allons nous en donner. Blikendorf, de la gaîté je te l'ordonne! Tiens, tu es
mon ami, tu auras le droit de puiser dans les florins...
— Soit, je me livrerai aux vains plaisirs, mais qu'il soit bien entendu que
c'est contraint et forcé ! Outre le reçu, vous me donnerez une réquisition écrite
pour prouver que je n'ai livré la somme que sur des ordres exprès... Je ferai
appela toute ma philosophie... à propos, outre les deux cent mille florins en
or, j'ai un supplément de cent mille florins en traites que nous ne devons
entamer qu'en cas de nécessité absolue, si la première somme ne suffisait
pas...
— Elle ne suffira pas! Et maintenant Blikendorf, tu vas écrire à la cour de
Klakfeld pour annoncer que des complications diplomatiques en Orient, exi-
geant ma présence à Bosnagrad, mon départ a été retardé. Puis tu prépa.
reras une série de lettres sur la cour de Klakfeld pour faire prendre patience
à mon auguste père.
Quelques heures après, le prince qui consultait une collection de cartes
348
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
et de guides, changea d'avis, au lieu de prendre le train pour Vienne où sa
présence aurait été signalée, il prit celui de Trieste avec Monaco, pour desti-
nation définitive.
Le prince était un cœur brûlant. En route il eut le temps de s'enflammer
et de s'éteindre plusieurs fois; aucune de ces passions ne dura longtemps!
le prince n'avait pas rencontré la femme de ses rêves. A Monaco, le prince
Chez l'épicier.
avec une sagesse digne de Blikendorf, n'aventura pas son argent à la roulette,
il roucoula pendant quelques jours un peu à droite et un peu à gauche sans par-
venir à se fixer. Il soupa régulièrement tous les soirs et but d'invraisemblables
quantités de Champagne en aimable compagnie. Blikendorf en était, car le
précepteur n'abandonnait pas son élève; quand il avait trop mal à la tète, il
se rafraîchissait en causant philosophie avec un convive hors de combat.
La rencontre de Tulipia Balagny, au casino de Montecarlo, fit sauter le
cœur du prince. Ce fut un coup de foudre.
— C'est-elle, dit-il à son précepteur.
— Qui ça, la grande-duchesse?
Le précepteur assura ses lunettes sur son nez et contempla longuement
Tulipia.
— Non, ce n'est pas elle,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
349
— Si, c'est elle que j'aime, décidément. Allez lui présenter mes hom-
mages.
— Non, ce ne serait pas convenable. Je vais me tenir à distance respec-
tueuse et vous présenterez vos hommages vous-même.
— Non, décidément je préfère lui écrire... venez, vous me ferez ma lettre
ie veux une lettre poétique et fleurie.
350 LA GRANDE MASCARADE TA Kl SI EN NE
Tulipia reçut, le soir même, un énorme bouquet et une longue épltre de
Blikendorf, mais elle resta sur une prudente réserve et se montra très
froide avec le prince quand celui ci se décida à lui parîer à brùle-pourpoint
de son amour, pendant un des concerts du Casino.
Le prince dut ce soir-là se contenter au souper obligatoire, de la compa-
gnie de Blikendorf; le précepteur brava le mal de tête pour offrir les conso-
lations de la philosophie à son élève désolé. #Le prince soupira pendant trois
jours dans les rochers et sur les grèves, mais après trois jours de soupers en
tète à tête avec Blikendorf, il résolut de brusquer les choses. Il se présenta
chez Tulipia avec son précepteur.
— C'est moil dit-il, je vous aime, il faut que vous m'aimiez! Demandez à
mon précepteur, le docteur Blikendorf, si je ne vous aime pas... voilà trois
jours et trois nuits que nous ne parlons que de vous en noyant nos chagrins
dans le Champagne! Est-ce vrai, Blikendorf?
— C'est vrai, monseigneur!
— J'allais en Allemagne sous la conduite de mon précepteur pour épou-
ser la grande-duchesse de Klakfeld, j'ai enlevé mon précepteur et la forte
somme destinée à pourvoir à mes magnificences, et me voilà! Je renonce à
ma grande-duchesse et je me jette à vos pieds ! Blikendorf, fais comme moi
et attendris la cruelle!
Blikendorf et le prince s'agenouillèrent.
— Voyons, Blikendorf, attendris-la ! sois éloquent, si tu n'est pas éloquent,
à quoi sers-tu? • -^
— Je vais être éloquent, dit Blikendorf.
— Dépêche-toi!
— Vrai! s'écria Tulipia, vous plantez-là une grande-duchesse de Klakfeld
pour moi?
— Je la plante là !
— C'est beaul
— Oui, je vous aime, je vous enlève ! je vous donne dix minutes pour pré-
parer vos bagages — j'ai une voiture commandée.. . nous partons tout de suite !
Tulipia éclata de rire.
— Et si je faisais des objections?
— Je ne les écouterais pas! j'emploierai la violence au besoin ! Blikendorf
est un hercule et moi aussi, à nous deux nous vous enlevons de vive force!
Blikendorf, montrons que nous sommes forts?
Devant cette belle résolution, Tulipia s'attendrit sans doute, car une heure
après, elle roulait avec le prince de Blikendorf sur la route de Nice, sans plus
penser à Cabassol qui se berçait pendant ce temps de la plus douce espérance.
L'infortune Cabas§ol fut réveillé à quatre heures du matin, comme il en
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
351
avait donné l'ordre à l'hôtel de la Rouge et la Noire. Le sentiment de ses
malheurs lui revint aussitôt. — Tulipia enlevée parle prince de Bosnie, Mira-
doux aux mains des Américains, et la promesse de mariage signée par lui,
trois graves sujets d'inquiétude!
Par bonheur l'un de ses points noirs s'évanouit bientôt, car le pauvre Mira-
rloux parut tout à coup.
— Eh bien! d'où diable sortez-vousj? s'écria Gabassol
I"
Débarquement à Gènes. ,
— Ouf! fit Miradoux en se laissant tomber dans un fauteuil, ouf! quelle
nuit! quelle aventure!
— Eh bien?
—i Je sais tout, mon ami, j'ai assisté à tout! je sais que vous avez été
contraint, par les habitantes de la villa Girouette, à signer des promesses de
mariage...
— Et vous? vous avez donc pu vous échapper?
— Non, mon ami ! je n'ai pas pu m'échapper... mais je n'ai rien signé du
tout, je suis tombé sur une femme de chambre mulâtresse...
— Sans revolver?
— Sans aucun revolver, heureusement ! Elle m'a sauvé des griffes de Pala-
mède et me voilà!
— J'ai peur que la dignité de vos fonctions n'ait été légèrement compro-
mise dans votre sauvetage... enfin, je ne le dirai pas à Me Taparel qui vous
croit au-dessus de toutes les faiblesses.
— Mon ami, tenez compte de la malheureuse situation où je me suis
352 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
trouvé... Enfin, moi je suis sauf, je n'ai pas signé de promesses de mariage,
tandis que vous, vous voilà avec une mauvaise affaire sur les bras... Savez-
vous ce que c'est que les locataires de la villa Girouette ?
— Oui, j'ai questionné notre hôte; c'est lui qui les a envoyés à la villa
laissée libre par le départ deTulipial Ce sont mesdemoiselles Gléopâtra, Lavi-
nia et Lucrezia Bloomsbig, de Ghigago, voyageant sous la conduite de
M. Palamède Hurstley, leur cousin.
Ce n'est pas leur cousin, j'ai fait causer l'aimable mulâtresse. M. Pala-
mède est tout simplement un employé de la grande agence américaine de
mariages européens...
— Qu'est-ce que cette agence?
— Une agence qui se charge de piloter les demoiselles américaines qu'on
veut bien lui confier et de leur trouver des maris sur le vieux continent.
M. Palamède arrive tous les ans avec deux ou trois demoiselles, qui parvien-
nent toujours à se caser par ses soins. C'est un commis-voyageur en Améri-
caines ; l'année dernière, il en a placé quatre, une à Luchon, une à Paris
une à Vienne et l'autre en bateau à vapeur; il est très fort. J'oubliais de vous
dire qu'il est pasteur et, qu'en cette qualité, il peut enlever un mariage pressé.
— Pasteur !
Oui, mon ami, et je dois même ajouter qu'après votre départ, MIle Lu-
crezia, celle que vous aviez prise pour Tulipia, a fait de vifs reproches à Pala-
mède pour ne pas vous avoir unis tout de suite i Voilà qui est flatteur pour
vous!...
Elle est charma'nte. Mais ma mission... ma noble mission!... j'ai terri-
blement de choses à faire.
— Oui, et je vous conseille de partir au plus vite. Palamède a l'intention
d'agir vigoureusement pour vous amener à tenir vos engagements.
— Partons tout de suite. Nous passerons derrière l'hôtel pour n'être pas
vus, et la voiture nous rattrapera sur la route. Quant à nos bagages, on nous
les enverra plus tard.
En se glissant derrière les jardins, les fugitifs purent apercevoir le sieur
Palamède à une fenêtre, les yeux fixés sur l'hôtel de la Rouge et la Noire.
— Déjà levé! murmura Gabassol. Ce pasteur est terrible!... il nous attend
pour les demandes officielles!...
La voiture les rattrapa une demi-heure après sur la Corniche. La splen-
deur du paysage, baigné dansjles fraîcheurs du matin, leur fit oublier bientôt
les périls auxquels ils venaient d'échapper. Ils arrivèrent à Nice plus tran-
quilles.
Le premier soin de Cabassol, après un déjeuner réconfortant, fut de s'in-
former du prince de Bosnie.
La GRANDE MASCARADE PARISIENNE
353
Personne ne l'avait va en ville, il parcourut successivement toutes les
promenades, s'informa dans tous les hôtels sans découvrir aucun indice. Le*
bagages du prince étaient au chemin de fer, à la consigne,
A Nnples. — Cuisines en plein vent. — Consommation de couleur locale et de macaroni.
Liv. 45.
354 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Il garde le plus strict incognito, sans doute ! dit amèrement Cabassol,
mais je le trouverai et il faudra bien que je lui enlève Tulipia, ou au moins
l'album de la succession. — Retournons vers Monaco et demandons des
renseignements en route, il s'est peut-être arrêté à Villefranche ou ailleurs.
Aucun hôtel, à Villefranche, n'avait eu l'honneur d'abriter Son Altesse, il
fallut pousser plus loin. Cabassol désespérait et il en était arrivé à penser
que ceux qu'il cherchait avaient dépassé Nice et se dirigeaient vers Cannes,
lorsque, dans un petit village, à quelques kilomètres de Villefranche, il aper-
çut un rassemblement devant la petite maison d'un modeste épicier.
Deux ouvriers peintres, grimpés sur une échelle, étaient en train d'orner
la façade de l'épicier d'une inscription en gros caractères; au-dessous de
ÉPICERIE, denrées coloniales, vins et huiles, les artistes avaient tracé les
mots : FOURNISSEUR DE S. A. LE PRINCE DE BOSNIE.
— Arrêtez! cria Cabassol à son cocher, en sautant vivement sur la roule.
L'épicier était sur le pas de sa porte, examinant l'œuvre des peintres.
— Monsieur, lui dit Cabassol, je vois que le prince de Bosnie est un de vos
clients, pourriez-vous me dire si Son Altesse a passé par ici hier soir?
— Vous ne pouvez mieux vous adresser, Son Altesse sort d'ici...
— Comment?
— Oui, elle est partie il y a environ deux heures. Le prince a daigne
accepter l'hospitalité chez moi cette nuit, et ce matin, il est parti avec la
princesse et monsieur de Blikendorf, son précepteur.
— Alors le prince...
— Oui, monsieur, hier soir il passait en voiture au grand galop de quatre
chevaux, lorsqu'au tournant de la route, une roue de devant s'est détachée, les
chevaux ont roulé par terre, le timon de la voiture s'est brisé, sans parler
d'autres avaries. Le charron qu'on était allé chercher demanda quatre heu-
res pour remettre la voiture en état de rouler; c'était devant ma porte,
j'offris mes services au prince... La princesse avait faim, le prince
demanda tout à coup à me louer ma maison. Je m'inclinai, Leurs Altesses
entrèrent et ma femme se mit en devoir de leur confectionner un bon petit
dîner.
Le prince commençait à rire de l'aventure, il dit à ma femme de mettre
beaucoup d'oignon et d'huile dans la soupe, en appelant cette soupe un
potage couleur locale. J'envoyai un exprès à Villefranche chercher quelques
bouteilles de vin de Champagne...
— Et?
— Et la princesse m'a dit en excellent français que j'avais une bonne tête, —
je leur avais cédé ma chambre, malheureusement encombrée par un arrivage
de marchandises. Son Altesse se cognait la tête aux chandelles et aux jambons
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
335
pendus au plafond, les jambes dans les boites à sardines, mais elle daigna
rire de cet encombrement... M. de Blikendorf, qui avait un violent mal de
été, occasionné sans doute par l'accident, s'étant endormi à table, nous
l'avons porté chez un voisin qui nous prêta obligeamment un lit... Ce matin,
la voiture étant raccommodée, Leurs Altesses sont reparties. Quand M. de Bli-
kendorf a voulu me payer, j'ai énergiquement refusé. Alors il m'a dit :
Qu est-ce que vous voulez? Une décoration, peut-être? Non, quoi donc alors? —
Je désire, ai-je répondu, l'autorisation de faire peindre sur ma boutique les
Manière de lester un corricolo.
armes de Bosnie avec cette inscription : fournisseur de S. A. le prince, etc.
M. de Blikendorf me dit qu'il allait en référer au prince. Le prince arriva
lui-même bientôt et me dit en fouillant dans les tiroirs et en découvrant les
tonneaux : — Qu'est-ce que vous vendez ? Des chandelles, du chocolat, du macar
roni, des pruneaux... Bon, donnez-moi deux livres de pruneaux ! Se servis avec
respect à Son Altesse deux livres de pruneaux bon poids. Le prince me donna
douze sous, prit les pruneaux et me frappa sur l'épaule en me disant : Je
vous sacre fournisseur, Blikendorf vous enverra le brevet, allez l
— Et savez-vous où sont ailés le prince et la princesse? reprit Cabassol.
— En Italie. J'ai entendu la princesse dire à Son Altesse : mon petit Mich...
356
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Mich?...
— C'est un petit nom d'amitié, le prince s'appelle Michel... mon petit
Mieh... si nous allions faire un tour en Italie? Alors ils sont convenus de
prendre à Nice le bateau pour Gênes.
Cabassol remercia l'heureux épicier et fit tourner bride à la voiture.
— Qu'allons-nous faire? demanda Miradoux.
— C'est bien simple, nous allons à Gênes aussi, nous descendrons dans
le même hôtel que le prince, j'attendrai une occasion et je tâcherai d'atten-
drir Tulipia.
En rentrant dans Nice, les renseignements abondèrent. Le prince était
descendu à l'hôtel des Cinq Parties du Monde, dans le plus strict incognito.
Le bon padro donnait uno incommensurable quantité de bénédictions.
Des places étaient retenues pour Gênes et les bagages du prince étaient déjà à
bord du bateau des messageries.
Le premier soin de Cabassol fut de retenir aussi des places pour lui et ses
amis, le bateau levait l'ancre à onze heures du soir et l'on devait arriver à
Gênes le lendemain à huit heures du matin.
Deux heures avant le départ, Cabassol et ses amis arrivaient à bord. Ils
assistèrent à l'embarquement du prince et de Tulipia, mais se gardèrent bien
de se montrer pour ne pas donner l'éveil.
La nuit fut loin d'être tranquille, la mer était un peu houleuse, dès que
le bateau eut levé l'ancre, Cabassol et ses amis commencèrent à sentir les
premières atteintes du mal de mer. Miradoux fut le plus malade; il regretta
beaucoup létude de de la rue du Bac et maudit les imprudences de
Me Taparel.
Ce qui consola un peu Cabassol, ce fut que le prince et Tulipia furent
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
357
malades aussi ; ils essayèrent bien de combattre le mal par les moyens vio-
lents, par une ingurgitation forcée de Champagne; mais ce remède ne leur
réussit que médiocrement. Gabassol les aperçut plusieurs fois par la porte
ouverte de leur cabine, en proie au plus profond marasme.
Le matin, lorsque par un splendide soleil, les magnificences de la cité de
marbre, étagée avec ses palais, ses jardins et ses forts sur les hautes collines,
Le cabinet de toilette d'une Napolitaine.
se déroulèrent à l'avant du navire, le mal cessa comme par enchantement.
Les passagers réparèrent le désordre de leur toilette et se préparèrent à
débarquer; les uns restaient à Gênes, les autres, après une promenade en
ville, devaient rentrer à bord et continuer leur voyage; la plupart allaient à
Naples où le Vésuve en éruption attirait des milliers de curieux.
Tulipia et le prince se rendaient à Naples, eux aussi, Cabassol leur enten-
dit donner des ordres pour que leurs bagages restassent à bord pour aller les
attendre à Naples. Ils préféraient pour eux le chemin de fer. — Le navire
358 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
passa devant la Lanterne, le superbe phare bâti sur le roc, et s'en fut s'em-
bosser au mole.
Le débarquement commença; le prince et Tulipia, suivis du fidèle Bli-
kendorf, débarquèrent les premiers. Gabassol se préparait à les suivre, lorsque
tout à coup il recula frappé d etonnement. Au premier rang, parmi les
curieux, se distinguaient la haute taille et l'ulster à carreaux de Palamède,
le limier américain lancé à la chasse aux maris. Derrière lui, trois sveltes
jeunes personnes en ulsters, le sac en bandoulière et le parapluie à la main,
regardaient avec attention les figures des passagers. Cabassol reconnut
Lavinia, Cleopatra et enfin Lucrezia Bloomsbig, celle dont il avait embrassé
si malencontreusement les boucles blondes.
— Descendons dans le salon, ou nous sommes pinces! dit-il à Miradoux.
Les quatre fugitifs rentrèrent sans être aperçus dans le salon des pre-
mières.
— Les Américains sont à Gênes ; ils auront pris le chemin de fer pour nous
attendre. Ne bougeons pas d'ici et allons jusqu'à Livourne. Tulipia et le
prince vont à Naples, nous les retrouverons.
— Et le mal de mer! grommela Miradoux.
— Que voulez-vous! Il le faut, — Par ce courageux sacrifice, nous dépis-
tons Palamède. Nous serons tranquilles après. Couchons-nous dans nos cadres
et dormons!
— 0 Thétis ! sois clémente pour un navigateur malgré lui! murmura
Miradoux.
Tristes mais résignés, Cabassol et ses amis restèrent à bord. Ils payèrent
un supplément pour Livourne, et reprirent un supplément du mal de mer
aussitôt que le bateau se mit en mouvement. Ils croyaient en avoir jusqu'à
Livourne seulement; vain espoir, à Livourne, Cabassol reconnut de loin
l'ulster de Palamède se promenant de long en large sur le quai. Il fallut
encore rester à bord et reprendre le mal de mer jusqu'à Civita Vecchia. A
Civita nouvel arrêt. Palamède est encore là, il attend sur le môle les petites
barques qui portent les voyageurs à terre.
— Nous en avons jusqu'à Naples ! Encore vingt heures de marasme, rési-
gnons nous!
— Et s'ils sont encore là? Nous n'allons pas faire le tour du monde pour
les éviter, je suppose!
— Je me plais à l'espérer! et puis le devoir nous appelle à Naples, s'ils
sont encore là, nous nous déguisons en Lazzarones et advienne que pourra.
0 bonheur! dans le tumulte et le mouvement de l'arrivée à Naples, au
milieu des cris et des querelles des bateliers qui se disputaient, comme s'ils
avaient l'intention d'en faire leur nourriture, les bagages et les voyageurs,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
359
Cabassol et ses amis parvinrent à descendre dans une barque et à se glisser
inaperçus parmi les navires à l'ancre.
Moyennant vingt francs, les bateliers au lieu de les débarquer au quai
consentirent à les conduire vers Chiaja, derrière le château de l'Œuf où ils
Leçon de tarentelle.
purent enfin mettre le pied sur un plancher solide, sans apercevoir l'ulster de
Palamède ni les blondes chevelures de Lucrezia, Lavinia et Gléopatra.
Un hôtel quelconque les reçut. Tout entiers au bonheur de se remettre des
épreuves douloureuses du mal de mer, ils remirent aux jours suivants le soin
de chercher à quel hôtel le prince et Tulipia étaient descendus, pour aller s'y
loger.
300 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
III
Consommation prodigieuse de couleur locale. — Trop do macaroni. — Manière de
lester un corricolo. — Souscription forcée au profit des indigents calabrais. —
Dons en argent et en nature.
0 Naples ! revoir Naples et y vivre de mes rentes, avec du macaroni et
des raisins à discrétion, avec un parasol blanc, une villa au Pausilippe ou bien
un balcon, un simple balcon donnant sur la mer, pour y passer les journées
et les soirées dans la contemplation du ciel bleu, de l'immense golflc bleu, de
Capri le gros diamant bleu, dlschia teintée plus légèrement, du Vésuve, et
de la longue côte qui va de Portici à Castellamare et aux falaises embaumées
de Sorrente!
Quel tapage et quel mouvement partout, sur la longue ligne des quais et
dans les rues grouillantes qui descendent à Chiaia, à Santa Lucia et dans
la rue de Tolède, des hauteurs du fort Saint-Elme.
Le peintre Lenoir, dans une lettre intime, compare avec autant de vérité
que de naturalisme, les quartiers maritimes de Naples à une boîte d'asticots
en révolution. Lamartine n'aurait pas osé le dire, mais comme c'est exact!
Quelles cohues criardes de pécheurs, de contadins et de contadines, de
moines, de marchands, d'ânes, de filles échevelées, de gamins tout nus, d'ex-
lazzaroni devenus citoyens et électeurs napolitains sans être pour cela
beaucoup plus vêtus qu'autrefois.
Tout ce monde, grisé à ce qu'il semble par le soleil et par l'air particuliè-
rement capiteux de la blanche Parthenope, cette ville folle, — tout ce monde
va, vient, se bouscule, s'époumone, roule dans les jambes des étrangers, quel-
quefois jusque dans ses poches; les marchands d'eau, de fruits ou de poissons
crient leur marchandise à tue-tête ; les gamins tout nus s'accrochent aux tou-
ristes pour en tirer de quoi vivre; les ânes chargés de larges paniers de
légumes trottent; marchands et promeneurs s'interpellent et gesticulent, les
uns criant pour vendre, les autres pour crier; les voitures passent au grand
galop avec un grand bruit de ferraille et le carillon de leurs sonnettes.
Le prince et Tulipia vivaient dans ce tourbillon depuis huit jours. Dans
lhôlel qui a l'honneur de les abriter, Cabassol et ses amis sont venus s'installer
pour guetter un moment d'absence du prince qui permettrait à Cabassol de
se présenter devant Tulipia.
Mais le prince ne se pressait guère de fournir cette occasion, il ne quittait
pas Tulipia une minute. Du matin au soir ils étaient dans la rue ou en excur-
sion. — 11 faut bien le dire, Tulipia était une victime! Le prince avait dans le
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Lty. 4fi
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
303
cœur le fanatisme de la couleur locale poussé au paroxysme ; il lui en fallait
toute la journée, à toute heure et de la plus intense, même aux heures
sacrées des repas et pendant la nuit. Au besoin il serait descendu au fond du
Vésuve pour en chercher. Heureusement qu'à Naples on en trouve avec la
plus grande facilité et souvent plus que les simples mortels qui ne sont ni
artistes ni princes, peuvent en demander.
En route pour le Vésuve.
Tout d'abord au lieu de se promener dans une voiture, sinon excellente,
du moins passable, le prince avait réclamé le corricolo classique ; il avait
fallu coûte que coûte en découvrir un, oublié depuis 1830 dans une écurie du
faubourg. Le prince avait été ravi ; c'était bien le corricolo des vieilles litho-
graphies, une antique guimbarde haute sur roues et très mal commode que
Ton attela de trois chevaux tintinnabulants, celuidumilieu portant et agitant
très fièrement une réduction de clocher d'église, avec double girouette et
garniture de sonnettes de tous les calibres.
A la première promenade, Tulipia faillit s'évanouir; ce n'était pas une
36 1
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
voiture, c'était une balançoire ou plutôt une immense et violente raquette
dont elle était le volant ; on sautait, on dansait là-dedans comme goujons
dans la poêle à frire et, comme on le pense bien, vu l'anti-confortabilité du
véhicule, ce n'était pas sans dommages plus ou moins graves.
Tulipia se plaignit amèrement.
— Couleur locale! répondit le prince avec énergie, couleur locale!!!
Mais soudain il se rappela que dans les dessins et dans les descriptions, le
corricolo, voiture faite pour deux personnes en contenait toujours sept ou
La montée du Vésuve.
huit, parmi lesquelles au moins un moine. Ce ne devait pas être sans raison.
Les peintres ne sont pas bêtes. Peut être qu'ainsi chargé, le corricolo secouait
moins ses voyageurs.
Il prit donc à chaque sortie un moine pour lest dans son corricolo. Il
choisissait le plus gros padre qu'il pouvait rencontrer, bavardant avec les
commères ou remontant à son couvent avec des provisions provenant de la
piété des fidèles, il l'installait avec son panier à côté de Tulipia et le conser-
vait pendant toute la promenade; au retour il le mettait à la porte du cou-
vent avec deux pièces de cinq francs dans les mains.
Le bon padre en échange donnait une incommensurable quantité de
bénédictions pour le généreux signor et pour la bellissima signora.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
303
Tulipia se plaignait toujours avec la même amertume, car la voiture ne
sautait guère moins avec un seul moine, si gros qu'il fût.
Le prince le comprit et résolut d'augmenter son lest.
— Eh ! révérendissimo padre ! dit le prince au premier moine qu'il installa,
faites donc monter tous les capucins que nous rencontrerons, nous nous
serrerons un petit peu.
— Nous ne serons plus aussi bien, répondit le moine.
— Fi, bon padre, l'égoïsme est un vilain péché! il y a place encore pour
deux ou trois personnes.
Les employés de la souscription au pro
de la Calabre.
Avec deux moines, Tulipia put constater une certaine amélioration, les
coups de raquette étaient moins durs. Quand on en eut trois, le corricolo
parut tout à fait amélioré. — Un lazzarone s'assit sur le marchepied d'un
côté, un pêcheur en caleçon se mit sur l'autre, une grappe de gamins qui ne
possédaient en fait de vêtements qu'une chemise et trois casquettes pour six,
s'accrocha par derrière au véhicule qui fut définitivement dompté.
— La couleur locale! il n'y a que cela de vrai! s'écria le prince. On ne
voyage pas en corricolo comme en Victoria.
— Et les puces! gémit Tulipia.
— Nous viendrions à Naples et nous n'aurions pas de puces? fit le prince,
vous ne le voudriez pas, ô ma reine! ce serait une grave atteinte à la cou-
leur locale.
De temps en temps le prinee et Tulipia se livraient à des excursions à pied
366 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
à travers les petites rues napolitaines où grouille la plus étonnante des popu-
lations, vivant, dormant, cuisinant ou même travaillant pêle-mêle sur le pas
des porte-, sur Lea balcons ou sur les terrasses.
Dans ces promenades, le prince et Tulipia avaient toujours pour escorte
d'honneur une légion de gamins de tous les âges, depuis deux ans jusqu'à
douze, les uns, les mieux mis. absolument nus, les autres vêtus d'une affreuse
casquette ou d'une chemise plus ou moins en lambeaux, tous courant derrière
les promeneurs, se bousculant, cabriolant ou faisant la roue, et criant à qui
mieux mieux, sur tous les tons pour obtenir des largesses.
Le prince jouissait parmi eux d'une popularité sans égale; il emportait à
chaque promenade une provision de sous pour les jeter par volées à son es-
corte, qu'il entraînait hurlant d'enthousiasme jusque dans la belle rue de To-
lède ou sur la promenade aristocratique de Villa Réale parmi les carrosses où
les marchesaset les contessinas au nez patricien, au teint ambré, à l'épaisse
chevelure brune, jouaient indolemment de l'éventail et voilaient sous leurs
immenses cils des yeux profonds et noirs.
Au retour, quand le prince rentrait à l'hôtel, il avait pour coutume de dis-
tribuer à ses faméliques gardes du corps toutes ses cigarettes et tous ses ciga-
res. Au bout de huit jours-, le prince aurait eu sous ses fenêtres et à ses trousses
toute la jeunesse peu ou point vêtue des rues de Naples, si les premiers
gardes du corps, considérant le généreux voyageur commeleurpropriété, ne
l'avaient défendu à coups de pied et à coups de poing contre les survenants
des autres quartiers.
Le corricolo et l'escorte bruyante ne formaient pas encore au gré du prince
une dose de couleur locale suffisante. En débarquant à Naples, il avait inscrit
sur son carnet les mots : Naples, productions ou attraits : Lazzaroni, corri-
colo, macaroni, tarentelle, grotte du chien, Vésuve et Pompéi. — Cela cons-
tituait un programme qu'il entendait suivre jusqu'au bout.
Tulipia aimait le macaroni et c'était heureux, car le prince avait entendu
se nourrir presque exclusivement de macaroni pendant toute la durée de son
séjour. Du macaroni, des pastèques et du raisin, tel était le menu invariable.
Cependant le prince, au bout de huit jours, fut pris d'un scrupule; il lui
semble que le macaroni des premiers restaurants, n'était pas suffisamment
assaisonné de couleur locale. Le vrai macaroni c'était celui de la rue, celui
qui se cuisinait en plein vent sur les quais ou dans la strada di Porto, pour
la nombreuse partie de la population qui ne possédait pas de cuisine ou même
quelquefois de domicile.
Où la couleur locale culinaire pouvait-elle se trouver, sinon là? Aussi, le
soir même du jour où cette idée triomphante lui vint, le prince, au lieu de
diner à l'hôtel, emmena Tulipia au milieu de la cohue populaire, parmi les
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 3G7
innombrables lazzaroni des deux sexes en train de manger, de chanter ou de
danser autour des fourneaux établis en plein air au beau milieu de lu Strada.
Le prince, avec Tulipiaà son bras, passa devant chaque cuisine humant les
fortes senteurs de friture et de rissolage qui s'en échappaient, cherchant l'ins-
tallation la plus pittoresque; quand il crut l'avoir trouvée, il prit gravement
ileux assiettes et fit servir deux portions de macaroni au safran. Le cuisi-
nier, un instant interloqué parla demande imprévue du seigneur étranger, prit
la peine d'essuyer les assiettes avec sa manche avant de servir, ce qu'il ne fai-
sait pas pour tout le monde, puis profita du fait pour vanter à tue-tête l'excel-
lence de son macaroni et la supériorité de sa cuisine sur celle de ses voisins.
— Voyez, voyez, le seigneur étranger, hurla-t-il, en servant à la douzaine
— Vous ne devez pas tenir beaucoup au pantalon !
d'autres assiettes de macaroni, par saint Janvier, c'est à moi seul qu'il s'est
adressé, la fraîcheur de mon macaroni l'a tenté, il n'a pu résistera l'envie d'y
goûter! Voyez comme il mange, voyez !... Mes confrères sont des empoison-
neurs, moi je suis un artiste I...
Tulipia, surprise, avait été obligée de faire comme le prince; l'assiette
à la main, au milieu d'un cercle de dîneurs, elle se hâtait d'expédier sa part
de macaroni au safran, en se servant, à la mode napolitaine, de ses jolis
doigts en guise de fourchette.
— Une autre assiette, signor? demanda le cuisinier.
— Non, merci, demain, répondit le prince.
Et sans prendre souci des reproches de Tulipia, il l'emmena achever de
dîner à l'hôtel où le bon Blikendorf les attendait devant une bouteille de
lacryma-christi. L'estimable précepteur employait ses loisirs à Naples à
préparer un rapport à la cour de Bosnie sur les faits et gestes du prince à
la cour de Klakfeld, sur la réception du grand-duc père et de la grande-
duchesse mère, sur le charmant caractère de la grande-duchesse fille, sur
son candide émoi à la vue du prince, sur le tendre empressement des deux
lianes l*un pour l'autre, etc., etc. rapport qu'il panachait de phrases
profondément sentimentales, qui lui tiraient les larmes des yeux.
Blikendorf ne consacrait pas tout son temps à son rapport à l'auguste
père de son élève, il avait encore d'autres occupations. Homme jusqu'alors
vertueux, précepteur sans tache et sans reproche, il était en train de ternir
cinquante-cinq années de vie honorable et pure! L'exemple et les mauvais
conseils de son élève l'entraînaient sur une pente fatale, et le moment était
venu où, faisant un faisceau de tout ce qu'il avait de sacré, il allait fouler
aux pieds tous ses devoirs, depuis sa responsabilité morale de précepteur
jusqu'à ses devoirs envers Mrae. Blikendorf, son honorable épouse, restée à
la cour de Bosnie.
Le cœur de Blikendorf, Vésuve latent sans doute, était passé à l'état de
volcan en éruption pour les beaux yeux d'une voisine, une adorable napo-
litaine, brune comme la nuit, mais moins farouche qu'elle, qu'il apercevait
chaque jour, sur un balcon de la maison d'en face, en train de se coiffer,
de se débarbouiller ou même de mettre ses bas sans façon.
Outre le macaroni, nous avons dit que le prince avait inscrit sur son
programme, tarentelle et grotte du chien. Un intelligent garçon d'hôtel
avait pu fournir au prince deux jeunes sorrentines légèrement débraillées
de toilette et d'allures, mais capables de danser pendant un quart d'heure
sans arrêt, en s'accompagnant de cris et de tambours de basque, une danse
très peu gracieuse et très vertigineuse que les connaisseurs affirmaient être
une tarentelle des plus pures.
Pour obéir à la fantaisie du prince, Tulipia prit chaque jour une leçon
de .tarentelle, ce qui ne laissait pas d'être assez fatigant sans être extraordi-
nairement récréatif pour elle. Et les premières chaleurs du printemps com-
mençaient à se faire sentir !
Quand vint le moment d'aller faire une petite excursion à la solfatare
de Pouzzoles et à la grotte asphyxiante du chien, le prince voulut absolu-
ment emmener Blikendorf pour faire des expériences sur lui. Sur le refus
de Blikendorf, que sa passion retenait à Naples, il dut se contenter d'expé-
rimenter sur lui-même et sur sa compagne la puissance des vapeurs délétères
dégagées par le sol de la célèbre grotte. Tulipia y gagna une migraine
abominable que le prince soigna à sa façon en revenant à Naples à bride
abattue dans le corricolo, dépourvu de son lest habituel de bons moines,
manière énergique de faire descendre le sang.
Le "lendemain, le prince décida que l'on irait au Vésuve. L'éruption était
dans son plein ; un fleuve de laves descendait sur la ville de Torre del Greco,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
369
habituée à ces sortes d'inondations, et brûlait tout un morceau des faubourgs.
Sur ks côtés opposés à l'éruption, on pouvait encore escalader la montagne
et arriver très près du cratère.
Cabassol, habitant avec Miradoux et les deux clercs le même hôtel que
le prince et la volage Tulipia, suivait discrètement
tous les faits et gestes de son rival, épiant, sans réus-
sir à la trouver, une occasion de tête-à-tête avec Tu-
lipia. Quand il apprit que le prince avait manifesté
l'intention de monter au Vésuve, il espéra que les ha-
sards d'une excursion accidentée lui fourniraient cette
occasion tant cherchée. Il connut à l'avance tout le
programme de l'excursion; il sut que le prince avait
retenu deux guides qui étaient venus se proposer à
l'hôtel, et que l'ascension devait être faite par Résina,
l'antique Herculanum, en côtoyant à peu de distance
le torrent de laves lancé sur Torre del Greco.
'^A
Livraison des dons en nature à la souscription au profit des malheureux Calabrais.
Liv. 47.
370 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
San? tarder, Cabassol prit ses dispositions. 11 partit par le chemin de fer
avec ses compagnons une heure avant le prince, et s'arrêta à Résina pour
l'attendre.
Il n'est rien d'animé comme une arrivée dans une de ces petites villes
des environs de Naples, points de départ de nombreuses excursions. C'est
une véritable bataille à livrer avec une armée d'individus hospitaliers qui
se disputent le voyageur à coups de pied et à coups de poing , pour le
brosser, le cirer, le promener, le porter, le nourrir, lui donner des conseils
et des puces, lui fournir des ânes, des chevaux ou des voitures, ou même
ne lui rien fournir du tout, et, si faire se peut, le débarrasser de son
bagage lourd et gênant, ainsi que de son portefeuille.
Cabassol et ses amis se tirèrent à merveille de ce combat, en y laissant
un parapluie et un petit sac que Miradoux portait en bandoulière et qui
était destiné à contenir des échantillons de lave et des petits morceaux de
Pompéï, promis par lettre à des amis.
Nos amis échurent à quatre Iazzaroni résiniens et à quatre ânes de mine
patibulaire, les uns comme les autres. Sous un prétexte quelconque, Cabassol
fit attendre la caravane jusqu'à l'arrivée du prince et de Tulipia.
Lorsque ceux-ci descendirent de chemin de fer, ils n'eurent pas à subir
l'assaut des obligeants malandrins de la gare, leurs guides retenus les atten-
daient avec des montures. -»
Ce fut alors que Cabassol se présenta devant Tulipia en feignant la plus
grande surprise.
— Comment, chère madame, vous ici! Quel heureux hasard! Vous
embellissez le ciel de Naples!
— Monsieur! fit Tulipia en s'inclinant un peu gênée.
— Vous allez admirer les sublimes horreurs de l'éruption? Nous allons
être compagnons de route ; mes amis et moi, nous marchons droit au Vésuve
aussi, reprit Cabassol, qui ajouta tout bas, de manière à être entendu seu-
lene.nt de Tulipia : Perfide, j'ai voulu vous revoir!
Tulipia fit faire un brusque écart à son mulet.
— Quel est ce monsieur? demanda le prince.
— C'est... c'est un créancier! répondit tout bas Tulipia.
— Un créancier! A-t-il sa note?... je vais le solder!
— Non, non, je me charge de ce soin.
Le prince, après un salut très sec, mit son mulet au trot et partit en
avant. Tulipia et les guides le suivirent, et après eux la caravane Cabassol
s'ébranla en laissant une petite avance au prince.
La montée du Vésuve jusqu'à l'ermitage San Salvador demande à peu
près une heure et demie. A l'ermitage il faut déguster le lacryma-christi
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
371
traditionnel; le prince n'y manqua pas. Quand la caravane CaLassol, qui
s'était laissé distancer, atteignit l'ermitage, elle trouva le prince, Tulipia et
leurs guides en train de boire le vin célèbre.
Le prince posait a ses guides des questions suggérées par sa passion pour la
couleur locale.
— Avez- vous encore des brigands au Vésuve? Je voudrais en voir..., je
paierai ce qu'il faudra.
— Oh ! Excellenza, des brigands ! la vostra Excellenza veut rire, il n'y en
a plus depuis longtemps !
( n**
Je veux qu'on me dépouille!
— Quoi, pas de brigands du tout?
— Non, Excellenza !
— Même pas de tout petits voleurs ?
— Du tout, Excellenza ! Tous braves et honnêtes gens dans ce pays ! de
pauvres travailleurs, pas voleurs du tout 1
— Tant pis !
— Oh ! la vostra Excellenza pourrait se promener avec tout son argent
dans tous les sentiers du Vésuve, la plus entière sécourita r la voslra Excel-
lenza a-t-elle tout son argent? ce serait plus prudent que de le laisser à Naples
où il y a des pickpockets qui viennent d'Angleterre pour faire du tort aux
pauvres napolitains ! C'est ce que l'on dit toujours aux seigneurs voyageurs...
mais ils ne veulent pas le croire ; et quand il arrive des accidents de porte-
feuille, ils mettent cela sur le dos des pauvres napolitains !
Le prince parut contrarié de ne pouvoir au moins espérer la rencontre d'un
simple voleur ; il se leva et donna le signal du départ.
— A la lave ! dit-il.
372
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Cabassol et ses amis firent les .liba-
tions d'usage et laissèrent leurs ânes à
l'ermitage pour se diriger à pied vers la
coulée de laves. Le soleil avait disparu
caché sous un épais nuage de cendres
^J A XJ' i V qui tourbillonnaient mêlées à des étin-
celles et à des scories lancées en l'air par
le volcan. Vers le cratère, au centre delà
nuée sombre, un énorme feu étincelait,
etlalave, comme une fontaine, coulait les
longs jets sur la pente.
A quelque distance, le petit groupe
formé par le prince et par les guides
était arrêté ; le prince voulait aller plus
avant, mais les guides refusaient et,
proposaient de conduire par un détour à
un escarpement qui permettrait de do-
miner l'éruption. L'insistance des guides
eut raison de l'entêtement du prince,
.Michel et Tulipia s'engageaient sur les pas de leurs guides dans un ravin
pierreux, lorsque la caravane Cabassol les rejoignit.
Miradoux en pêcheur napolitain.
m ; '
Tulipia rcvùluc du costume piirne.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
373
— Mais nous descendons ! dit Cabassol.
— C'est pour mieux remonter, signons, allez toujours. Tenez là-bas, ou
vous voyez une casa, nous nous arrêterons !
Au bout d'un grand quart d'heure de marche, dans le ravin tourmenté et
encombré de pierres, on arriva à la casa. C'était une masure à l'apparence
abandonnée, sans toit et presque sans fenêtres.
Le prince et Tulipia s'étaient arrêtés, la caravane Cabassol en fit autant*
— Entrez donc, signori ! dirent les guides.
— Qu'est-ce encore? demanda le prince, du lacryma-ehristi?
Le signor Rodolfo Reccanera.
— Oh ! fît tout à coup Cabassol qui venait de regarder par une des ou-
vertures de la casa.
— Allons! entrez doncl firent les guides en poussant assez peu respec-
tueusement leurs voyageurs dans la maison.
Cabassol obéit comme les autres, mais il eut le temps de laisser tomber
derrière une pierre, un objet qu'il tira précipitamment de sa poche.
Les voyageurs poussèrent des exclamations diverses. Dans l'unique pièce
de la casa démantelée, six hommes armés jusqu'aux dents les attendaient.
— Des brigands ! s'écria le prince, ah I je savais bien qu'il devait encore y
en avoir.
— Des brigands ! gémit Tulipia en se préparant à s'évanouir.
La caravane Cabassol se serra autour de son chef. Les têtes bronzées des
brigands, leurs barbes noires et les dents blanches qu'ils découvraient dans un
féroce rictus, les ceintures rouges et leur garniture de gros pistolets et de
poignards, uniforme complété pour chacun par une petite carabine à pierre,
374 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
dont ils s'amusaient à faire jouer la batterie, tout cela fit cruellement tressaillir
les fibres des voyageurs.
— Superbes 1 s'écria le prince, en voilà de la couleur locale ! quelles têtes
de chenapans, ces brigands !
Six crosses de carabines s'abattirent violemment sur le sol, les brigands
roulèrent des yeux furieux et montrèrenCleurs dents blanches.
— Plus bas ! plus bas ! Excellenza, s'écria l'un des guides, vous allez les
mettre en colère.
Un homme auquel les voyageurs n'avaient pas fait attention, parce qu'il
n'avait pas de barbe noire, pas de ceinture rouge garnie et pas de carabine,
s'avança vers eux.
C'était un petit homme tout rond, tout guilleret et tout sautillant, habillé
tout en coutil blanc, comme un petit bourgeois aisé. Il calma d'un geste les
brigands à barbe noire et s'adressa le chapeau de paille à la main, aux
voyageurs.
— Ah! quelle errore est cela! dit-il en français panaché d'italien,. quelle
errore ! Des brigands ! avez-vous dit, Excellenza? Mais il n'y en a plus depuis
longtemps! Ils ont foui devant le progrès et la civilisazione... Ma, scuzate mi,
je vous tiens debout, vous devez être fatigués... C'est un oubli, une simple
négligence ! Je sais trop l'honneur que vous me faites en venant me rendre
une petite visite... Jacopo! des sièges...
Un des six gaillards barbus remit sa carabine à son voisin et se précipita
perrière la cabane par une brèche ; il revint une minute après chargé de
chaises de paille en bon état, qu'il poussa devant les voyageurs.
— Jacopo ! dit sévèrement le gros homme, il y a oune signora I Corpodi
bacchoîoù avez-vousl'esprit, mioraro,apportezle fauteuil pour la signora!...
Jacopo murmura sourdement des excuses dans sa barbe et se précipita. Le
gros homme saisit le fauteuil qu'il rapporta et l'offrit avec grâce à l'infortunée
Tulipia.
— Plus de brigands ! reprit le prince, et Jacopo ? N'a-t-il pas tout à fait la
mine d'un parfait sacripant? je ne pourrais imaginer un type de brigand plus
réussi...
— Ah ! Excellenza ! que vous êtes dour pour ce povero Jacopo ! heureu-
sement il ne comprend pas le français ! ça lui ferait trop de la peine ! Oun si
brave homme!
— Eh bien, alors, si Jacopo et ses camarades ne sont pas des brigands,
pourquoi ont-ils des carabines, des pistolets et tant de poignards
— Excellenza, je vais vous le dire ! Ce sont de pauvres gens, ils viennent de
loin, des montagnes de la Calabre, et pour se nourrir en route, quand ils ren-
contrent un lapin, ils tirent dessus. Ils sont très adroits
~ I
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
375
— Vraiment ! Et de temps en temps, n'est-ce pas, ils confondent les voya-
geurs avec les lapins?
— C'est arrivé bien rarement, bien rarement! Et ce n'était pas leur faute,
ils sont un peu myopes... Mais je vois que vous les prenez encore pour des
voleurs, ça me fait de la peine, je vais tout vous dire I Tel que vous me voyez
je suis un bon bourgeois de Naples, un petit rentier, un tout petit rentier... Je
m'occupe de bonnes œuvres, che voleté I j'aime l'humanité, je suis un philan-
thrope ! Je me suis dit il y a beaucoup de pauvres gens dans la Galabre, je
En témoignage de ses égards et de ses bontés, nous lui délivrons le présent certificat.
vais ouvrir une souscripzione à leur profit... Il vient beaucoup d'étrangers à
Naples, oun si beau pays, les seigneurs voyageurs sont riches, je vais les
implorer pour ma souscripzione !...
— Une souscription ! s'écria Miradoux, je mets trois francs!... je désirerais
m'en aller, je vous demande pardon, mais je suis pressé 1...
— Tout à l'heure, signor, et j'espère que vous serez plus généreux...
tenez, c'est bien triste, il y a deux jours que Jacopo n'a pas mangé ! Montre tes
dents, Jacopo !
Jacopo montra ses longues dents et frappa sur son ventre de façon à faire
mtentir toute la ferraille de sa ceinture.
— Je suis très content ! fit le prince, mais, mon Dieu, ne faites pas tant de
façons, avouez donc tout bonnement ciue vous êtes des voleurs!...
— La Vostra Excellenza est cruelle... elle se trompe sur les apparences...
376
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Jacopo et ses amis ont mauvaise mine, mais c'est parce qu'ils sont mal nourris ;
ils ne volent pas, ils implorent les voyageurs et recueillent les souscriptziones.
Je vous l'ai dit, j'ai ouvert une souscriptzione au profit des indigents de la
Calabre... tenez, je vais vous faire voir les listes... Jacopo, le registre 1
Jacopo sortit encore et revint avec un gros volume à reliure verte et à
— Tenez I fit le gros homme. Voyez, SOUSCRIPTION AU PROFIT DES
INDIGENTS CALABRAIS, jetez un coup d'oeil sur les listes... tous les sei-
gneurs étrangers qui viennent au Vésuve tiennent à figurer sur nos registres...
j'habite une petite villa sur le bord de la mer, une modeste villa avec des
fleurs et la vue de la mer Tyrrhenienne aux flots bleus... mais j'ai des em-
ployés à Naples qui vont chaque jour dans tous les hôtels, s'informer des
seigneurs voyageurs ; quand il doit y avoir des excursions au Vésuve ou dans
la montagne, je quitte ma maison de campagne, je viens présenter mes res-
pects aux voyageurs et solliciter leur souscriptzione..., jamais personne ne
me refuse, j'implore si bienl... ahl la philanthropie est une belle passion
elle donne de l'éloquence.
Cabassol et le prince s'approchèrent seuls et feuilletèrent le registre.
— Voyez..., 1er mars. M. le baron de Saint-Falot et Mme la baronne,
725 fr. 35, plus un billet de 40 lires douteux... un paletot, un pardessus, un
gilet et un pantalon, une robe, un manteau et différents effets de lingerie,
une montre et divers bijoux... 2 mars, lord Scarborough, lady Scarborough
f t.leurs deux filles 2,345 fr. 70, une longue vue,
deux lorgnettes, trois sacs, six bouteilles de
lacryma-chrisli, deux boîtes de homard, deux
poulets rôtis, une bouteille de café concentré,
un complet pour homme, trois robes, trois
plaids, quelques divers objets de toilette et
trois chignons blonds... On a offert jusqu'aux
chignons 1 3 mars, mauvaise journée. M.
Achille Dublocq artiste peintre 18 fr. 25,
pantalon, paletot et gilet de toile, un album
neuf... Vous ai-je dit que nous recevions aussi
les dons en nature?
— Non, mais je le vois, fit le prince.
— Dons en argent et en nature, tout cela
ira à mes protégés, les indigents de la Calabre !
j'espère que vous serez aussi généreux que les
autres voyageurs... c'est que nous avons des
L'uister de Païamède. frais, voyez-vous ! à tous nos souscripteurs,
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
.t. --^r^' j-C =^--:---^. —'- --—
~Vve 5 ^ 1$AX ftjrf. i<~
Voyageurs descendant du Vésuve après avoir souscrit en faveur des indigents de la Calabro
Liv. 48.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
379
nous remettons en souvenir un costume de pêcheur napolitain... Voyons,
messieurs, qui est-ce qui commence, la caisse est ouverte ! Tenez, Jacopo, à
monsieur là-bas qui nous a déjà offert trois francs...
Jacopo mit la main sur l'épaule de Miradoux.
— Messieurs, résistons-nous? demanda tout bas Cabassol à ses amis.
— Par exemple ! s'écria Tulipia.
— Ce n'est pas mon avis non plus, souscrivons, alors !
— Moi, dit le prince, je veux qu'on me vole avec des violences légères.
Je ne donnerai rien, il faudra qu'on me dépouille.
Arrivée poétique à Venise.
-—.A lout à l'heure, Excellenza, répondit le gros homme, on fera comme
vous voudrez, nous avons souvent des voyageurs anglais qui tiennent aussi
aux actes de violence.
Miradoux, très ému, était disposé à s'exécuter de bonne grâce. Il tendit à
Jacopo son porte-monnaie.
— Cent trente-huit francs vingt-cinq, inscrivit le gros homme, voyons
maintenant, dons en nature, vous avez de bien belles bottes...
— Si elles vous font plaisir! balbutia Miradoux, elles sont toutes neuves..,
elles me gênent, même..
— J'accepte, elles feront le bonheur d'un pauvre diable qui vous bénira
Yous avez un paletot qui vous va très très bien...
380
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Si vous y tenez I fit Miradoux gêné par l'œil terrible que Jacopo faisait
peser sur lui.
— Je suis confus, mais j'accepte encore... Ab, le beau gilet! permettez
que j'admire... bonne étoffe, bonne coupe...
— Je... j'allais vous l'offrir, dit encore Miradoux...
— Je vous remercie, je connais au fond de la Calabre, un brave et digne
garçon qui le portera toute sa vie en souvenir de vous... je l'inscris... laissez
la montre, ça doublera son plaisir. Mais j'y pense, vous ne devez plus tenir
Cher les capucins.
beaucoup au pantalon, vous avez offert le reste, c'est un costume dépareillé...
vous nous l'offrez n'est-ce pas ?
— Oh ! fit Miradoux scandalisé.
Tulipia, le prince, Cabassol et les autres ne purent s'empêcher de sourire
malgré la gravité de la situation.
— Bah! nous allons vous donner un charmant costume napolitain... Et
songez que des familles entières vous béniront, là-bas dans la montagne ! ah,
vous avez un bon tailleur... vous voulez passer dans une autre pièce? mais
certainement ! Jacopo, emmenez monsieur de l'autre côté pour recevoir les
dons en nature.
Miradoux accablé, suivit le farouche Jacopo, pendant que le gros homme
passait à un autre voyageur.
Un éclat de rire général signala la rentrée de Miradoux après cinq minule3
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
381
d'absence. Comme l'avait dit le gros homme, Jacopo, après l'avoir dépouillé
de tous ses effets, lui avait fait cadeau du souvenir annoncé, un costume
Le palais Trombolino et ses poétiques souvenirs.
complet de pêcheur napolitain, c'est-à-dire une chemiso de grosse toile, un
caleçon et des espadrilles.
Tulipia et le prince se tordirent de joie sur leurs chaises.
— Àh ! que je m'amuse ! s'écria le prince, la voilà, la vraie couleur locale !
382 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
je suis cachante, je promets une gratification aux guides qui nous ont ame-
nés ici I
— Laissez, excellenza, fit le chef des voleurs, ce soin nous regarde, nous
récompenserons ces braves garçons..
Les deux clercs de notaire venaient de passer au bureau, ils ne souscri-
virent à eux deux que pour trente-huit francs, ce qui fit faire la grimace au
teneur de livres.
— Donnez-leur le costume n° 2, dit-il à Jacopo.
C'était le tour de Gabassol.
— Voilà, fit notre ami en tirant de son gilet quelques pièces d'or mêlées à
du billon, et à des petits billets de banque napolitains.
— 225 fr. 35, inscrivit le gros homme, et pour les dons en nature, que
dois-je inscrire? Gomme ces messieurs n'est-ce pas, vous offrez tout pour les
pauvres indigents de la montagne?
— J'offre tout ! répondit Gabassol, et en outre j'ai une petite proposition
à vous faire...
— A vos ordres, Excellenza, répondit le gros homme en suivant Cabassol
dans un coin.
— Écoutez, dit tout bas Gabassol, voulez-vous me laisser partir avec la
dame que voilà en retenant tous les autres ici jusqu'à demain ? je vous offre
dix mille francs!...
— C'est une jolie somme, fit le gros homme, il y a de quoi soulager bien
oes misères, mais une fois à Naples vous oublierez de nous les payer...
— Et si je vous les payais comptant?
— Ce serait une belle journée pour notre souscription...
— Suivez-moi, je vais vous les remettre !
Cabassol entraîna le gros homme derrière la cabane et se baissant, ramassa
derrière une pierre son portefeuille qu'il y avait jeté avant d'entrer dans
l'antre.
— Vous nous faisiez des cachotteries 1 fit le gros homme en palpant le por-
tefeuille, quelle indélicatesse, fi! Les voyageurs sont quelquefois peu scru-
puleux.,, je vais inscrire vos dix mille francs...
— Et vous ferez ce que je vous ai demandé?
— Monsieur, pour qui nous prenez-vous! Et la morale? Je suis pour la
morale, moi, monsieur, et mes employés aussi, nous recevons les souscrip-
tions, et c'est tout, nous remercions les voyageurs ensuite et nous les remet-
tons sur la route de Naples.
— Vieux filou ! grommela Cabassol.
— La vostra Excellenza a souscrit pour une si jolie somm e qu'elle peut se
permettre quelques invectives à l'égard de mon humble personnalité... Je
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
383
souffrirai en silence!... Votre Excellence veut-elle suivre Jacopo, qui attend
les dons en nature?
— C'est mon tour? demanda le prince, je donne tout, mais je demande à
être dépouillé, qu'ils se mettent à quatre... ai-je le droit de donner quelques
coups de poing?
— Si Votre Excellence y tient, je vais les prévenir... mais pas trop fort, ce
sont des pères de famille !
Jacopo, et trois de ses camarades se jetèrent sur le prince qui en envoya
deux à terre d'un coup de pied et d'un coup de poing bien dirigés; les deux
autres se cramponnèrent à lui.
— Encore, fit le prince, ce n'est pas assez!
Mais les brigands s'étaient relevés, chacun d'eux saisit vigoureusement
une jambe du prince, les deux autres lui empoignèrent les bras après avoir
reçu et rendu encore quelques bourrades.
— Passez le portefeuille, fit le gros brigand, passez la montre et les
bagues... Excellenza, vous en avez une en cheveux, à notre grand regret nous
ne pouvons pas la recevoir.
Tulipia sourit.
— C'est de mes cheveux, et j'en ai encore, dit-elle.
— Je l'accepte alors, à titre de souvenir, fit galammentle gros homme, en
posant la main sur son cœur.
3S4 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Et maintenant, si son Excellenza veut passer aux dons en nature?
— Je demande qu'on me porte I s'écria le prince, je veux qu'on me
dépouille avec violence I
— Nous n'avons rien à vous refuser, Excellenza... Jacopo! enlevez Son
Excellence.
Les quatre bandits soulevèrent le prince et le portèrent derrière la ma-
sure.
La livraison des dons en nature dura un bon quart d'heure, le prince était
exigeant, il voulait une somme de violence suffisante pour lui donner l'illu-
sion d'une vraie bataille
— Dépêchons-nous! fit le chef, l'après-midi se passe...
Le prince rentra enfin complètement dépouillé de ses habits et revêtu à la
place d'un caleçon de pêcheur et d'un bonnet rouge.
— Superbe! fit Tulipia, mon petit Mich, vous êtes splendide !
— Il ne reste plus que Madame, dit le gros homme, si Madame veut
passer à la caisse... nous disons?
— Je n'ai que cinq cents francs, dit Tulipia, en jetant son porte-monnaie.
— Madame, il y a de quoi nourrir une famille tout un hiver! la Galabre
vous remercie par ^a voix... Et les bijoux, bagues, médaillons, porte-
bonheur?...
— Voilà !
— Il y en a quelques-uns en toc... y jus les avez achetés à Naples? C'est
honteux pour mes compatriotes... je suis confus... enfin, je les accepte tout
de même, madame, soyez bénie!... Pour les effets de toilette, je suis sûr que
je ne ferai pas en vain appel à votre bon cœur...
— Sans doute! sans doute! fit Tulipia, mais dites-moi?... est-ce que vous
allez me mettre dans le même état que ces messieurs...
— Oh! signora ! pouvez-vous penser des choses pareilles... Hélas! nous
n'avons que des costumes de pêcheur, les ressources de la souscription sont
si bornées!... Mais, pour vous être agréable, je me permettrai de vous offrir
en plus un superbe fichu jaune?
— Est-ce que c'est Jacopo qui va recevoir les dons en nature?
— Signora, c'est un garçon charmant et discret, il va vous conduire dans
le magasin aux dons en nature, et pendant que vous vous débarrasserez des
objets de toilette que vous voulez bien nous offrir, il regardera le sommet du
Vésuve...
— Allons! Jacopo, je te suis... Vous me jurez, n'est-ce pas, qu'il n'est pas
méchant?... s'il ne mord pas, je le prierai de m'aider à retirer mes bottines,
il regardera le paysage après!
— Excellent 1 splendide! charmant! répétait le prince, je ne me suis
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
3S5
jamais autant amusé! que je suis donc content, ces voleurs napolitains sont
exquis! Et dire que je ne comptais plus en rencontrer!...
Cabasso) ne disait mot, furieux d'avoir vu sa proposition repoussée par
Tulipia, je t'aime avec toute l'ardeur d'un Trombolino du
seizième siècle!
le formaliste chef des voleurs, et d'avoir ainsi
sacrifié dix mille francs en pure perle. — Miradoux et les autres clercs,
transformés aussi en pêcheurs napolitains, avaient hâte, quoique revenus de
leur frayeur, d'être rentrés à Naples.
Liv. 49.
On entendait Tulipia discuter derrière la cabane avec Jacopo sur les effets
à livrer et sur le costume napolitain à recevoir en retour, elle était difficile et
cherchait ce qui lui allait le mieux. Enfin elle reparut suivie de Jacopo. Cam-
pée sur la porte, les mains dans les poches et le torse en arrière, elle rit aux
éclats et fut quelques minutes avant de pouvoir reprendre son sérieux.
C'était bien le plus joli et le plus coquet de tous les pêcheurs napolitains
présents, passés et futurs, avec ses larges calezones, retroussés aux genoux,
sa ceinture rouge et son bonnet...
— Bravo! s'écria le prince.
— Tous mes compliments, madame! fit tristement Cabassol, vous portez
le travesti à merveille.
— Masaniello jeune ! dit Miradoux en s'inclinant.
Et maintenant que nous avons terminé, reprit l'obèse chef des voleurs,
plairait-il à Leurs Excellences de me signer un petit certificat?
— Un certificat? pourquoi faire?
— Pour la régularité, Excellence, et pour ma satisfaction personnelle...
Chacun ici-bas est exposé à la calomnie, le monde est si méchant, moi je
liens à me mettre à couvert... supposez qu'un jour on cherche à me faire de
la peine, mes certificats témoigneront de la pureté de mon cœur!... Tenez,
Excellenza, voici le registre aux certificats, lisez... voici un des derniers :
Nous soussignés, Jean Théodule du Tilleul et Louise Anna Bertfiier, rentiers
à Paris, en ce moment en voyage de noce en Italie, certifions n'avoir eu qiïà
nous louer et féliciter des rapports que nous avons eus, dans le cours de notre
excursion au Vésuve, avec le signor Rodolfo Roccanera — notamment à l'occasion
de notre participation à la souscription en faveur des indigents de la Calabre,
ouverte par ce généreux signor.
En témoignage de ses égards et de ses bontés, nous lui délivrons le présent cer-
tificat.
du Tilleul, Anna Berthier.
kota. Les costumes de pécheur napolitain que le signor Roccanera nous a offerts en sou--
venir sont d'une fraîcheur délicieuse en cette saiso?i.
DU T. A. B.
— C'est très bien, dit le prince après avoir parcouru quelques certificats à
peu près identiques dans la forme, nous allons vous délivrer une attestation
collective.
Miradoux prit la plume et formula le plus élogieux des certificats que
toute la société parafa sans protestation.
— Maintenant, messieurs, il ne nous reste plus qu'à vous remercier, dit
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
387
le signor Rodolfo avec le plus gracieux des sourires, je baise la main de la
très charmante signora et je dis : au bonheur de la revoir! Jacopo, recondui-
sez les Excellences jusqu'au bon chemin.
Jacopo prit sa carabine et fit signe qu'il était prêt.
Tous les voyageurs, à l'exception du prince, poussèrent un soupir de satis-
faction en sortant de la cabane où ils avaient été si poliment et si complète-
ment dévalisés. Les voleurs, debout sur le seuil, agitèrent leurs chapeaux en
signe d'adieu.
Jacopo marchait en avant.
— Attendez, fit le prince, quand il vit que les voleurs étaient rentrés dans
la cabane.
(•■////
fliiii
, L'arrivée du diner.
Et il revint un peu en arrière en paraissant chercher quelque chose dans
les tas de pierres qui encombraient le ravin.
— Voilà, fit-il en revenant avec un paquet, pendant que Jacopo avait le
dos tourné, quand je livrais les dons en nature, j'ai aperçu ce vêtement dans
un coin et je l'ai jeté au loin pour le retrouver en partant. C'est un ulster
presque neuf, je vais l'offrir à ma charmante Tulipia, si son costume de
pêcheur napolitain lui semble un peu léger.
— Merci," mon petit Mich, dit Tulipia en endossant l'ulster
Il parut à Gabassol, qui la contemplait avec la tristesse d'une âme navrée.,
que cet ulster ne lui était pas complètement inconnu.
— Tiens, fit Tulipia, il y a des papiers dedans... une carte de visite :
PALAMÈDE HURSTLEY
— Allons bon! s'écria Gabassol, encore le^ Américains! Ils sont à Ne pies
puisque voici l'ulster de Palamèdel II n'y a pas autre chose dans les poches?
— Non, répondit Tulipia en dissimulant un petit papier qu'elle venait de
lire et qui n'était rien moins que la promesse d'épouser miss Lucrezia Blooms-
big, signée par Gabassol I
Jacopo parut assez surpris, en se retournant, de voir Tulipia revêtue de
l'ulster de Palamède; il balbutia quelques réclamations, en baragouinant
dans un patois cosmopolite, que ce vêtement avait été offert, la veille, à la
souscription par un généreux voyageur et que le signor yadrone ne serait pas
content...
Mais le prince tint bon et refusa de rendre l'objet volé aux voleurs; le bon
Jacopo se résigna ; il indiqua aux voyageurs un sentier qui devait les conduire
en une petite heure à Portici, et prit congé d'eux.
Le prince ne se hâtait pas de prendre la route de Portici; retourné vers la
montagne, il suivait Jacopo de l'œil d'un air d'hésitation.
— Eh bien, qu'attendons-nous? demanda Tulipia, vous ne pouvez plus
vous séparer de Jacopo, maintenant.
— Non, répondit le prince, ce n'est pas cela, je regardais ce sacripant de
Jacopo parce que...
— Parce que?
— Parce que j'avais envie de lui voler sa carabine... pour avoir un sou-
venir de nos voleurs.
Le soir venait et la fraîcheur en même temps, sous leurs légers vêtements
les voyageurs commençaient à sentir le froid se glisser. Heureusement, les
premières maisons de Portici apparurent bientôt.
— Mais, fit tout à coup Gabassol, comment allons-nous regagner Naples?
- Le chemin de fer, dit Miradoux.
— Et de l'argent? nous n'avons plus un sou...
Le prince éclata de rire, pris d'un accès de joie folle.
— Une aventure complète ! s'écria-t-il, nous allons mendier sur la route.
— Allons demander l'hospitalité à un couvent de capucins quelconque,
proposa Tulipia, il y aura bien des puces, mais enfin...
— Non ! reprit le prince, cherchons un corricolo, nous payerons à l'hôtel.
Quelle chance que Blikendorf ne soit pas venu avec nous, lui qui tient la
caisse !
Un corricolo, découvert à Portici, reconduisit tous les voyageurs à leur
hôtel, le prince toujours plein de joie, Gabassol et ses compagnons très en-
nuyés. Leur arrivée en costume de pêcheurs napolitains fit quelque bruit;
l'aventure mit en gaieté tout le monde, hôtelier, garçons, voyageurs et gen-
darmes. Le prince, Tulipia et Blikendorf dînèrent comme d'habitude dans
leur appartement; Cabassol et ses amis, après un léger repas, allèrent se
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
389
coucher en proie à une contrariété violente et à des rhumes de première
force contractés sous le costume pittoresque, mais beaucoup trop léger, de
pêcheurs napolitains.
Quand il s'éveilla, le lendemain vers dix heures, Gabassol sonna pour de-
mander de la tisane pour tout le monde.
■ 11
Le portrait de la douce et mélancolique Bianca
— Eh bien, signor, dit le garçon qui apporta la tisane, vous savez, vos
compagnons de malheur au Vésuve...
— Eh bien?
— Eh bien, ils viennent de partir. Son Exellence, dans son contentement,
nous a donné une belle gratification, mais elle n'a pas voulu rester à Naples,
parce que, après l'aventure d'hier, rien ne lui semblait plus intéressant...
— Vite, fermons les malles et partons! s'écria Gabassol.
— Impossible! dit Miradoux survenant, nous n'avons plus un sou, il faut
que nousrestions en attendant lesfonds que je vais demander par télégramme
à Me Taparel... Je vais emprunter trois francs au garçon pour aller au télé-
graphe I
390
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
IV
Les agréments du palais Troniboiino-Trombolini.
Trap de gondoles. — Touchante histoire de la tendre Bianca Trombolino.
Rats, hiboux, spectres et courants d'air.
Nous sommes à Venise, la fille étincelante de l'Adriatique, la ville des
amours, des gondoles, des palais à arcades mauresques, la terre classique do
la poésie et des patriciennes rousses et passionnées...
Premier repas dans le palais Trombolino.
Il pleut. A Paris nous dirions il pleut à verse, mais à Venise nous n'oserions
employer cette expression qui manque de couleur poétique. Il pleut d'une
façon désastreuse qui met la mort dans l'âme à tous les étrangers, il pleut sur
les palais du grand canal comme si le Seigneur leur vidait le canal Orfano
sur la tête; le pont triangulaire du Rialto voit couler sur chacun de ses ver-
sants des torrents qui lui donnent un petit air alpestre ; Venise est lamentable,
les flots de madame sa mère, l'Adriatique, battent mélancoliquement les dalles
du quai des Esclavons ; sur sa colonne, le lion de Saint-Marc fait de l'hydro-
thérapie et saint Théodore, son voisin de l'autre colonne, grelotte tristement
avec son crocodile...
Les coupoles de Saint-Marc brillent sous un ruissellement d'eau qui les
iave à grandes cascades; plus de pigeons voltigeant en haut du campanile ou
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
391
picotant le grain devant la loggietta; plus de jolies bouquetières fleurissant
les seigneurs étrangers, plus de cicérones empressés, de gondoliers flânant à
travers les arcades, et même plus d'étrangers prenant des glaces devant le
café Florian...
Il pleut!
Un navire du Lloyd autrichien mouillé — oh! oui, mouillé! — entre la
piazzetta et l'isola San-Giorgio disparaît dans la buée de l'averse, les bateaux
Le» rats se familiarisaient.
pêcheurs rangés au quai des Esclavons, avec leurs voiles — multicolores et
flamboyantes les jours de soleil — ressemblent en ce jour humide à de vieux
parapluies hors de service.
Cependant, sur la surface troublée du grand canal, quelques noires embar-
cations circulent sous la pluie, ce sont les gondoles qui reviennent de là sta-
tion du chemin de fer où le train vient d'arriver. Ces gondoles sont chargées
de malles, de caisses recouvertes de toiles, des têtes de voyageurs curieux et
attristés se distinguent vaguement par les petites fenêtres ; à l'avant et à l'ar-
rière, les gondoliers jouent de l'aviron.
Ils sont lugubres, ces gondoliers, avec leurs cabans à capuchon et leurs cha-
peaux de toile cirée; non! vraiment, il n'est pas possible que ces gens-là
sachent pincer de la guitare et qu'ils soient quelquefois amoureux.
Dans une de ces gondoles, trois personnes sont installées tant bien que
mal, le prince de Bosnie et la charmante Tulipia Balagny dans le fond, M. de
392 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Blikendorf à l'entrée, se défendant contre la pluie qui fouette, avec un para-
pluie tenu de côté.
Personne ne dit mot. Le prince est furieux contre cette pluie qui lui gâte
Venise, Blikendorf songe qu'il est en retard dans la correspondance qu'il en-
traient avec la cour de Klakfeld et avec la cour de Bosnie pour faire prendre
patience à toutes les deux ; Tulipia est mélancolique.
Voilà trois semaines qu'ils ont quitté Naples après avoir été si délicieuse-
ment dévalisés par la bande du signor Rodolfo Boccanera. — Dès le lende-
main de cette aventure ils ont faussé compagnie àCabassol, avec lequel il ne
pouvait convenir au prince ni à Tulipia, de continuer des relations commen-
ces chez les brigands dans la montagne, par suite d'un grave manquement à
l'étiquette.
Pendant ces trois semaines, le prince a poursuivi la couleur locale partout
où il a eu l'espoir de la rencontrer. Il est resté deux jours dans un couvent de
capucins entre Rome et Naples, mais tout à fait incognito, avec le fidèle Bli-
kendorf et Tulipia habillée en homme. Mais le troisième jour, le prince s'est
fait mettre à la porte et il est allé à Rome, où il a fatigué Tulipia dans les
musées. D'une nuit passée dans les ruines du Golysée, il est résulté pour Tu-
lipia une attaque de grippe qui l'a tenue deux jours au lit. Après huit jours
d'excursions à toutes les ruines du dedans et du dehors ou dans les catacom-
bes, le prince a consenti au départ et toute la caravane est partie pour Venise
à petites journées.
— Blikendorf, mon ami, dit enfin le prince, je ne suis pas content! que
signifie cette pluie? Est-ce convenable pour une entrée à Venise?
— Monseigneur, ce n'est pas ma faute...
— Vous pouviez organiser autrement notre arrivée...
— Monseigneur, il faisait beau à Vérone à notre départ, et vraiment je ne
pouvais me douter...
— Allons, allons, il y a de la négligence! Vous auriez dû partir en avant
vérifier l'état de l'atmotsphère, et nous organiser une arrivée plus couleur lo-
cale. J'aurais voulu de la musique... Enfin, il faut tout faire par soi-même,
Blikendorf, je vous retire ma confiance, je me charge d'organiser notre séjour
moi-même... Voyons, où nous conduit cette gondole?
— A l'hôtel, parbleu ! fit Tulipia.
— A l'hôtel! mais vous n'avez donc nulle poésie dans l'âme? A l'hôtel à
Venise, à Venezia!
— Monseigneur, fit Blikendorf, nous allons à un très bon hôtel, lAlbergo
du Conseil des dix, cuisine française, appartements confortables...
— Je me moque du confortable, vous le savez bien ! Être prosaïque, vous
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Première nuit àana le palais Trombolino-Trombolini.
LlV. 50.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 335
êtes à Venise et vous voulez de banales chambres d'hôtel, de la cuisine fran-
çaise, du confortable anglais... Allons donc! nous sommes à Venise, la ville
des doges, la cite féerique, poétique et fantastique... Je veux que notre séjour
soit un poème en action, je veux nager dans le romantisme le plus effréné 1
— Mon petit Mich, veux-tu en guitare? interrompit Tulipia.
— Non, idole de mon âme, mais j'en achèterai une pour Blikendorf —
c'est dans mon programme, je tiens à ce qu'il enjoué la nuit sous mes fenê-
tres.
— Donc, reprit le prince, nous n'allons pas à l'hôtel. Blikendorf, appelez
le gondolier!
Blikendorf obéit. La gondole s'arrêta ; le gondolier vint à l'entrée de la
cabine couverte, ou, suivant l'expression vénitienne, du carrosse de la gondole.
Le prince considéra longuement le gondolier.
— Retire ton capuchon, dit- il.
— Mais, Excellence, il pleut, répondit le gondolier surpris.
— Ça ne fait rien, il y aura un bon pourboire... Bien, tu as une bonne
tête. Gomment t'appelles-tu?
— Eduardo, répondit le gondolier.
— Un gondolier qui s'appelle Edouard... profanation! s'écria le prince;
voyons, je te prends à mon service, mais tu t'appelleras Ascanio... Et ton
camarade, je parie qu'il s'appelle Baptiste?
— Non, monseigneur, il s'appelle Théodore.
— Horrible ! désormais il s'appellera Ruffio ! Nous n'allons pas à l'hôtel,
Ascanio, connais-tu un palais à louer?
— J'en connais plusieurs, Excellence, il y a d'abord le palais Barbarigo,
restauré il y a deux ans par un riche Anglais
— Un palais restauré, je n'en veux pas. Écoute-moi bien, Ascanio, je veux
sur le grand canal un palais antique, pas trop grand, mais très poétique, avec
arcades, balcons, créneaux arabes, etc qu'il soit légèrement ruiné, cela
m'est égal...
Une alerte.
396 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Excellence, je ne vois que le palais Trombolino qui puisse vous
convenir...
— Il n'est pas restauré?
— Oh non ! il y a cinquante ans qu'il est à louer...
— Attendez, il me conviendrait encore mieux s'il y avait sur ce vieux
palais quelque sombre légende, bien poétique, bien sanglante...
— Ah ! Excellence, vous ne pouvez mieux tomber, il y a six Trombolino
qui ont eu la tête tranchée, deux qui ont disparu, probablement sous le pont
des Soupirs... Voyez dans le Guide, toutes ces histoires sont racontées, il y a
surtout celle de la tendre Bianca Trombolino, qui a poignardé deux des plus
belles femmes de ce temps-là, deux patriciennes, maîtresses de son mari...
Son mari, pour se venger, a poignardé l'amant de sa femme, le jeune Paolo
Contarini qu'il surprit sur un balcon ; quinze jours après sa femme, l'empoi-
sonnait dans un grand dîner avec toute sa famille, et le Conseil des Dix in-
tervenant, la faisait jeter dans un cachot, la mettait à la torture, et enfin
l'envoyait noyer par une belle nuit dans le canal Orfano.
— Bravo ! s'écria le prince, je loue le palais à n'importe quel prix ! Je
savais bien que Venise était toujours poétique !
Ah I monseigneur, vous ne le payerez pas cher, personne n'en veut,
parce que Bianca Trombolino revient à certaines nuits, aux anniversaires de
ses malheurs et puis il y a encore d'autres souvenirs, je ne sais pius
lesquels, une autre Trombolino qui a étranglé son mari ou un Trombolino
qui a étranglé sa femme, puis une Trombolina assassinée un soir de tète, par
une femme masquée...
— Quelle chance ! s'écria le prince, je ne pouvais pas mieux tomber...
conduisez-nous vite chez le propriétaire de ce ravissant palais...
— Excellence, le dernier propriétaire a eu la tète tranchée il y a 150 ans,
mais vous pourrez voir l'intendant de la famille, il habite à côté du palais.
— Allons, presto ! fit le prince.
En cinq minutes et vingt coups de rame, la gondole arriva au palais Trom-
bolino. Il pleuvait toujours; le prince, oubliant la pluie, contempla dans le plus
grand ravissement, son futur domicile. Le vieux palais noir et délabré, étalait
sur le grand canal une façade très ornementée mais très abîmée, ouverte
au rez-de-chaussée par une petite colonnade aux arcatures gothiques. Le
premier étage possédait une grande loggia ogivale très finement découpée de
rosaces et de trèfles écornés. Une plus petite loggia au second étage,
des fenêtres en ogive, des balcons à minces colonnettes, des armoiries
sculptées, et sur le tout une ligne de créneaux branlants complétaient un par-
fait échantillon des vieux palais vénitiens d'avant la Renaissance.
La gondole débarqua les voyageurs sous le péristyle, puis un des gon
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
397
doliers alla frapper à la porte de l'intendant de la famille Trombolino, qui
habitait une petite maison basse à côté
du pahis, sur un des petits canaux
transversaux. — L'intendant, tout ému
de cette occasion, qui ne s'était pas
présentée depuis cinquante ans, sauta
vivement dans la gondole avec un
trousseau de clefs.
— Excellence! balbutia-t-il en
saluant les étrangers, vous désirez
louer le palais Trombolino, je vais
vous le faire visiter. . .
— C'est inutile, dit le prince, il me
plaît, je le prends. Combien en voulez-
vous?
Tu monteras par la fragile échelle pour te jeter dans mes bra».
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Cent francs pour trois mois, serait-ce trop vous demander? dit l'in-
tendant.
— Je vous le loue cent francs par mois, dit le prince, donnez-moi les clefs.
— Je vais vous montrer le chemin, reprit l'intendant en cherchant dans
son trousseau la clef de la porte. Excusez-moi, je n'y suis entré qu'une seuie
fois depuis 1833, quand mon père me remit les clefs et la charge d'intendant.
Ah, voici la clef, elle est un peu rouillée, mais il faudra bien qu'elle ouvre !
Il fallut le secours des gondoliers pour faire rouler la porte sur ses gonds,
enfin elle tourna et les voyageurs se trouvèrent dans le palais.
— Il est un peu abandonné, dit l'intendant tremblant de voir reculer ses
locataires, mais ce n'est rien, avec quelques soins, il retrouvera bien vite sa
splendeur... montons aux appartements du premier étage, ce sont les mieux
conservés... Prenez garde, il manque une marche ou deux...
Tulipia fit un faux pas et faillit passer à travers l'escalier. Le prince
la retint.
— Ce n'est rien, dit-il, nous ferons mettre des planches pour remplacer
les dalles qui manquent.
Il fallut encore parlementer avec la porte des appartements du premier
étage.
— La clef manque, c'est étonnant, dit enfin l'intendant après avoir essayé
tout son trousseau, mais attendez, il y a par ici une fenêtre cassée, nous pour-
rons enjamber...
— Allons ! fit le prince en passant par la fenêtre.
— Il n'y a pas de danger? demanda Tulipia.
— Non, rien de plus facile.
Après quelques pas dans un couloir obscur, l'intendant poussa une porte
non fermée et l'on se trouva dans une grande salle éolairée par la loggia.
— Splendide I fit le prince, nous en ferons la salle à manger ! J'aurai la
vue du grand canal pour me donner de l'appétit !
— Des murs crevassés, des fenêtres qui ne tiennent pas, des toiles d'arai-
gnée, un pied de poussière, fit Tulipia avec une moue gracieuse.
— Signora, dit l'intendant, ceci n'est rien, on n'a pas balaye depuis 1833. .^
avec un petil coup de balai, il n'y paraîtra plus !
— Il pleut par les carreaux cassés.
— Ce n'est rien, il y a de très belles tapisseries dans une pièce à côté, il n'y
aura qu'à les accrocher pour supprimer les courants d'air!
Dans une pièce plus petite éclairée sur un étroit canal, étaient empilés de
vieux meubles couverts d'une noble poussière, vieilles chaises au dossier de
cuir de Cordoue à demi rongé, tables massives avec un ou deux pieds de
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
399
sculptures plus ou moins
moins, lit Renaissance à colonnes torses et
ëcorchées.
— Ceci est le lit de la signora Bianca Trombolino, célèbre par sa beauté
et par ses malheurs, dit l'intendant d'une voix lugubre.
— Vous êtes sûr? demanda le prince, et l'on dit qu'elle revient?
— C'est une tradition populaire, mais dans notre siècle éclairé il ne se
passe plus de ces choses... moi, je suis voltairien, je n'y crois pas...
— Tant pis ! s'é-
cria le prince, je S
veux coucher dans
cette chambre et
dans ce lit, je serais
charmé de voir
l'ombre sanglante
de la tendre Bianca!
— Alors, si ça
ne vous effraye pas,
je puis vous dire
que la tradition
pourrait bien avoir
raison.
— Et ce por-
trait? demanda le
prince en décou-
vrant le portrait
d'une jeune dame à l'œil doux et langoureux, en costume du xvi6 siècle.
— C'est le portrait de la tendre et malheureuse signora Bianca Trombo-
lino... Voyez la date, 1549, c'est l'année de ses malheurs : en mars 1549 elle
poignarda les deux maîtresses de son mari. — Paolo Contarini, de la famille
du doge, son amant, fut tué sur ce petit balcon que vous voyez à côté du lit
en avril; en mai, Bianca empoisonna son mari et en juin le conseil des Dix le
fit arrêter et noyer! Ce fut la plus triste année de sa vie...
— Infortunée! s'écria le prince, je placerai ce portrait en face de mon lit,
pour avoir son angélique sourire à mon réveil.
— Il y a encore quelques meubles au deuxième étage dans la chambre
correspondante. Car je dois vous dire que les Trombolini abandonnèrent la
chambre de Bianca et habitèrent depuis les appartements du second étage.
■% ' Bon ! dit Blikendorf, j'habiterai le second étage, je ne tiens pas à être
troublé dans mes rêves par la tendre Bianca.
Et sur les pas de l'intendant, les voyageurs montèrent au second éUge.
sa tête lui rappelait le parent éloigné qu'il pleurait!
400
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— C'est plus gai, dit Blikendorf, c'est délabré encore, mais c'est plus gai.
J'en ferai mon appartement, la grande salle sera mon cabinet de travail, j'aurai
la vue du grand canal, avec le dôme de Santa-Maria et vingt campaniles
d'églises... Ma cbambre à coucher n'est pas mal, le lit est simple mais conve-
nable... et pas de fantômes!...
— Non, fit l'intendant, pas de fantômes! On a toujours été tranquille dans
cette chambre, c'est même assez étonnant, car c'est dans ce lit que Lorenzo
Trombolino étrangla
sa femme Annunzia ta
Palmafico, en 1599,
et qu'en 1668, Marco
Trombolino fut poi-
gnardé par sa femme
Taddéa Zampieri...
En 1692...
— Assez 1 assez!
Êtes- vous sûr. qu'ils
ne reviennent pas?
— J'en serais fort
surpris, réponditl'in-
tendant.
— Tout cela est
parfait! ditle prince,
maintenant instal-
lons-nous ; monsieur
l'intendant, voulez-
vous vous charger
de nous trouver quelques serviteurs, et les objets mobiliers nécessaires pour
notre installation c'est-à-dire pour deux chambres à coucher, une -salle à
manger et des chambres de domestiques. J'ai retenu les gondoliers, vous
vous arrangerez avec eux. Je vous ouvre un crédit illimité. Allez, et que tout
soit prêt pour ce soir!
— Et dîner? demanda Tulipia.
— Nous dînerons dans la grande salle, devant la Loggia. Il y a une table
passable, Blikendorf va s'en aller commander le repas à l'hôtel le plus
pioche.
— Excellence, je demande deux heures pour tout préparer! dit l'intendant
en se précipitant.
L'intendant parti, Blikendorf prit la gondole pour aller organiser le ser-
vice des vivres. Le prince et Tulipia restèrent seuls dans le palais. Le prince
Soirée poétique sur le grand canal.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
101
traîna deux sièges devant la loggia, fit asseoir Tulipia et s'assit à côté d'elle
un bras passé autour de sa taille et soutenant de l'autre un parapluie ouvert,
car il pleuvait toujours et l'averse passait à travers les rosaces des fenêtres-
La petite Viennoise.
— Tulipia 1 ravissante Tulipia 1 je suis satisfait, nous nageons en pleine
poésie, au sein de la plus intense couleur locale ! Tulipia ! dans ce cadre si
parfaitement vénitien, je t'aime avec toute l'ardeur d'un Trombolino du
xvie siècle !
— Et moi, mon petit Mich, avec la tendresse d'une véritable Bianca 1
— Tulipia ! les rages de la jalousie me mordent au cœur, jure que tu n'as
jamais aimé que moi !
Liv. 51.
402 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Sur la tête de Bianca Trombolino, je te le jure, ô mon prince !
— Répète le-moi! j'ai besoin que tu me le dises le plus souvent possible î
Si tu en aimes jamais un autre, serait-ce Blikendorf, mon respectable précep-
teur lui-même, je tuerais cet autre !
— Mich! Si jamais tu penses encore à ta grande duchesse de Klakfeld qui
t'attend là-bas, je te poignarde !
— C'est bien ! c'est ainsi que je veux être aimé, ô ma reine 1
Ce poétique duo fut interrompu par l'arrivée de l'intendant qui ramenait
les serviteurs réclamés par le prince.
— Voici, Excellence, un brave et honnête garçon qui fera un excellent
majordome; ces deux petites sont les épouses de vos gondoliers, j'ai pensé
qu'elles pourraient servir de femmes de chambre à la signora...
— Parfait, dit le prince, voilà notre maison montée. Et les meubles?
— Dans une heure ils seront ici.
— Et le dîner? demanda encore Tulipia.
— Il me suit, dit Blikendorf paraissant à son tour.
— Allons! dit l'intendant, Maria, Catarina, mettez la table, presto!
Par le balcon de la loggia, le prinoe put voir deux hommes en costume
blanc de marmitons apporter en gondole le repas commandé à l'hôtel.
— Avez-vous pensé au vin de Chypre, Blikendorf? demanda le prince.
— Monseigneur, il n'y en avait pas, j'ai rapporté à la place un panier de
Champagne.
— C'est une atteinte à la couleur locale, mais enfin, s'il est bon...
Le repas fut très gai. Le prince trouva les mets un peu cosmopolites, mais
excellents. A défaut de vin de Chypre, le Champagne fut largement fêté. —
La nuit était venue ; malgré les lampes apportées par l'intendant, les grandes
«ailes vides avaient encore des obscurités inquiétantes. Les meubles arrivaient
un à un; pendant que Blikendorf s'occupait de leur installation, le prince
commanda sa gondole pour une promenade avec Tulipia.
Il pleuvait toujours, le ciel était sans lune et sans étoiles ; sur le grand
canal sombre et morne, quelques lumières clignotaient çà et là, reflets des
rares fenêtres éclairées et des chandelles allumées devant les images de
madone posées sur des poteaux aux stations de gondoles. Les petits canaux
semblaient des abîmes noirs bordés de spectres de maisons, de temps en
t -mps quelque gondole en sortait, ou s'y engloutissait brusquement.
Le prince choisissait les canaux les plus sombres pour s'y enfoncer à Ja
recherche de sensations féroces et délicieuses; il se fit conduire au pont des
Soupirs pour montrer à Tulipia l'endroit où les condamnés à mort s'embar-
quaient sur la gondole fatale qui les portait, une pierre au cou, aux pois-
sons du canal Orfano.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 403
Tulipia s'endormit et le prince donna le signal du retour au palais Trom-
bolino. — Un changement s'était opéré pendant leur absence, le palais était
balayé, les meubles placés et les chambres faites. — Blikendorf assis dans
un bon fauteuil fumait sa pipe en rêvant philosophie, devant une bouteille
de Champagne, dans la grande salle du premier étage.
— Enfin t dit le prince, nous voici chez nous! j'en avais assez des cara-
vansérails à la mode, des vulgaires chambres d'hôtel... Ce palais m'en-
chante!... ces nobles murailles, ces fenêtres gothiques, ces couloirs mysté-
rieux... tout cela réjouit mon âme au plus haut point. Quelle poésie! quelle...
— Je tombe de sommeil!... fit Tulipia, un peu moins de poésie, mon
petit Mich!
— J'ai oublié de faire acheter une mandoline !
s'écria le prince, ce sera pour demain, charmante
Tulipia... Ce soir, nous allons dormir sans sérénade...
Voyons la chambre.
Le prince prit une bougie et se dirigea vers la
chambre de Bianca Trombolino. Ses ordres avaient
été exécutés, le lit de la malheureuse Bianca, débar-
rassé de sa poussière et des toiles d'araignée, avait été
garni de matelas modernes et d'oreillers. Des chaises
et des fauteuils avaient été apportés, des rideaux et
des tapisseries accrochés aux fenêtres; dans un coin les malles de Tulipia
étaient déposées attendant leur maîtresse.
— Parfait! dit le prince, ah! et le portrait de Bianca? Il y est, très
bien, j'aurai donc perpétuellement sous les yeux cette douce et mélanco-
lique figure!
— Dans le jour, cela m'est égal, fit Tulipia, mais je n'aime pas à la voir la
nuit, cette douce et mélancolique Bianca... pourvu qu'elle ne revienne pas!
— Ah! Tulipia, ange de ma vie, il ne faut pas m'en vouloir, mais il me
semble que je l'aurais aimée, elle aussi!
Les gondoliers étaient allés se coucher dans les chambres donnant sur une
petite cour intérieure, au bout de longs couloirs que les nouveaux locataires
n'avaient pas encore explorés à fond. Blikendorf mit sa bouteille sous son
bras, prit sa lampe et gagna sa chambre située juste au-dessus de celle du
prince. Au bout d'un quart d'heure tous les bruits s'éteignirent, les habitants
du palais Trombolino, fatigués par le voyage, avaient pour ainsi dire som-
bré dans le sommeil.
Minuit sonnait à une horloge inconnue, lorsque soudain Tulipia se ré-
veilla. Des bruits étranges avaient troublé son sommeil dans le lit de Bianca ;
elle avait entendu de longs gémissements ou plutôt des souffles rauques et
404 LA GRANDIS MASCARADE PARISIENNE
prolongés, ainsi que des craquements stridents dans différentes directions.
Tout d'abord elle n'osa bouger et resta glacée d'effroi, les yeux seuls, et tout
grands ouverts, hors des couvertures. Cela dura un quart d'heure. Tout à
coup un souffle puissant éteignit la lampe qui brûlait encore dans un coin
de la pièce et Tulipia poussa un cri de terreur.
— Qu'est-ce ? s'écria le prince réveillé en sursaut.
— Elle ! Bianca Trombolino 1 gémit Tulipia en montrant au prince des
points ronds et fixes qui brillaient en face du lit dans les noirceurs de la
vaste chambre, c'est elle, ce sont ses yeux !
— MaUnon, il y en a quatre... où bien il y aurait donc deux Bianca 1...
je vais interroger les spectres... Bianca, femme sensible et infortunée, est-ce
loi?
Rien ne répondit, si ce n'est un concert de rauques gémissements dans la
pièce voisine.
— Pas de réponse et j'ai été poli, attends un peu! murmura le prince en
se baissant pour prendre une de ses bottes sur le pavé, allons ! à vous, spec-
tres des Trombolini!
Le prince lança vivement sa botte dans la direction des points lumineux.
Un bruissement d'ailes et un grand fracas suivirent cet acte audacieux. Tulipia
poussa des cris affreux et fit son possible pour s'évanouir.
Vivement le prince ralluma la bougie pour explorer la chambre hantée.
— Ce n'est pas Bianca ! s'écria-t-il avec une nuance de désappointement,
Tulipia, ange adoré, ne crains rien, ces faux spectres sont deux hiboux, trou-
blés par nous dans la possession du palais Trombolino!...
— Des hiboux ! fit Tulipia en relevant sa tête enfouie sous les oreillers.
— Oui, tiens, notre bougie les effarouche... ah ! les voilà partis, nos deux
fenêtres manquent de vitrage en haut... et ma botte est partie dans le grand
canal, en pratiquant une autre ouverture...
— C'est donc cela qu'il y a tant de courants d'air... je suis gelée... Mon
petit Mich, je t'en supplie, regarde ce qu'il y a derrière cette tapisserie,
j'entends des bruits et des gémissements lamentables !...
— C'est le vent qui souffle à travers les trèfles de nos fenêtres à ogives...
je m'explique parfaitement tous ces bruits, il n'y a pas de Trombolini dans
les murailles... Regarde, fit le prince en soulevant les tapisseries.
— Des rats ! gémit Tulipia, des rats qui mangent mes bottines!
Il y eut une débandade. Les rats troublés dans leur repas, s'éparpillèrent
dans toutes les directions avec des galops précipités.
— Maintenant que tout est expliqué, nous allons dormir d'un sommeil plus
tranquille, dit le prince en fermant aussitôt les yeux.
Tulipia, gémissante et troublée, ne répondit pas. La tranquillité ne dura
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
405
pas longtemps, au bout de dix minutes les bruits inquiétants reprirent;
le vent souleva les tapisseries et gémit dans les arceaux gothiques de la
loggia, des portes battirent au fond des appartements, puis les rats revin-
rent à la charge et recommencèrent leurs courses à travers la chambre, fu-
Lucrezia, Lavinia et Cléopalra Blomslig.
retant çà et là, grignotant ce qui leur semblait susceptible de posséder quel-
ques qualités nutritives, ou traînant et bousculant les bottines de Tulipia.
Quelques-uns même s'aventurèrent sur le lit, mais des mouvements brus-
ques de Tulipia les firent détaler à toute vitesse.
— Quel sabbat 1 gémit Tulipia enviant la tranquillité du prince.
Le fracas des portes et des vitrages redoublait, les tapisseries se soule-
vaient de plus belle sous le souffle du vent, lorsque tout à coup Tulipia
406 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
sentit de larges gouttes lui tomber sur la figure. Elle allongea timidement la
main hors des couvertures et la retira toute mouillée.
— Ah! çà, mais c'est de l'eau 1 s'écria-t-elle.
Le prince venait aussi de se réveiller. Il passa sa main sur sa figure et
regarda ensuite en l'air.
— Tiens, il pleut ! dit-il gravement.
— Mon petit Mich ! s'écria Tulipia. Voilà le résultat de votre fantaisie, elle
est jolie, votre vieille cassine des Trombolini, avec sa garnison de rats et de
hiboux, avec ses spectres et ses courants d'air! Et voilà la pluie, maintenant!
je veux aller à l'hôtel !
— Abandonner la plus poétique demeure de Venise, pour si peu de chose?
jamais ! Les rats et les hiboux ont peur de nous, n'y pensons pas, quant à la
pluie, elle vient de ces jolis vitrages gothiques, des rosaces si pittoresques de
nos fenêtres... mais ce n'est rien, je vais y mettre bon ordre!
Le prince se releva encore et s'en alla dans la grande salle avec la lampe.
— Mon petit Mich ! ne t'en vas pas si loin ! lui cria Tulipia, ne me laisse
pas seule avec le portrait de Bianca I
— Voilà ! dit le prince, revenant avec un parapluie tout grand ouvert à la
main ; avec cela nous allons défier l'inondation.
Et il se recoucha en plantant son parapluie entre les oreillers. .
Cette fois Tulipia put dormir tranquille.
La pluie continuait au dehors, et si les rafales de vent qui exécutaient une
remarquable symphonie à travers le vieux palais, envoyaient par moments de
petites réductions d'ondées dans les trèfles pittoresques des croisées, du moins
tout cela tombait sur le parapluie et Tulipia n'en recevait qu'une goutte filtrée
par-ci par-là.
Les rats tentaient bien de temps à autre l'escalade du lit, mais le prince
Veillait. Attentif à tout ce qui pouvait troubler le sommeil de Tulipia, il ne les
laissait pas devenir gênants ; dès que les courses de ces petits Trombolini
menaçaient d'ennuyer la charmante locataire du lit de Bianca, le prince allon-
geait la main, il saisissait son revolver de la campagne de Turquie et faisait
feu sur les perturbateurs.
— Qu'est-ce? demandait Tulipia dans son sommeil.
— Un rat ! répondait le prince, comme dans Hamlet.
Au jour, de larges taches de sang rougissaient le parquet de la chambre
de Bianca Trombolino, comme jadis au temps des tragiques aventures de la
belle patricienne. Onze rats sacrifiés au sommeil de Tulipia, jonchaient le sol
de leurs cadavres!
Mais Tulipia avait dormi.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
407
Dame de compagnie pour voyageurs poétiques. — Nuits romantiques,
mandoline. — Annonces sentimentales viennoises.
Trop de
Il pleut, il pleut toujours ! Depuis quinze jours que le prince et Tulipia
sont à Venise, la pluie n'a pour ainsi dire pas cessé de tomber ; de temps en
temps dans une fugitive éclaircie,
un rayon de soleil est venu dorer
les galeries fantastiques du palais
Ducal, mais bien vite une averse
s'est empressée d'éteindre ce com-
mencement de renaissance de la
féerique cité.
Le prince et Tulipia sont tou-
jours au palais Trombolino. Mich
a catégoriquement refusé d'aller
habiter un hôtel plus moderne et
plus confortable. Il continue à pleu-
voir dans le palais, le vent souf-
fle toujours à travers les arceaux
gothiques de la loggia , soulevant
les tapisseries, faisant battre les
portes et claquer les vitrages; les
nuits sont toujours aussi agitées,
les lugubres gémissements de la
brise dans les longs couloirs mys-
térieux, les courses des rats, les
battements d'ailes des hiboux qui
s'obstinent à ne pas changer de
domicile, tout cela continue à trou-
bler le sommeil de la pauvre Tu-
lipia.
Pour comble de malheur, les ScU3 le pont dcs Soupirs-
rats commencent à se familiariser avec les locataires des Trombolini, ils ne
détalent plus maintenant à la première alerte ; bien au contraire, quelques-uns,
les plus frileux sans doute, recherchent la douce moiteur des couvertures
et viennent dormir presque dans les bras de Tulipia, sous le parapluie placé
408 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
à demeure entre les oreillers, — car il pleut toujours dans la chambre à
coucher de Bianca, malgré les rideaux et les tapisseries qui tamponnent les
brèches des vitrages dans les rosaces 'des fenêtres.
Cependant, à part la pluie, les courants d'air, les rats et les hiboux, le
palais Trombolino est tranquille... la tendre et malheureuse Bianca ne revient
pas pleurer ses malheurs, les Trombolini assassinés par leurs femmes, et les
malheureuses Trombolinas étranglées par leurs maris, dans les diverses cham-
bres du palais, les amants et les maîtresses poignardés par-ci par-là, ne vien-
nent pas non plus traîner leurs suaires à minuit, ainsi que le prince pouvait
ajuste titre l'espérer, d'après les légendes et les traditions populaires.
Le prince en est désolé. — A qui se fier maintenant, si l'on ne peut plus
croire aux traditions populaires?
Chaque soir, à l'heure solennelle de minuit, le prince a beau évoquer le
spectre de l'infortunée Bianca dans les termes les plus pressants, Bianca reste
sourde à son appel. Une nuit cependant, il crut Blikendorf plus heureux que
lui, il était une heure du matin et tout dormait dans le palais lorsque tout a
coup un bruit infernal avait retenti à l'étage supérieur, dans la chambre du
précepteur, et ce tapage, ce fracas de meubles renversés avait été suivi de
gémissements très perceptibles.
A la grande terreur de Tulipia, le prince s'était précipité à demi-habillé,
un flambeau d'une main, son revolver de l'autre, dans l'escalier conduisant
aux appartements de Blikendorf. Tulipia pour ne pas rester seule, avait saisi
le parapluie et l'avait suivi.
Les gémissements redoublaient, un coup de vent éteignit la lampe, mais
il faisait clair de lune, le prince traversa rapidement la grande salle et plein
d'espoir enfonça d'un coup de pied la porte de Blikendorf.
Au premier abord il ne vit qu'un amas de meubles brisés et de literie sous
lesquels le précepteur se débattait en poussant des cris de détresse de plus en
plus accentués, mais quand Tulipia eut repris la force nécessaire pour frotter
une allumette et rallumer la lampe, l'innocence des Trombolinos assassinés
dans cette chambre éclata.
Blikendorf n'était aucunement la victime de leurs fantômes, la malveillance
des anciens propriétaires du palais n'était pour rien dans son accident. Le
précepteur avait son lit, un grand lit d'apparat, majestueusement posé sur
une estrade au milieu de la pièce; soit que Blikendorf fut trop lourd, soit que
les planches fussent pourries par l'âge, l'estrade s'était écroulée et le lit avait
passé au travers. Le bon précepteur avait sans doute un peu trop occupé sa
soirée à philosopher en tête à tête avec les vins français de la Champagne,
chargés de tenir lieu du vin de Chypre introuvable, car il n'avait pu se tirer
lui-même dds débris de son estrade ni se rendre compte des causes de sa
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 52.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
411
chute. Lorsque le prince l'eut remis dans son lit étayé par quelques chaises, il
persista quand même à attribuer son aventure à quelque vindicatif Trom-
bolino furieux de le trouver dans le lit de la famille et déclara qu'il se consi-
dérait comme très heureux, vu les habitudes désagréables des Trombolini
d'en être quitte à si bon marché.
Malgré la pluie, le prince et Tulipia passaient leurs journées en gondole,
Excursions à pied dans la montagne.
a errer de canal en canal, à faire le tour des îlots, ou à rêver paresseusement
sur la lagune. — Le prince avait un programme : le matin, explorations dans
les inextricables ramifications des petits canaux de la ville, l'après-midi
excursions au Lido, ou bien aux îles de la lagune, à Saint-Lazare-des-Armé-
niens, à Murano ou à Torcello ; tous les soirs, promenades dans le noir, aux
coins perdus, aux quartiers déserts, dans les endroits aux allures féroces et
pour terminer, rêveries sous le pont des Soupirs.
A minuit, lorsque, bien saturés d'impressions sinistres, le prince et Tulipia
412 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
rentraient au Palais, on soupait! Le prince adorait son faux vin de Chypre et
le fêtait largement.
— Rions! chantons! s'écriait le prince, c'est peut être le moyen de faire
sortir les Trombolini de leur tombe... à ta santé, langoureuse Bianca ! Je bois
à vous. Trombolini dont le poignard, le poison ou le Conseil des Dix ont
abrégé les jours! me ferez-vous raison, ombres lugubres et récalcitrantes?...
Bianca, je compatis à tes malheurs, tu le sais, et tu refuses de paraître ! c'est
bien mal !
Une telle consommation de couleur locale fatiguait Tulipia, les courses en
gondole du matin au soir, les rêveries sous la pluie, en tête à tête au fond de
la gondole, les nuits agitées par la brise, les hiboux et les rats, et surtout les
courants d'air de la chambre à coueber l'avaient rendue malade. Une grippe
féroce la tourmentait sans que le prince daignât s'en apercevoir et barcaroller
un peu moins au clair de la lune. Bien au contraire, il avait acheté une man-
doline pour l'infortunée Tulipia et lui avait trouvé un professeur qui, chaque
jour pendant une heure ou deux, venait au palais Trombolino lui apprendre
à faire vibrer cet instrument poétique et démodé.
— 0 âme de ma vie ! disait le prince , Tulipia adorée , j'espère que
chaque soir, à la pâle clarté des étoiles, sous les rayons de l'astre de l'amour
ou même perdue dans le noir sombre des nuits sans lune, tu viendras
belle, souriante et masquée , cachée aux regards jaloux dans une mysté-
rieuse gondole, réveiller par une douce sérénade, les échos du vieux palais...
alors je me mettrai à la fenêtre, j'attacherai une échelle de corde au balcon
gothique et je descendrai plein d'émoi, me jeter à tes genoux dans ta
gondole... ou bien ce sera toi, — o ma Juliette, amante énergique et pas-
sionnée, qui monteras par la fragile échelle, pour te jeter dans mes bras !
Enfin Tulipia put avoir une confidente pour ses chagrins. Un soir qu'elle
errait avec le prince dans le canal San-Marco entre le jardin public et l'isoladi
San-Giorgio-Maggiore, Mich entendit de vagues accents de mandoline percer
le vaste silence de la nuit.
C'était la première fois depuis leur arrivée à Venise ; jusque là, le son du
piano — horror ! — ou le bruit de l'orchestre d'un café concert établi, — abo-
minazione! — près de la Zecca, à deux pas du palais Ducal, avaient été les
seules manifestations musicales des nuits vénitiennes si vantées. On comprend
donc la joie du prince; il donna aux gondoliers l'ordre d'arrêter, et malgré la
pluie, il sortit de l'abri pour écouter. ; .
Ces accords de mandoline venaient de l'avant. A quelque distance une
masse noire filait légèrement sur les ondes ; il n'y avait pas de lune, il faisait
froid, les larges gouttes de l'averse clapotaient sur la gondole, néanmoins,
un couple poétique se donnait la joie d'une promenade en musique.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
413
— Ascanio ! Ruifio ! dit le prince à ses gondoliers, rattrapez celte gondole.
Tenez-vous à côté d'elle, où elle ira, allez!
La gondole du prince prit son élan, en deux minutes, elle fut à côté de
l'autre gondole au moment où s'éteignaient les derniers accords de la mando-
line. — Le prince, Tulipia et leurs gondoliers éclatèrent en applaudisse-
ments.
Tulipia apprenant à jouer de la trompe des Alpes.
Les deujc gondoles voguèrent de conserve pendant trois heures. — Enfin
le prince adressa la parole aux passagers de la gondole à musique.
— Signor et signora, dit-il, mes yeux ne peuvent vous voir, mais mon
cœur vous entend, vous êtes jeunes, vous êtes beaux, vous êtes poètes et vous
uaimez, nous sommes jeunes, nous sommes beaux, nous sommes poètes et
nous aimons, nous pouvons nous comprendre... vous nous avez donné un
concert sur la lagune, voulez-vous nous permettre de vous offrir un souper à
terre? J'habite le palais Trombolino tout près d'ici, la table est mise...
Un éclat de fou rire avait succédé aux bruits de mandoline à cette propo-
sition de gondole à gondole.
— Vous riez, c'est que vous acceptez ! Nous rirons mieux à table...
414 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Parbleu I dit une voix, nous ne demandons qu'à rire et à souper...
M. lis, arrivés d'aujourd'hui, nous sommes en costume de voyage, peu con-
venable pour une réception dans un palais. Venez donc plutôt souper avec
nous à notre hôtel?
— Est-ce le titre de palais qui vous effraye et pensez-vous qu'il s'agisse
d'une soirée en habit noir?... Le palais Trombolino est le plus sombre et le
plus dévasté de tous les palais vénitiens, nous souperons en tête à tête avec
des rats et au dessert nous évoquerons les spectres d'une quantité de Trom-
bolini décédés de mâle mort...
— Allons, vous nous tentez ! au palais Trombolino !
Ces voyageurs si poétiques étaient un jeune Hongrois et une petite Vien-
noise blende et potelée; arrivés le matin même de Trieste, ils avaient en tou-
ristes intelligents, acheté une mandoline et employé leur première journée à
barc&Ibller de canal en canal.
Le bon précepteur Blikendorf était déjà à table ; il avait occupé sa soirée
à correspondre avec les deux cours de Klakfeld et de Bosnie. Gomme cela
devenait de plus en plus difficile, la grande duchesse de Klakfeld montrant
de charmantes impatiences et l'auguste père du prince pressant les négo-
ciations, Blikendorf avait cherché dans le vin de Chypre des inspirations
diplomatiques de la plus haute finesse pour faire prendre patience aux deux
cours. — Il fut un peu surpris à la vue des invités du prince et légèrement
effarouché de cette infraction à l'étiquette. Pendant que Tulipia faisait les
honneurs «du palais, il put glisser quelques mots au prince.
— Surtout... incognito 1 strict incognito! que penserait l'Europe si elle
savait... et votre auguste père... et ma responsabilité morale...
— Bon, bon, dit le prince, strict incognito!
Le précepteur tranquillisé considéra la jeune Viennoise avec un intérêt
presque tendre.
— Blonde, blanche, grassouillette, murmura-t-il, le rêve de ma jeunesse,
l'idéal de mon âme au printemps de mes jours... avant mon mariage avec
Mrne Blikendorf!... à moi toute ma philosophie, mon cœur se réveille !
Et il s'endormit sur la table.
Malgré la défection de Blikendorf, le souper fut très gai. Le Hongrois
mangeait l'héritage d'un parent très éloigné, il avait donc l'esprit porté à la
plus générale bienveillance, il trouva ses hôtes charmants, le palais en-
chanteur, la pluie douce, les rats amusants et l'histoire de Bianca Trombo-
lino très touchante. Il but, chanta, joua de la mandoline, prodigua les
déclarations d'amitié au prince, offrit de lui prêter de l'argent et em-
brassa Blikendorf endormi, sous prétexte que sa tête lui rappelait celle
du parent éloigné qu'il pleurait.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
415
Tulipia retrouvait sa gaieté, le palais trombolino lui semblait renaî-
tre. Elle rit beaucoup avec la jeune Viennoise et chanta avec elle des
duos franco-allemands sur la musique d'Offenbach.
Cette gaieté déplut au prince qui n'aimait que la musique triste; pour
revenir aux impressions sinistres, il proposa d'organiser une promenade
aux flambeaux dans les ebambres, corridors, greniers et caves du palais.
Devant le portrait de Bianca, le prince exigea une sérénade; le jeune Hon-
grois saisit sa mandoline et joua quelque chose de lamentable, en rapport
* cr
Ici, Tulipia poursuit ses éludes musicales
avec ce que devait être la situation d'âme de Bianca au temps de ses mal-
heurs. Puis la procession s'enfonça dans les appartements compliqués du
palais, parcourut les deux étages, monta dans le grenier, dérangea des
multitudes de rats et se perdit dans un dédale de couloirs inconnus.
A deux heures du matin, lorsque les étrangers parlèrent de s'en aller, le
prince refusa absolument de les laisser partir et leur imposa son hospitalité.
Blikendorf dormait toujours sur la table, donc son appartement était libre.
Le Hongrois, pris à la justesse de ce raisonnement, accepta et se laissa ins-
taller dans les lares du pauvre précepteur.
— Bonne nuit! dit le prince après avoir serré dans ses bras ses nouveaux
amis, bonne nuit et à demain la poésie, les promenades en gondole et les
sérénades !
416 L'A GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Nuit excellente, nuit d'un calme délicieux. Ce fut la première fois que
Tulipia n'eut pas besoin de parapluie sur son oreiller, la pluie n'était plus
qu'une simple bruine peu gênante. Quelques coups de pistolet à l'étage su-
périeur, interrompirent pendant quelques minutes les rêves de Tulipia ; elle
crut d'abord à quelque explication conjugale entre Trombolino du bon
vieux temps, mais se souvenant enfin qu'aucun Trombolino n'avait encore
troublé leurs nuits, elle envoya le prince voir dans la ebambre de Blikendorf
si leurs nouveaux amis n'étaient pas malades.
Les rats étaient cause de ce tapage. La jeune Viennoise avait été réveillée
par leurs courses ; d'abord le Hongrois s'était borné à les chasser à coups
de canne, puis avisant un revolver appartenant à Blikendorf, il avait orga-
nisé une grande chasse aux rats.
Le reste de la nuit fut excellent, à cela près que Blikendorf réveillé par
l'air frais du matin, voulut regagner sa chambre et que, mal accueilli par les
jurons du Hongrois, il courut réveiller son élève pour lui apprendre que des
Trombolini inhospitaliers, l'avaient indignement dépossédé de son lit.
0 bonheur I ce matin-là, le soleil se leva radieux sur Venise. La pluie avail
cessé : dômes, campaniles, frontons de palais émergeaient de toutes parts,'
jaunes, blancs, roses ou dorés, étincelants et rajeunis. ^
Le prince envoya Blikendorf réveiller ses hôtes, il voulait au plus vite
profiter de cette allégresse du ciel, de la terre et de l'Adriatique.
Tulipia était enchantée de sa nouvelle amie, la jeune Viennoise; dans le
cours des promenades en gondole découverte, on se fit des confidences;
elle s'appelait Carolina Laufner, la blonde fille du Danube, et elle avait
quelque peu joué l'opérette au Carl-Théater de Vienne. Dans la joyejjse
capitale autriebienne, Carolina avait mené une existence assez gaie, elle
avait chanté, dansé, soupe et aimé, elle avait fait des dettes, elle avait
failli se marier, elle avait passé quelques saisons au Baden des environs
de Vienne, ses blonds cheveux s'étaient reflétés dans le miroir vert des
lacs autrichiens, en compagnie de jeunes et brillantes moustaches qui
servaient dans la cavalerie impériale un beau jour, juste une se-
maine avant sa première promenade en gondole, un beau jour que le ban-
quier juif dont elle embellissait les opérations financières, avait déposé son
bilan, elle avait jeté par hasard les yeux sur X Extra Blatt, un petit journal
viennois, voué surtout à l'annonce commerciale et à la correspondance sen-
timentale et elle avait lu la petite note suivante :
Un Jeune homme venant de recueillir un héritage important et sur le point
d'entreprendre un voyage de consolation en italie, désirerait voyager de com-
pagnie avec une jeune et charmante dame, blonde ou brune, douée autant que
possible d'un caractère enjoué.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
417
Envoyer photographie sous les lettres L. Z. R. et se promener demain à
quatre heures avec le présent numéro de l'Extra Blatt à la main, devant Je
temple de Thésée au
Volksgarten.
Carolina n'avait
pas hésité, son ban-
quierl'ennuyait con-
sidérablement et ce
petit voyage avec un
aimable héritier la
tentait. Elle envoya
sa photographie à
L. Z. R.
Huit jours après
elle était à Venise,
avec Layos Zambor
de Zambor, le jeune
et aimable Hongrois
de l'annonce , un
charmant garçon qui
était devenu amou-
reux fou de sa dame
de compagnie. Sur
les cinquante ou
soixante jeunes da-
mes qui s'étaient
promenées au jour
dit au Volksgarten
avec le numéro de
l'Extra Blatt à la
main , Layos Zam-
bor avait distingué
Carolina 1
— Et puis , ma
chère, vous savez,
ajouta Carolina qui
parlait admirable-
ment le français
vous savez , Layos
Liv. 53.
Dan» la montagne. Trop de pittoresque I
418 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
m'a promis de m'épouser, si nos cœurs continuaient à sympathiser à la fin
du voyage.
Et elle tira d'un petit sac de voyage le fameux numéro de V Extra Blatt où
l'annonce de Layos Zambor était encadrée dans un cœur au crayon rouge ;
sur la demande de Tulipia, Carolina traduisit les correspondances voisines de
la demande de Layos ; quelques-unes étaient des plus intéressantes comme
on va en juger :
je m'ennuie énormément à Vienne, ne serait-il pas possible de trouver un
homme distingué, riche et libre, capable de me distraire. Camilla.
Uvie jeune dame française, d'un tempérament très gai, donne des leçons
de français et de conversation chez elle et ailleurs.
Marie.
Hélène- Volksgarten-Gasse. — A quelle heure te trouvera-t-on jeudi?
Bien des choses affectueuses.
Ton Théodore.
Un jeune étranger désire passer l'été à la campagne, en compagnie d'une
dame seule.
Lettre sous ce chiffre : P. V. H.
Un jeune homme désire entrer en correspondance avec une jolie dame. —
Adresser les réponses à Henry, 200, au Journal.
Proposition de mariage. — Une jeune fille âgée de vingt ans, de bonne
maison, avec toute sa liberté, désire faire la connaissance d'un homme joli,
vieux, riche. Ne pas adresser de réponse anonyme, mais une lettre avec
la photographie, le nom et le caractère, sous ce chiffre : Antonine, 300, au
Journal.
Discrétion {bien entendu).
Proposition. — Une jeune Allemande du Nord, d'extérieur agréable, avec une
fortune de 10,000 thalers désire entrer en relations sérieuses avec un jeune
Viennois. Elle désire que ce jeune homme soit de bon caractère. Envoyer
réponse et photographie au journal sous ce chiffre :
Héléna.
Xrois jeunes dames. — Une brunette d'un tempérament cascadeur, désire
entrer en correspondance avec un jeune homme affectueux, d'un caractère
grave et sérieux — pendant qu'une blondine, possédant un cœur capable d'é-
prouver un amour de feu, voudrait trouver un être répondant à cet amour, —
et une mélancolique blondine, un idéal pour le monde de ses rêves.
Envoyer réponse et photographie sous les chiffres :
Gaieté, amour et mélancolie.
Poste restante, Mariahilfstrasse.
Jusqu'au 24 de ce mois.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
419
Stadt - Park. — Cher M. P.. êtes-vous fâché contre Emma?
C'est mal ! Je vous prie de me donner la possibilité de vous
revoir.
Ton Emma!
La clame aimable habillée en gris et noir, qui passait mardi
après-midi sur le Pont Ferdinand, est priée par le monsieur
qui la suivait de vouloir bien faire connaître par un signe
si un rapprochement est possible. Un jeune homme
Réponse au Journal à Cœur enflammé.
O ma Caroline! tu connais l'ardeur de mon amour, tu connais la pureté de
mon cœur, et tu doutes de moi! ! !
Pourrai-je te voir bientôt?
Écris-moi longuement au Journal.
— Charmant 1 admirable ! fit Tulipia en rendant le journal viennois a
sa compagne, ce Moniteur des cœurs sensibles est bien intéressant
— Oui 1 sans X Extra Blatt, je ne connaîtrais pas Layos, et Layos ne
connaîtrait pas Garolina ! Je le vois maintenant, mon cœur n'avait véritable-
ment pas battu jusqu'à présent, c'étaient de simples palpitations
A partir de la rencontre du prince avec Layos Zambor et sa dame de
compagnie, le palais Trombolino fut comme transfiguré. Tout avait changé,
il faisait un temps superbe et la monotonie née du tête-à-tête éternel de Mie h
et de Tulipia avait disparu. D'abord le prince n'avait pas voulu permettre
à ses nouveaux amis de retourner à leur hôtel, il avait envoyé chercher leurs
bagages et les avait installés dans l'appartement de Blikendorf pour qui l'on
avait découvert une autre chambre suffisamment meublée et dans laquelle,
par extraordinaire, aucun Trombolino, n'avait occis aucune signoradu même
nom.
Les journées se passaient en interminables promenades en gondole et les
soirées en petits soupers, à la fin desquels il était rare que l'un des convives
soit Mich, soit Blikendorf, soit Layos Zambor, ne roulât sous la table, quand
ils n'y roulaient pas tous les trois ensemble. Quand cet accident n'arrivait
qu'à Blikendorf, Mich et Layos sautaient en gondole avec les dames et s'en
allaient parfois jusqu'au Lido donner des sérénades aux étoiles.
Blikendorf devenait de plus en plus mélancolique. Le
sentiment de sa haute responsabilité vis-à-vis de la cour de
Bosnie l'effrayait ; les correspondances devenaient bien dé-
licates. Puis son cœur battait si fort en présence de Garo-
lina, l'idéal de sa jeunesse ! il avait beau appeler à lui toute
sa philosophie, il sentait aux bouillonnements de son âme
qu'il lui faudrait bientôt choisir entre deux partis, ou dis-
puter les armes à la main son idéal blond à Layos Zam~ "'> Emma.
420
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Une jeune dame française.
Ton Théodore.
0 ma Caroline.
Do ;r;une étranger.
bor, ou envoyer à Vienne une petite annonce sem-
blable à celle du Hongrois pour demander une
deuxième Carolina.
Pendant que Tulipia et le prince Michel de Bos-
nie coulaient ainsi des journées délicieuses dans le
romantique palais Trombolino, que devenaient Ca-
bassol, Miradoux et les deux clercs que nous avons
laissés à Naples , dévalisés et ruinés par le signer
Rodolfo, le philanthrope de la Galabre?
Nous avons dit que lorsque le départ de Tulipia
lui fut connu, Gabassol n'avait pu s'élancer sur ses
traces, retenu qu'il était par le manque absolu d'ar-
gent. Un télégramme avait été envoyé à Me Taparel,
mais les fonds n'étaient arrivés qu'au bout de quatre
jours. Alors Tulipia était loin. Pendant six semaines
Cabassol l'avait cherchée partout, à Rome, à Pise, à
Gênes, à Milan, à Gôme, à Lugano sans découvrir la
moindre trace. De toute l'Italie, Venise seule lui res-
tait à explorer, et il y arriva enfin aux derniers jours
d'avril, sans grand espoir et avec l'intention de n'y
faire que quelques recherches rapides avant de re-
tourner à Paris où. il pensait que peut-être ceux qu'il
cherchait étaient arrivés déjà.
Ce fut ainsi que par une belle après-midi, suivant
le grand canal avec ses amis, dans une gondole char-
gée de malles, Cabassol eut la joie d'apercevoir tout à
coup dans une gondole découverte, la charmante Tuli-
pia, une mandoline à la main, assise à côté du prince.
Cabassol eut beau se dissimuler derrière son
Joanne pour ne pas se laisser voir, il fut aperçu et
reconnu. Tulipia pâlit et le prince eut un soubresaut
d'inquiétude. Quand l'apparition se fut éloignée, Ca-
bassol donna l'ordre à ses gondoliers de la suivre
de loin.
— Signor, dit un de ces hommes, nous pourrions
la suivre bien longtemps, la signora va au Lido...
— Vous la connaissez?
— Je suis le cousin de sa femme de chambre. La
signora habite le palazzo Trombolino que vous voyez
d'ici
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
421
— Bien ! gondolier, je vous garde pour tout le temps de notre séjour.
Gabassol et ses amis descendirent dans un hôtel donnant sur le grand
canal, juste en face du palais Trombolino. Ils dînèrent tranquillement et
attendirent la tomlx-c de la nuit. (Juand la lune parut à l'horizon, Cabassol
#LM*Ji|J§|
Soixante jeunes dames s'étaient promenées au jour dit avec le journal à la main.
reprit sa gondole et alla s'embusquer sous les murs du palais Trombolino
dans le petit canal sombre.
Vers minuit, il vit rentrer la gondole du prince. Après avoir erré pendant
une heure ou deux sous les fenêtres du palais, en ruminant un plan pour
obtenir une entrevue de Tulipia, Cabassol pensa que le mieux était de cor-
rompre les gondoliers, d'acheter la femme de chambre, et, avec leur con-
cours, d'enlever tout simplement Tulipia en gondole.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
VI
Nouvelles souffrances occasionnées par la couleur locale. — Trop de mulet. — Tulipia
apprend à jouer de la trompe des Alpes. — Un voyage de noces contrarié par
l'Angleterre.
Deux heures après avoir rencontré Cabassol, le prince et Tulipia rêvaient
pur la plage du Lido, en compagnie de Layos Zambor et de Garolina, lorsque
tout à coup d'une gondole arrivant à toute vitesse, un homme sauta effaré
sur le sable.
Cet homme était le précepteur du prince, le bon Blikendorf.
Il tenait à la main une grande lettre carrée revêtue de cachets où le
prince reconnut à première vue l'aigle de Bosnie.
— Eh bien ! qu'est-ce ? demanda le prince.
— Lisez, monseigneur, une lettre de votre auguste pèrel II sait tout! il
sait que vous n'êtes pas allé à la cour de Klakfeld, il sait que vous n'épousez
pas la grande duchesse, il sait que vous avez été à Monaco, enfin il sait que
vous êtes à Venise!...
— Diable! fît le prince.
— Et il annonce l'intention de me faire pendre, moi, votre précepteur,
si nous ne partons pas immédiatement pour Klakfeld... pour épouser la
grande duchesse dans les quinze jours !
— Par exemple ! s'écria Tulipia. Je m'y oppose absolument !
— Ne crains rien, âme de ma vie! par le sabre du grand Scanderberg,
c'est toi que j'épouserai ou je n'épouserai personne!... Nous allons quitter
Venise Changer ma Tulipia pour une Klakfeld maigre! allons donc!...
Les étrangers rencontrés tout à l'heure doivent être des agents de mon auguste
père, pour les dépister, ne rentrons pas au palais, partons tout de suite !...
— Et nos bagages? demanda Tulipia.
— Blikendorf va rester, nous lui ferons dire où il doit nous les amener.
Addio, Venezia la bella, addio, infelice Bianca!
Cinq minutes suffirent au prince pour donner ses dernières instructions à
son précepteur et pour recevoir les adieux respectueux de Layos Zambor et
de Carolina; la gondole les conduisit au jardin public, où ils prirent une
autre gondole pour le chemin de fer.
Après avoir voyagé toute la nuit, les fugitifs arrivèrent au point du jour à
Bergame; le prince, qui voulait évitée autant que possible les grandes villes
où sa présence eût pu être signalée aux agents de son auguste père, prit à
Bergame un voilurin pour Lecco sur les bords du lac de Côme. A Lecco ils
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 423
louèrent une barque et passèrent à Menaggio sur l'autre rive. A Menaggio
seulement, où ils arrivèrent à la nuit tombée, ils purent se reposer de leurs
fatigues et de leurs alarmes,
Charmante nuit! pas de parapluie, pas de rats, pas de spectres et pas
de coups de revolver !
Aux premiers chants des coqs de Menaggio, le prince se réveilla très
guilleret.
— Hourrah ! hourrah ! cria-t-il, viva la liberta ! je n'épouserai pas la
grande duchesse de Klakfeld, mon auguste père ne me tient pas encore
— Où allons-nous? demanda Tulipia.
Un mariage dans le cachot du pont des Soupirs.
— Retremper notre âme et notre corps aux fortes effluves des sapinières
alpestres, au souffle pur des glaciers ! boire l'eau claire des torrents, nous
rouler dans les neiges éternelles des hautes cimes, élever notre cœur par la
contemplation des sommets âpres et solennels où le ciel accroche ses nuages,
étudier les mœurs des patriarcales populations de la libre Helvétie 1
— Si je ne me trompe, ça veut dire que nous allons en Suisse?
— Précisément, ô ma charmante I après l'Italie où toutes nos journées
étaient vouées à l'art et à la poésie, il est sain de retourner aux fraîches im-
pressions de la nature. En conséquence, nous allons déjeuner largement et
louer deux mulets ensuite pour nous enfoncer dans la montagne.
— Que ne suis-je peintre! s'écria le prince, lorsqu'après un excellent
déjeuner Tulipia et lui se mirent en selle à la porte de l'auberge, sur le3
mulets qu'on avait amenés, que ne suis-je seulement un grand peintre, A ma
424 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
reine, pour dessiner ta taille svelte et ton air de fière amazone, sur ce vul-
gaire mulet! Quel malheur que tu n'aies pu faire avec moi la campagne de
la Turquie, tu aurais été charmante en officier de Cosaques !
Le fait est que Tulipia était charmante, dans son costume de voyage
légèrement fripé et audacieusement relevé sur le côté. Elle était chanmante,
alerte et gaie ; la fraîcheur du matin, l'atmosphère des montagnes, la détente
des nerfs, heureux de se mettre en mouvement, d'agir enfin après tant de
semaines de gondole, tout cela lui montait à la tête, et lui donnait de vio-
lentes tentations de courir et de bondir comme les cabris des Alpes.
— En avant! dit le prince en fouettant son mulet.
Si Tulipia, fatiguée de repos, demandait à grands cris du mouvement, elle
fut servie à souhait par le prince et par son mulet. Le prince dédaignant la
route facile qui unit Menaggio à Porlezza sur le lac de Lugano, s'engagea
par des chemins plus pittoresques et plus longs sur les flancs du mont Gal-
bigga, et le mulet prit prétexte des inégalités du terrain pour secouer et faire
sauter outrageusement son délicat chargement.
Au premier abord cette gymnastique de balle élastique fît sourire Tulipia ;
cela lui rappelait le corricolo de Naples. Mais à Naples on avait la ressource
de lester ledit corricolo avec de bons et gros moines, tandis que dans la
montagne, il n'y avait aucun moyen de diminuer l'intensité des secousses du
mulet. Au bout de quelques heures Tulipia regretta le corricolo.
Après une nuit passée à Lugano, il fallut remonter à mulet pour gagner
Bellinzona et la route du Saint-Gothard. Il y avait bien une route de voitures,
mais le prince ne voulut pas même en entendre parler.
— Prendre une voiture 1 s'écria-t-il, pourquoi pas un tramway ou
des vélocipèdes? Et la couleur locale? sachez que dans les montagnes la
couleur locale interdit tout autre mode de transport que le mulet !... Pour ne
pas apercevoir les odieuses diligences, nous allons laisser la grande route et
prendre des sentiers de montagne ! nous ne serions pas des voyageurs intel-
ligents si nous perdions un seul détail de cette contrée pittoresque !
La fantaisie du prince eut pour résultat de faire faire à Tulipia quatorze
heures de mulet. Ils arrivèrent à Bellinzona à l'entrée du Saint-Gothard à
une heure du matin, affamés et exténués, mais la couleur locale était sauve.
Tulipia eut à peine la force de dîner tant bien que mal avant de se mettre
au lit. Le prince mis en appétit soupa pour deux, but comme quatre et
écrivit ensuite à Blikendorf pour lui indiquer son itinéraire et le prier de
faire diligence pour les rattraper avec les bagages. Puis il alluma un cigare,
rêva un peu à la fenêtre et daigna enfin songer au repos.
— Encore le mulet! s'écria Tulipia en voyant le lendemain malin, deux
mulets venir se ranger à la porte de l'hôtel.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 54.
Dans la montagne. Les chagrins de Tulipia à mulet.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
427
— Étoile de mes rêves! répondit le prince, j'ai demandé les plus doux,,
et puis aujourd'hui nous ne ferons que sept petites heures de chemin ! voilà
qui améliore la situation ?
ïulipia poussa un soupir de résignation.
Le mulet était plus doux, mais le chemin était plus escarpé; le prince
dominé par son amour pour les sentiers extravagants avait donné ses ins-
tructions au guide. La caravane fut servie à souhait, elle eut du pittoresque
à donner le. vertige à des chèvres.
— Sublime! ravissant! écrasant! s'écriait le prince en s' arrêtant pour
admirer le paysage, après l'escalade de chaque bloc de rocher.
Suite des études musicales. Solo de ccr des Alpes au réveil.
— Éreintant! balbutiait Tulipia.
La première étape après Bellinzona fut Biasca; le lendemain au lieu de
sept heures de mulet, on en fît dix ; Tulipia souffrait cruellement. Trop de
mulet, décidément. Le prince qui a servi dans la cavalerie, n'admet pas les
plaintes, il faut souffrir et se taire !
A Andermatt, le prince résolut de séjourner pour faire de là quelques
jolies petites excursions. La saison n'était pas avancée; malgré le soleil, les
neiges de l'hiver couvraient encore la montagne et rendaient les excursions
difficiles, mais le prince ne connaissant pas d'obstacles, il fallait bien que
Tulipia ne les connût pas davantage. Pour la reposer des courses à mulet, il
lui fit faire des ascensions à pied, et pour la reposer des excursions à pied,
il entreprit d'autres courses à mulet. Quelquefois même, assis dans une au-
berge ou dans un chalet devant un flacon précieux de reconfort, il lui fit
escalader quelques cimes en se contentant de la suivre avec une lorgnette.
C'était ce qu'il appelait faire des ascensions contemplatives, ou jouir de la
poésie de la lutte de l'homme avec la nature
Dar.s une de ces excursions, le prince fit l'emplotte d'un charmant souve-
428
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
nir de voyage, un cor des Alpes qu'un berger faisait retentir pour taquiner
l'écho des montagnes et arracher un pourboire admiratif aux touristes. Le
cor des Alpes est un instrument primitif en bois, long de un mètre et demi et
affectant la forme d'un immense cornet acoustique ; dût Guillaume Tell
nous en vouloir, nous déclarerons avec énergie que ce monumental instru-
ment n'est pas beaucoup plus harmonieux qu'un trombone.
Moyennant un supplément de gratification, le berger dut apprendre à
Tulipia l'air national des boeufs de ces montagnes, le Ranz des Vaches, mélo-
die mélancolique qui rappelle au bercail les troupeaux errant dans les pâtu-
rages alpestres. Cette pe-
tite leçon de musique du-
ra deux heures et fatigua
énormément les poumons
de Tulipia.
— Quelle poésie ! dit
le prince à demi pâmé
d'admiration, cela pro-
duit sur l'âme je ne sais
s^^-J*"- ^'^T' l~ &V '*^K^^ quelles sensations de...
(y^ y<» *ik^jgjwf \^' - De bœuf mis au
^ - vert! C'est très joli, le
Encore du mulet! R&nz ^ VacheS) ^ CQr
des Alpes est un instrument élégant, mais tu ne penses pas, mon petit Mich,
que ça remplacera jamais le piano?
— Qui sait? si quelques femmes charmantes voulaient prendre l'initiative
de l'introduire dans les salons... Dans tous les cas, ma blanche idole, comme
le cor des Alpes est tout ce que l'on peut imaginer de plus couleur locale,
je compte sur ta complaisance pour me jouer le Ranz des Vaches tous les
matins à mon réveil...
Et à partir de ce jour, Tulipia dut employer ses soirées d'hôtel à cultiver
le cor des Alpes, ce qui gêna un peu les autres voyageurs; les fenêtres
ouvertes, quand la lune commençait à se montrer au-dessus des glaciers
resplendissants, gigantesques blocs d'argent, et des rocs bleuâtres aux fan-
tastiques silhouettes, Tulipia joua d'innombrables Ranz des Vaches que
les échos de la montagne répercutaient à l'infini, sans se douter que ces
notes poétiques leur étaient envoyées par des lèvres beaucoup plus sédui-
santes que celles des bergers des hauts chalets, leurs musiciens habituels.
Le matin aux premières lueurs de l'aube, Mich exigeait encore un Ranz
des Vaches qui réveillait tout l'hôtel et mettait pour toute une journée la
mélancolie dans Târne des voyageurs.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
429
L'hôtel des deux Chamois, à Amsteg où le prince fît un séjour, y perdit
tous ses habitants de passage. Le prince, hâtons-nous de le dire, indemnisa
largement l'hôtelier. Il ne resta dans l'hôtel qu'un couple français en voyages
de noces. Leur entêtement à rester étonna fortement le prince, qui daigna
leur en demander la cause, pendant que Tulipia commençait son concert.
— Comment, monsieur, quitter l'hôtel à cause du cor des Alpes!... Oh
non! nous avons trop besoin de nous refaire! n'est-ce pas, Emilie?
— Oh! oui, Edouard!
Lever de soleil au Righi-Kulm.
— Je ne comprends pas... Je ne vois pas ce que le Ranz des Vaches peut
avoir de réconfortant?
— Ah ! monsieur, ce n'est pas la musique par elle-même, ce sont ses résul-
tats... L'hôtel était plein, tout le monde est parti, il ne reste que nous, avec
de la nourriture à discrétion ! c'est pour la nourriture que nous restons...
— Pour la nourriture ! s'écria le prince étonné.
— Oui monsieur! Mais ne nous attribuez pas pour cela, reprit Edouard,
des sentiments par trop grossiers ; nous restons pour la nourriture, mais nous
apprécions aussi la poésie du site, n'est-ce pas, Emilie ? La nourriture nous
ferait braver tous les cors des Alpes de ces montagnes... nous en avions
perdu l'habitude...
— De la nourriture ? dit le prince.
430 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Oui monsieur, n'est-ce pas, Emilie? Nous sommes arrivés ici affamés,
littéralement affamés, figurez-vous... ça vous intéresse?
— Ça m'intéresse.
— C'est toute une histoire! un vrai drame! figurez-vous que, mariés il
y a trois Bemaines, n'est-ce pas Emilie? nous sommes partis pour le petit
voyage traditionnel en Suisse, joyeux, bien portants, et émus !... Oh! émus !
— Oh ! oui, Edouard !
— Tout alla bien jusqu'à Bàlo, jusqu'à Intcrlaken même, mais dès que
nous nousîançâmes dans la montagne, les choses changèrent! En arrivant à
LauterBrunnen, nous désirions déjeuner, c'était bien naturel... à l'auberge le
patron prit un air agréable et nous dit : Désolés, mais les voyageurs de
L'agence Grogg viennent de passer, ils étaient 342, ils ont tout mangé ! — Il
n'y a pas d'autre auberge dans le pays? — Si, mais elle est également à sec,
vous pensez, 342 Anglais!... Diable! nous avions très faim... Nous trou-
vâmes après bien des recherches un morceau de fromage de gruyère et nous
déjeunâmes avec ça! C'était noire premier repas au fromage de gruyère...
Hélas! combien devions-nous en faire de pareils!... Nous voyageâmes toute
l'après-midi dans la montagne; au premier hôtel, sur un plateau du passage
de la Vengernalp, nous frappâmes pleins d'espoir et d'appétit. — Désolé, dit
l'hôte, mais les voyageurs de l'agence Crogg viennent de passer, ils ont lun-
ché ici, et il ne me reste rien... mais vous trouverez un autre hôtel à deux
lieues d'ici, à la petite Scheidegg. — Allons, du courage ! nous faisons les deux
lieues, nous arrivons à la nuit. On nous reçoit très bien, on nous conduit à
une belle chambre avec vue sur le massif de la Yungfrau... Nous avions de
l'espoir, mais lorsque nous parlâmes de dîner, on nous répondit qu'il n'y avait
que du fromage de gruyère, parce que 342 voyageurs de l'agence Crogg
venaient de passer et que toutes les provisions de l'hôtel avaient à peine
suffi à leur fournir à goûter ! — Et demain ? dis-je à l'hôtelier. — Oh ! demain,
répondit-il, on ira aux provisions. Nous nous endormîmes toujours avec notre
appétit, mais avec l'espoir de manger le lendemain... Au déjeuner du matin
voilà qu'on nous apporte encore du fromage de gruyère... — Eh bien ' et les
provisions? m'écriai-je. — On est parti, monsieur, elles seront ici dans trois
jours au plus tard! Emilie s'évanouit, la pauvre enfant! j'eus beaucoup de
peine à la faire revenir à la vie, je soldai la note et nous partîmes. Nous
arrivâmes mourants à Grindelwald. De loin sur les rochers, nous aperçûmes
une longue file d'hommes et de femmes aux vêtements à carreaux écossais,
je saisis la main d'Emilie et je dis : les voyageurs de l'agence Crogg, nous
sommes perdus! Ils quittaient Grindelwald en voiture, à pietf ou à mulet.
Nous nous traînâmes jusqu'à l'auberge. — Désolé ! nous dit un garçon en
habit noir, mais les voyageurs de l'agence Crogg ont lunché et dîné ici, il ne
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
431
nous reste pas même un os! — Garçon, monsieur, mon bienfaiteur, au nom
du ciel, avez-vous un tout petit morceau de gruyère?... Dieu vous le rendra
là-haut! Le garçon se laissa attendrir et nous apporta un croûton de pain dur;
alors, entre Emilie et moi s'éleva un combat de générosité... — Pour toi, mon
ami, dit-elle. — Non, cher ange, mange-le toi-même... Nous partageâmes...
— C'est horrible! fit Tulipia.
de la Lune de miel.
— Et ce fut partout la même chose, sauf à Altorf... Là, quand après la
réponse ordinaire, je me rejetai sur le gruyère, on me dit que les voyageurs
de l'agence Crogg l'avaient emporté pour charmer les ennuis de la route !
C'est ainsi que nous arrivâm* ici. Les Anglais y étaient déjà, mais pendant
qu'on leur préparait à dîner» ils étaient partis visiter une cascade à trois
lieues d'ici. — Désolé, nous dit l'hôte, mais nous n'avons plus rien, tout est
retenu par les Anglais! Nous implorâmes du gruyère et nous dévorâmes nos
souffrances. Mon Dieu, qu'Emilie était maigre!... Tout à coup, un berger
accourut dire que la Reuss venait d'emporter un pont à une lieue d'ici, et
que les Anglais ne pouvant plus repasser, s'en allaient dîner à Andermatt.
Cette nouvelle fit sur nous l'effet d'une pile électrique, nous retrouvâmes
nos forces pour sauter de joie. C'était l'abondance succédant à la plus atroce
famine. Comprenez-vous, 342 dîners pour nous tout seuls!... Monsieur, vous
me croirez si vous voulez, mais Emilie et moi nous en fûmes malades!...
Et depuis, plus de fromage de gruyère, plus d'agence Crogg, Emilie revient
à la vie, nous engraissons. Et voilà pourquoi nous ne fuirons pas devant un
simple cor des Alpes. Nous ne quitterons cet hôtel que lorsque nous serons
refaits, lorsque je pourrai me présenter devant la mère d'Emilie, avec une
Emilie engraissée !...
432 La GRANDE MASCARADE PARISIENNE
VII
A la recherche de Tulipla. — Route du Rlghl. — Un mariage dans l'Intérieur du pont dea
Soupirs. — L'Infortuné Cabassol marie encore un clerc de notaire.
Nous avons laissé notre ami Cabassol à Venise, très résolu à enlever Tulipia
coûte que coûte, et, plein de confiance dans l'adresse de son gondolier. Le
secret du départ du prince et de Tulipia fut bien gardé ; Blikendorf, Layos-
Zambor et sa dame de compagnie continuèrent à occuper le palazzo Trom-
bolino et soupèrent le soir comme si le prince était toujours là. De loin voyant
la jeune Viennoise au balcon de la loggia, Cabassol la prit pour Tulipia et se
hasarda à lui envoyer un baiser. Seul le gondolier de Cabassol fut informé du
départ par sa cousine, la femme de chambre, mais le désir de gagner tout
de même la récompense promise lui suggéra une idée machiavélique.
Ce fut ainsi, qu'après bien des peines et des dépenses, un beau soir, dans
une gondole mystérieuse, Cabassol croyant enlever Tulipia, opéra, sans vio-
lences heureusement, le rapt de Carolina Laufner, la blonde dame de com-
pagnie de Layos-Zambor ! Il fut atterré par la surprise, mais la jeune et tendre
Viennoise fut encore plus surprise que lui, lorsque, son erreur reconnue à
la faveur d'un rayon de la lune, elle se vit reconduire au palais Trombolino
avec d'humbles excuses. Heureusement Layos-Zambor et Blikendorf attablés
et occupés ne s'étaient aperçus de rien.
Le prince et Tulipia avaient quitté le palais depuis 5 jours! Le lendemain
Cabassol, suivi de Miradoux et des deux clercs, arpentait soucieusement les
dalles de la place Saint-Marc, sans même songer à admirer les dômes de
Saint-Marc ou les Vénitiennes à la peau ambrée, lorsque tout à coup Miradoux
poussa un cri.
Il venait d'apercevoir à la fenêtre d'une maison de la place, la femme de
chambre mulâtresse de la villa Girouette qui lui faisait d'amoureux signaux.
En même temps sous les arcades, Palamède et les trois demoiselles améri-
caines apparurent manœuvrant pour cerner nos malheureux amis.
— Fuyons ! dit Cabassol.
Et tous trois s'engouffrèrent dans Saint-Marc, avec l'intention de traverser
l'église et de pénétrer par une porte intérieure dans le palais ducal. Arrivés
au balcon de la galerie dans le palais des doges, Cabassol jeta un coup d'œil
avec précaution sur la place. Palamède avait deviné la manœuvre, Lucrezia
Bloomsbig seule était entrée à Saint-Marc, Palamède avec le reste de ses
troupes pénétrait dans le palais ducal.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
433
Que faire? que deve-
nir? Us approchaient. On
entendait déjà le froufrou
des robes des trois Bloom-
sbig.
De salle en salle, Ga-
bassol battait en retraite,
sur les pas d'un guide qui
l'assommait avec ses ex-
plications intempestives,
ses nomenclatures de do-
ges assassinés ou décapi-
tés, ses récits de conspi-
rations , ses descriptions
de tableaux du Tintoret,
de plafonds de Véronèse
et son conseil des Dix.
Les américaines ap-
prochaient. Et pas d'issue.
Comme le guide allumait
un grand flambeau pour
leur faire admirer les deux
r.une de miel allemande, lune de miel anglaise et iune de miel parisienne.
Liv. 55.
434 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
cachots des condamnés à mort du pont des Soupirs, Gabassol vit poindre au
bout du couloir le chapeau de Palamède. Une inspiration lui vint, il laissa le
guide entrer dans le cachot, il laissa les américaines le suivre, et bondissant
en arrière, il ferma la porte à clef.
En se retournant, il vit qu'un de ses compagnons, le troisième clerc, était
resté dans le cachot entre les mains de Palamède.
— Epousez! lui cria-t-il, cela nous fera gagner du temps...
Et il entraîna ses amis après avoir jeté les clefs du cachot dans le canal.
Personne n'ayant inquiété leur fuite, ils purent regagner leur hôtel et faire
leurs malles pour quitter Venise.
Quant aux malheureux enfermés dans le cachot du pont des Soupirs, on
ne les délivra que le lendemain. Des gondoliers éperdus de terreur, avaient
entendu leurs cris, pendant la nuit, mais ils avaient pris ces appels pour des
lamentations d'outre-tombe, des victimes du conseil des Dix, et s'étaient hâtés
de faire filer leurs gondoles au plus vite, loin du lugubre canal
En sortant du cachot des condamnés à mort, le troisième clerc était
l'époux de Lavinia Bloomsbig; Palamède leur avait donné la bénédiction
nuptiale dans l'obscurité et toute la noce avait tant bien que mal dormi sur la
pierre qui remplaçait la traditionnelle paille humide dans le vieux cachot.
Sortis de Venise, échappés aux griffes matrimoniales de Palamède, notre
ami Gabassol se remit encore une fois à la recherche de Tulipia. Où le prince
pouvait-il l'avoir entraînée? Sous quels cieux errait-elle, avec l'album de la
succession Badinard dans ses malles?
Pendant huit jours, Cabassol fouilla toutes* les stations de chemin de fer,
Padoue, Vicence, Vérone, Brescia, etc., sans résultat aucun. Il était arrivé à
Milan, et poursuivait son enquête auprès des employés des chemins de fer,
lorsque le hasard le mit enfin sur la bonne piste. Il vit charger sur un fourgon
une douzaine de caisses sur lesquelles il lut ces mots :
VON BLIKENDORF
Arona.
Son cœur battit, c'étaient évidemment les bagages du prince que Bliken-
dorf emmenait. Quelques malles de fabrication parisienne devaient appartenir
à Tulipia, il put lire dessus des étiquettes de chemin de fer : Trouville,
Monaco, Gênes, Naples, Venise, etc. 0 joie ! il tenait enfin le fil conducteur, il
n'y avait qu'à suivre Blikendorf pour arriver jusqu'à Tulipia.
Et il prit immédiatement ses billets pour Arona. Avant de monter en
wagon, il eut soin de bien constater lai présence de Blikendorf. Le précepteur
du prince occupait un coupé de première classe ; à la vue de Gabassol il très-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
435
saillit et baissa les stores pour se dissimuler. Mais il était trop tard, Gabassol
monta dans un compartiment voisin pour le surveiller de façon à ne pas le
laisser échapper.
Le bon Blikendorf fit un triste voyage. Il prenait Cabassoi et ses compa-
gnons pour des agents de la cour de Bosnie, envoyés par l'auguste père de son
élève pour ies forcer à rentrer dans le devoir. Il frémit et se vit déjà suspendu
entre ciel et terre par une cravate de chanvre attachée à une belle potence
neuve, sur la grande place de Bosnagrad.
Des remords amers lui serrèrent la gorge, et pourtant après tout, ce n'était
pas complètement sa faute, il n'avait été que faible, il s'était laissé entraîner
par son élève et n'avait quitté le sentier de la vertu que contraint et forcé. Et
même son élève lui avait donné
un certificat pour bien consta-
ter son innocence.
Mais la cour de Bosnie au-
rait-elle égard à ces circons-
tances atténuantes, la brutalité
du pouvoir absolu se laisserait-
elle fléchir ? >
A Arona la terreur de Bli-
kendorf fut portée à son com-
ble quand il vit ses trois per-
sécuteurs s'embarquer avec lui pour Locarno sur le lac Majeur.
Quatre passagers sur le bateau à vapeur dédaignèrent les beautés du pay-
sage et ne donnèrent même pas un regard à l'Isola Bella et aux autres îles
Borromées, pas plus qu'aux villages éparpillés dans la verdure des côtes, sur
le flanc des montagnes ; ces passagers étaient, d'abord l'infortuné Blikendorf,
toujours en proie à des visions où jouaient un grand rôle le chanvre bosnia-
que et la menuiserie considérée dans ses rapports avec la construction des
potences, puis Gabassol et ses amis, qui firent le voyage assis, pour plus de
sûreté, sur les malles du précepteur.
De cette façon, celui-ci ne put songer à s'échapper. Au bout du lac, les malles
de Blikendorf furent déchargées et rechargées sur l'impériale de la diligence
de Bellinzona ; Gabassol et ses amis étaient déjà dans l'intérieur. Blikendorf
monta dans le coupé où il se trouva seul avec ses pensées.
Pendant les trois jours qu'il resta à Bellinzona sans oser continuer sa
route, Gabassol ne quitta pas l'hôtel où les malles et le précepteur étaient
descendus.
Cependant, lequatrième jour, le précepteur réussit à se dérober et à partir
dans une voiture particulière pour-tme direction inconnue. Mais les malles
Arrière, vil célibataire!
436
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
étaient restées. Cabassol sut bientôt que l'on devait les diriger le lendemain
parle Saint-Gothard à l'adresse de l'hôtel du Righi-Kulm.
Cabassol et ses amis réglèrent leurs comptes et prirent la même diligence
que les malles, ils traversèrent ensemble le Saint-Gothard et s'embarquèrent
en même temps à Fluelen sur le bateau du lac des Quatre-Cantons. A Witz-
nau les bagages furent transportés dans le petit train qui monte au Righi-
Kulm par une si audacieuse route.
— Le prince et Tulipiasont là-haut à l'hôtel du Righi-Kulm, assurément,
dit Cabassol en montant dans le train, nous touchons au but! Il faut que
demain, par un moyen quelconque, j'obtienne une entrevue de Tulipia!...
Décoration des chambres à l'hôtel de la Lune de miel.
Au Kulm, en interrogeant adroitement les garçons de l'hôtel, Cabassol
acquit la certitude que deux voyageurs répondant au signalement des fugitifs,
habitaient l'hôtel depuis trois jours. Moyennant un remarquable pourboire,
un garçon fît avoir à Cabassol l'appartement voisin de celui du prince et
réuni au premier par un même balcon. Cabassol aux aguets vit revenir ceux
qu'il cherchait d'une petite excursion dans la montagne; le soir, il eut
l'agrément d'un solo de cor des Alpes exécuté par sa voisine la charmante
Tulipia.
Le matin un autre solo de cor des Alpes annonça aux touristes de l'hôtel
le lever du soleil. Cabassol bondit, le cor avait résonné tout près de son lit à
travers une simple cloison de sapin.
— Tulipia, ma reine! dit une voix que Cabassol reconnut pour être celle
du prince, allons encore admirer le lever du soleil avant notre départ...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
437
— Allons, bon, déjà partir I se dit Cabassol, vite, habillons-nous pour être
prêt à tout événement...
— Monseigneur, c'est peut-être imprudent, dit une autre voix, songez que
les agents de votre auguste père que j'ai à mes trousses, depuis Venise, ont
arrivés ici hier soir. Mieux vaudrait tacher de fuir sans leur donner l'éveil. .
— Faisons m/ îux, dit le prince, si je les achetais, si je les attachais à ma
personne?...
Duo de fauteuils à musique.
— C'est un moyen, fit Blikendorf...
— Les attacher à votre personne! s'écria Tulipia. Y pensez-vous, prince!...
D'abord, je ne veux pas !
— Cependant...
Cabassol n'en entendit pas davantage. Quelqu'un venait de frapper à la
porte-fenêtre sur le balcon ; Cabassol courut ouvrir en se demandan si ce
n'était pas déjà Blikendorf qui venait l'attacher à la personne du prince, mais
ï: recula effaré à la vue de l'Américain Palamède en veston et en pantoufles.
43S LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Comment vous portez-vous? demanda Palamède en lui tendant la main,
je ne voua dérange pas, on peut entrer?...
Et comme Gabassol ne répondait pas.
— Nous sommes voisins, dit-il, j'ai l'appartement de gauche sur le même
balcon... je viens donc vous voir en voisin... Lucrézia et Cléopatra sont là, je
vais les appeler, elles seront enchantées de vous dire bonjour... A propos,
vous savez, votre ami que vous avez laissé à Venise, il est maintenant le mari
de Lavinia, charmant garçon... bonne famille... j'avais pris des renseigne-
ments... Lavinia aime la vie tranquille, elle est enchantée d'être l'épouse d'un
homme de loi... Ils seront heureux, monsieur! Je leur ai dit dans le cachot
des condamnés à mort, en leur donnant la bénédiction nuptiale, car en ma
qualité de ministre je leur donnai moi-même la bénédiction nuptiale...
Sur ce mot Gabassol recula.
— Je leur ai dit : mes enfants, en ce jour solennel...
— Pardon, à quelle heure part le premier train qui descend au lac?
— Gomment ! songeriez-vous encore à fuir le bonheur que je vous ap-
porte... le premier train part à 10 heures, mais...
— Bon, pensa Cabassol, le prince ne peut partir avant 10 heures, subis-
sons Palamède jusque-là; à 10 heures, nous suivons le prince, quand môme
il faudrait passer sur le corps de cet Américain crampon !
Miradoux et son clerc avaient, pendant ce dialogue, quitté la chambre à
deux lits qu'ils occupaient et se tenaient dans l'antichambre, prêts à se
sauver.
— Inutile 1 dit tranquillement Palamède. la porte est fermée à clef, j'ai
pris mes précautions pour causer tranquillement avec vous. . . Voulez-vous me
permettre de faire venir Cléopatra et Lucrézia ?
Cléopatra et Lucrézia, n'attendant même pas la permission, parurent
à leur tour sur le balcon.
— Eh bien, ingrats, dirent-elles en tendant la main à Cabassol et au jeune
clerc, vous nous fuyez donc?
— Non, répondit Gabassol, nous avons l'air de fuir, mais c'est une
épreuve, c'est pour éprouver la force du tendre sentiment qui nous...
— Unit! fit Cléopatra en mettant sa douce main dans celle de Cabassol.
— Pardon, pardon, ma chère, dit vivement Lucrézia Bloomsbig à sa cou-
sine, lu fais erreur.
— Comment, je fais erreur? un tendre sentiment ne nous unit pas, mon-
sieur et moi? mais tu calomnies nos cœurs, tu...
— Non, ma chère, ce n'est pas cela, je dis que tu fais erreur, en ce sens
que tu te trompes dé fiancé...
— - Vraiment? Es-tu bien sûre?
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
430
— Certainement, demande à Palamède, c'est moi que M. Cabassol aime,
c'est à moi qu'il a dit : My lovely angel !
— C'est vrai, dit Palamède.
— Il me semble aussi, dit Cabassol, cependant je ne voudrais pas contra~
rier mademoiselle...
— Voyons, Cléopatra, regarde attentivement ta promesse de mariage, elle
n'est pas signée de M. Cabassol.
— C'est vrai, dit Cléopatra, la signature est assez peu lisible. Je n'ai pu
encore déchiffrer le nom de mon fiancé, et je vous assure que cela m'a été
bien pénible... oh! oui, bien pénible ! Jules Pa... Po...
— Jules Poulinet, dit le clerc
de notaire en s'avançant, de Mont-
brison. mais je dois vous dire que
je suis déjà fiancé à Montbrison et
que...
— N'est-ce que cela? dit Cléo-
patra, mais dans mon pays on
admet très bien la polygamie, vous
vous ferez mormon...
— Ça me ferait du tort dans le
notariat. . . je compte acheter un jour
ou l'autre une étude à Paris, et, je
vous assure, le mormonisme me
nuirait sérieusement auprès de mes
clients futurs...
— Soit, vous n'épouserez pas
votre fiancée de Montbrison...
— Pardon , fit Miradoux en s'avançant , moi qui n'ai signé aucune
promesse de mariage, je vous demanderais de m'ouvrir la porte, j'ai besoin
de prendre quelques renseignements au chemin de fer.
— C'est trop juste, répondit Palamède, je vous demande pardon de vous
avoir retenu...
Miradoux descendit rapidement l'escalier de l'hôtel en même temps que
les bagages du prince que l'on portait au chemin de fer; il s'assura de l'heure
du train, et revint à l'appartement où la discussion commençait à s'envenimer.
— Nous plaiderons ! disait Palamède.
— Nous plaiderons ! répondit Cabassol.
— C'est indigne ! gémissaient Cléopatra et Lucrézia.
— Et je demanderai 500,000 francs de dommages et intérêts pour cha-
cune de mes pupilles.
■m
Garçon de l'hôtel de la Lune de miel.
440 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Le train est pour 9 heures 45, et les bagages du prince sont enregis-
trés pour Lucerne, glissa Miradoux à l'oreille de son ami.
— Parfait, dit Gabassol, allez donc prendre des billets.
— J'y cours, répondit Miradoux.
— C'est inutile, vous ne partirez pas, s'écria Palamède, c'est assez de
retards, épousez ou plaidons.
— C'est ce que nous verrons ! nous n'avons pas fixé de date dans les pro-
messes de mariage, nous épouserons mais plus tard.
— Pardon, il n'y a pas à chercher de chicane, vous avez écrit : à première
réquisition, j'épouserai... vous êtes requis, épousez!
Des pas précipités interrompirent les protestations de Gabassol. C'était
Miradoux qui revenait une seconde fois.
— Alerte! s'écria-t-il, le prince et Tulipia viennent de partir il y a une
demi-heure...
— Mais le train n'est que pour 10 heures...
— Hélas ! je sais tout maintenant, le train n'emportera que les bagages,
les voyageurs sont partis à mulet...
— Sacrebleu! partons vite...
— Un instant! s'écria Palamède. Allons, Cléopâtra, Lucrézia, jotez-vous
aux pieds de ces fiancés perfides...
— Voyons, le temps presse, je capitule! dit rapidement Cabassol.
— Vous épousez?
— Pas moi... je vous propose ce qu'on appelle une cote mal taillée, un
fiancé sur deux... acceptez-vous?
— 50 pour cent ! fit Palamède.
— 50 pour cent ou rien, décidez-vous! je vous laisse le fiancé de miss
Cléopâtra, M. Jules Poulinet.
— Nous acceptons ! dit Palamède.
— Mais, fit Jules Poulinet, et ma fiancée de Montbrison?
— Nous verrons plus tard, je lui expliquerai... Allons, cher ami, rési-
gnez-vous! je pars avec Miradoux...
— A bientôt! fit Palamède, et j'espère que la prochaine fois, vous vous
laisserez toucher par les larmes de miss Lucrézia.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 56.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
443
VIII
Un séjour à l'hôtel de la Lune de Miel, près Lucerne (Suisse). — Amour et poésie.
Lunes de miel et divorces. — Appartement à musique. — L'avoué de l'hôtel.
Blikcndorf n'avait pas appris pour rien la diplomatie à la cour de Bos-
nie. Pour tromper les agents de l'auguste père de son élève, il avait ostensi-
blement fait prendre des billets au chemin de fer, et pendant ce temps il
préparait secrètement une fuite à travers les sentiers de la montagne.
Sort cruel! Les épreuves équestres recommençaient pour Tulipia. Le
mulet lui était décidément contraire, puisque depuis si longtemps qu'elle
Les balcons de l'hôtel.
errait dans la montagne sur le dos de ces respectables quadrupèdes, elle
n'avait pas encore pu s'habituer à leur trot sec et à leur dur contact.
— Où allons-nous ? demanda le prince quand les fugitifs furent à quel-
que distance de l'hôtel de Righi-Kulm.
— Monseigneur, les agents de votre auguste père seront à nos trousses
dans quelques minutes, mais j'ai eu soin de leur préparer quelques fausses
pistes, j'ai fait partir des mulets par tous les sentiers qui descendent du
Kulm, cela nous donne un peu d'avance. Mon avis est que nous en profi-
tions pour gagner Arth au pied du Righi, sur le lac de Zug. De là, nous
allons à Zug et nous prenons le chemin de fer pour Lucerne. Il y a dans les
environs de Lucerne de délicieuses pensions où nous nous tiendrons tran-
quilles quelque temps, pendant que l'on nous cherchera plus loin.
— Oh oui ! plus de mulet surtout, dit Tulipia, j'ai soif de tranquillité
après tant de mulets.
— C'est entendu ! dit le prince, moi j'ai soif d'une vie paisible et calme,
dans un chalet sous les arbres, au bord d'un lac pur où je prendrai plaisir à
voir refléter l'azur du ciel et celui des yeux de ma bergère... Je serai Nemo-
444 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
rin, elle sera Estelle, nous pocherons à la ligne loin du bruit du monde, des
intrigues des cours, bien loin surtout de ma grande duchesse de Klakfeld..,
— Doit-elle être furieuse ! s'écria Tulipia.
— Et mon auguste père, donc !
— Monseigneur! s'écria Blikendorf, ne parlez pas de votre auguste père,
jamais plus je n'oserai reparaître devant ses yeux, moi précepteur indigne,
qui n'ai pu vous maintenir dans le sentier de la vertu ! Heureusement que,
avant que tout soit découvert, j'ai pu nous faire envoyer un supplément de
deux cent mille florins en traites...
— Un supplément de florins 1 Tout va bien alors ! Blikendorf, tu es uw
homme précieux, tu seras mon premier ministre un jour ! Et maintenant, en
avant, cherchons un chalet poétique pour y cacher à tous les yeux nos
personnes proscrites et notre amour. Pendant ce temps-là, mon auguste
père s'apaisera et peut-être la grande duchesse trouvera-t-elle à se caser...
Le chalet poétique ne fut pas difficile à découvrir. En déjeunant à Arth
comme de simples mortels dans une auberge écartée, le prince feuilletant
son guide y trouva cette mention :
A LA LUNE DE MIEL
LINDENBERG près LUCERNE
Hôtel et pension de i " classe. Cures de petit lait. Cet établissement ouvert
depuis peu est un des plus remarquables et les plus poétiques de la Suisse.
Situation ravissante sur le lac des quatre cantons, au pied de la colline de
Lindenberg. Chalet pittoresque. Ombrage merveilleux, bateaux de plaisance
sur le lac, confortable exquis. Cuisine délicate ou forte suivant les désirs des
voyageurs. Cascade. Prix modérés.
— Voilà notre affaire, dit le prince, ô ma Tulipia, pouvons-nous trouver
mieux pour cacher notre bonheur?
— Ah ! mon petit Mich, cela va être charmant I
Les fugitifs après trois jours de détours dans la montagne pour achever
de dépister leurs ennemis, arrivèrent sans mauvaise rencontre au Lindenberg
par un superbe clair de lune. Le prince en découvrant l'hôtel fut dans le
ravissement, l'annonce n'avait pas exagéré les charmes du paysage au milieu
duquel un poétique aubergiste s'était fixé. Le lac, la colline, les ombrages
tout y était, la lune se reflétait dans un lac encadré de hautes montagnes, des
ruisseaux chantaient et cascadaient sous les arbres et sur tout le paysage
planait une douce et succulente senteur de cuisine.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
440
— 0 Tulipia, ma reine, si tu consens à vivre ici avec moi, je fais mettre
en adjudication mes droits au trône de Bosnie...
— De la prudence, monseigneur, voici le maître de l'hôtel.
Partie de pêche sur le lac.
Un gros homme en habit noir et en cravate blanche, une rose à la bou-
tonnière et le teint fleuri, accourait au-devant des voyageurs.
— Monsieur et madame, agréez toutes mes civilités, prenez la peine d'en-
trer, je vous prie... Vous êtes les bienvenus à l'hôtel de la Lune de miel..*
Est-ce pour lune de miel ou pour divorce que je dois vous inscrire?
— Comment?
— Oui, je veux dire : voyageant pour lune de miel ou pour divorce? Vous
446 i LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
savez, c'est la spécialité de mon hôtel, nous ne logeons pas les voyageurs
ordinaires, nous ne recevons que les personnes qui viennent, chez nous, abriter
les doux rayons d'une lune de miel à son aurore, ou les voyageurs venant en
Suisse pour divorcer... En ce moment le divorce donne beaucoup... Mais je
vois aux yeux de madame qu'il n'est pas encore question de divorce entre
elle et monsieur, je vais donc faire préparer un appartement à l'aile gauche...
L'aile gauche est pour les lunes de miel et l'aile droite pour les divorces.
— Côté des lunes de miel! s'écria le prince, lune de miel dans son pre-
mier quartier! Hôtelier?
— Monsieur?
— Inscrivez : Premier quartier, j'y tiens ! vous pouvez dire aussi que
jamais depuis la fondation de l'hôtel, ces murailles n'ont abrité lune de miel
plus poétique et plus pure!
— J'en suis enchanté, monsieur. Nous avons à l'aile gauche des lunes de
miel tout à fait remarquables, je vous recommande la lune de miel du n° 27,
voilà trois mois et demi qu'elle dure... et jamais un nuage! Je vais vous
donner l'appartement n° 28, vous serez voisin avec mon phénomène la lune
de miel de trois mois et demi. Je ne vous parle pas du n° 29, une lune de
miel de quinze jours qui en est à ses derniers rayons déjà !... Je regrette de
l'avoir reçue, mais je vais la faire passer à l'aile droite, côté des divorces...
Maintenant, si vous voulez me suivre, je vais vous installer...
L'hôtelier prit un flambeau et se dirigea vers les couloirs de l'aile gauche.
Le prince et Tulipia le suivirent, serrés l'un contre l'autre, la main dans la
main et les yeux dans les yeux. Derrière eux venait Blikendorf portant la
trompe des Alpes dont le prince n'avait pas voulu se séparer.
En entendant le pas lourd de Blikendorf, l'hôtelier se retourna.
— Mais, s'écria-t-il, monsieur nous suit, que désire monsieur?
— Parbleu ! je désire une chambre pour abriter ma tête, répondit Bli-
kendorf.
— Y pensez- vous, monsieur! Gomment, vous vous introduisez dans l'aile
gauche, côté des lunes de miel! vous, un célibataire!...
— Je ne suis pas célibataire, je suis marié à trois cents lieues d'ici... et de
plus je suis un vieux philosophe.
— Pour moi, vous êtes un célibataire, une espèce absolument proscrite
ici... j'ai une responsabilité, monsieur, j'ai le devoir de veiller sur la tran-
quillité de mes lunes de miel qu'un célibataire pourrait troubler... Un céli-
bataire ici, et voilà peut-être une lune de miel compromise...
— Mais je vous assure que je n'ai aucunement l'intention...
— N'importe, à mon grand regret je ne puis vous loger... cependant,
attendez, je vais vous donner une chambre à l'aile droite, côté des divorces...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
447
— Vous avez raison, dit Tulipia, c'est moins dangereux.
— Oui, je prends cela sur moi, du côté des divorces, les époux ont géné-
ralement le cœur pris l'un adroite, l'autre à gauche... votre présence ne
peut occasionner aucun trouble grave... Attendez-moi ici, je vous conduirai
ensuite à l'aile des divorces.
Blikendorf lendit sa trompe des Alpes à l'hôtelier et s'assit en attendant
son retour, sur une des banquettes du couloir.
En entrant dans la partie réservée aux lunes de miel, les arrivants remar-
quèrent tout de suite
un certain change-
ment, les murailles
des couloirs étaient
peintes en rose ten-
dre, avec des orne-
ments bleus dans
les plinthes.
Des lampes dou-
ces et voilées, pres-
que des veilleuses
brûlaient de dis-
tance en distance,
et des bruits de mu-
sique vague s'é-
•chappaient des
chambres.
—Voici le n° 28,
dit l'hôtelier en ouvrant la porte.
— Tiens, c'est gentil ici! s'écria Tulipia.
— Nous avons cherché à créer de véritables nids pour nos voy^eurs,
une lune de miel, c'est délicat... Voyez, une chambre, un cabinet de toi-
lette, cela doit suffire!... Un appartement plus compliqué eût été nuisible...
— C'est très gentil cette chambre tapissée de bleu céleste semé de lunes
d'argent... et cette pendule en bois, avec un petit Amour...
— L'Amour allumant le flambeau de l'hymen! dit l'hôtelier. Vous verrez,
aux heures et aux demies, il remue la tête et sonne un air triomphal dans une
petite trompette...
— Et ces tableaux...
— Très poétiques aussi, voyez, madame!... Je les ai commandés moi-
même à l'artiste, n'ayant pu trouver de sujets suffisamment riants, calmes et
poétiques parmi les cadres vulgaires des marchands de gravures. J'ai donné
Lune de miel parisienne. Phase des gifles.
448 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
pour thème à l'artiste l'histoire un peu arrangée de Roméoet Juliette..
Voyez : N° 1, Roméo et Juliette ressentant le premier choc de l'amour. N° 2, Pre-
mier rendez-vous de Roméoet Juliette au clair de la lune. N° 3, Voyage de ?ioces
de Roméo et Juliette, en Suisse naturellement dans le coupé d'une diligence
du temps... J'avais d'abord eu l'intention de les faire promener en gondole à
Venise, mois il est inutile, n'est-ce pas, de faire des réclames à la concur-
rence. N° 4, Lune de miel de Roméo et Juliette, ils sont assis sur le bord d'un
lac en train de lire à deux un volume de vers. N° 5, L'échelle de cordes : Pour
bien indiquer la profondeur et la durée de leur amour, je suppose que
Roméo, marié, continue à se servir de l'échelle de cordes pour escalader le
balcon de sa femme. N° 6 et dernier, Soirée d'été. Roméo joue de la mandoline
aux pieds de Juliette.
— C'est charmant, charmant! fit Tulipia en se laissant tomber dans un
fauteuil.
Au même instant une harmonie suave et douce emplit la chambre.
— Tiens, lair de Guillaume Tell : 0 Mathilde, idole de mon âme!... .
D'où cela vient-il?
Tulipia se leva, la musique s'arrêta brusquement.
— C'est dans le fauteuil, dit l'hôtelier en souriant. -Si madame veut se
rasseoir...
Tulipia obéit, la musique reprit : 0 Mathilde idole de mon âme !
— - C'est une idée à moi, reprit l'hôtelier, tout est à musique, j'ai voulu
mettre de la poésie partout. Et maintenant que monsieur et madame sont
installés, je vais conduire leur ami dans l'aile des divorces.
Dès que l'hôtelier fut parti, le prince et Tulipia se mirent à essayer les
fauteuils et les chaises de la chambre qui retentit aussitôt des harmonies les
plus variées. — 0 bel ange, o ma Lucie f... jouait une chaise. — Non, ce
n'est pas l 'alouette, o Roméo reste encore! modulait un fauteuil. — Par quel
charme, dis-moi, m'as-tu donc enivré? reprenait le fauteuil. — Je voudrais
bien savoir quel était ce jeune homme... répondait la chaise. — Connais-tu le
pays oh fleurit l'oranger?... Jouait avec mélancolie une chaise longue placée
devant la fenêtre. — L'amour est enfant de bohème!... Toréador, l'amour
t'attend', etc., etc.
— Et dîner ! s'écria tout à coup le prince en sautant sur une sonnette,
qui, au lieu de sonner, exécuta l'air :
J'entends le tambour qui bat et l'amour qui m'appelle I
Une Suissesse rebondie, portant le corsage de velours noir et les chaînes
d'argent de l'ancien costume lucernois, se présenta aussilût.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
449
— Monsieur et madame dîneront-ils en tête-
à-tête dans leur chambre ou à la table d'hôte?
— En tête-à-tête ! dit le prince.
La Suissesse posa la main sur son cœur et se mit en devoir de mettre la
table. Quand tout fut prêt, les plats apportés et les dîneurs servis, elle se
dirigea vers un petit poêle-calorifère placé au fond de la pièce.
— Mais qu'est-ce que vous faites? dit le prince, il ne fait pas froid...
— Je ne fais pas de feu, monsieur, je mets le calorifère en communica-
tion avec les tuyaux distributeurs de musique...
— Comment cela, les tuyaux distributeurs? ^ " ,
— Monsieur, nous avons un pianiste attaché à l'hôtel ; tous les soirs il joue
dans un caveau du sous-sol, et les tuyaux du calorifère vont porter la musique
dans toutes les pièces de l'hôtel...
Liv. 57.
450 LA GRANDE MASCARADE PARIflRNNR
— Mademoiselle, vous ferez mes compliments au maître de l'hôtel, c'est
un vrai poète !
Après dîner, la musique continuant à jouer, le prince et Tulipia s'en-
dormirent, délicieusement bercés dans leurs fauteuils, en contemplant de la
fenêtre la course capricieuse de petits nuages blancs, folâtrant autour du
disque de la lune.
La Suissesse les réveilla. Elle apportait un livre sur un plateau et une
veilleuse. •
— Qu'est-ce que cela? demanda le prince.
— Monsieur, c'est un volume de vers; tous les soirs nous apportons un
poète nouveau... c'est compris dans le service comme la bougie!
— Quelle ravissante soirée, dit le prince en reprenant sa contemplation,
et quel délicieux hôtel 1 on a tout prévu...
Le calorifère continuait à jouer une musique de plus en plus douce, sem-
blable au murmure mélodieux d'une harpe éolienne. Mich et Tulipia se
balançant mollement dans leurs fauteuils exécutaient un duo plein de
langueur.
— Ange si pur, que dans un songe
jouait le fauteuil du prince.
0 patronLe des demoiselles,
Notre-Dame de Bon Secours
Daigne protéger nos amours!
modulait le fauteuil de Tulipia.
Il n'y eut qu'une ombre au tableau; la lune de miel du n° 29 subissait
probablement une éclipse, car, de onze heures à minuit, le prince et Tulipia
entendirent leurs voisins se disputer assez violemment.
— Vous êtes insupportable ! disait une voix d'homme.
— Vous m'ennuyez!... je vais l'écrire à ma mère! répondait une voix
de femme.
— Taisez- vous!
— Non, je ne me tairai pas ! je ne me laisserai pas tyranniser sans pro-
tester ! Vous m'avez appelé petite sotte, c'est odieux!
— Je ne veux pas que vous dansiez avec cet escogriffe du n° 19
— Et si cela* me plaît ! croyez-vous que je ne vous vois pas faire les yeux
doux, à table d'hôte, à cette sainte nitouche du n° 31 ?
— Par exemple! c'est vous qui devriez la regarder et vous modeler
sur elle, son mari m'a dit qu'elle était la douceur même
— Vous êtes un imbécile.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
451
On entendit le bruit d'une gifle, la dame poussa un cri et tomba sur un
siège qui joua aussitôt :
Espoir charmant, Sylvain m'a dit : je t'aime!
Et depuis lors tout me semble plus beau !
— Diable! fit le prince, voici une lune de miel à son cinquième quartier.
Tout se tut bientôt dans l'hôtel, la lune de miel n° 29 ne souffla plus mot,
— on ne vit plus que de loin en loin, sur quelque balcon, un groupe muet
perdu dans une contemplation extatique du lac mystérieusement éclairé par
la lune, puis ces groupes disparurent peu à peu et les derniers bruits de
musique s'éteignirent dans un calme immense et profond.
Les belles et pures
journées ! Après tant de
semaines accidentées,
après tant d'allées et
venues fatigantes de-
puis son enlèvement,
Tulipia savourait enfin
à l'hôtel de la Lune de
miel, un repos bien ga-
gné. Elle cessait enfin
d'être victime de la cou-
leur locale, non pas que
le prince eût rien perdu
de son fanatisme pour cette denrée, mais parce que la couleur locale au
Lindenberg consistait en douces promenades sur le lac, en rêveries dans
les grandes herbes, en longues séances de farniente, bercées par une mu-
sique que l'on n'avait pas besoin de faire soi-même.
A tout autre moment cette existence lui eût semblé bien monotone et
même un peu trop fadasse, mais les dernières courses à mulet lui avaient
donné une véritable soif de repos.
Le prince exultait; à chaque instant, il éprouvait le besoin de compli-
menter l'hôtelier pour les attentions dont il accablait ses pensionnaires, ou
pour ses ingénieuses inventions.
Toute la journée il était sur le lac, dans une charmante barque meublée
de moelleux coussins qui jouaient gaiement :
Viens dans mon léger bateau
ou qui berçaient les promeneurs par la musique mélancolique du Lac de
Lamartine :
Le piano des divorceurs.
452 LA GRANDE MASCARADE l'AKlSlKNNE
Un soir t'eu souvient-il, uous voguions en silence
Le prince et Tulipia péchaient à la ligne, distraction éminemment cal-
mante, dissolvant rapide de tons les chagrins, plaisir pur, dont la vertu
rassérène en peu d'instants les âmes ravagées par la passion et par toutes les
cruelles déceptions de la vie.
On prenait les repas en tète-à-tète, ou bien à la table d'hùte de l'aile
gauche; le prince avait fait la connaissance de la lune de miel du n° 27, si
remarquable par sa longévité, celle que le patron citait avec un légitime
orgueil aux lunes de miel survenantes. Rien ne faisait présager encore l'ap-
proche du dernier quartier, au contraire à l'œil langoureux de la dame,
l'hôtelier, passé astronome de première classe, lui donnait encore trois mois
de durée au minimum. Chose intéressante à noter, la dame qui donnait ces
proportions extraordinaires aux quartiers de la lune de miel, en était à ses
troisièmes noces. L'hôtelier intrigué aurait voulu savoir pendant combien de
temps les deux premières avaient occupé l'borizon !
La lune de miel du n° 29, au contraire, donnait chaque jour des signes de
décroissance marquée. Un jour elle se montrait timidement dans l'azur du
ciel, et le lendemain, de sombres nuages la voilaient à tous les yeux. Deux
jours de suite Tulipia entendit un bruit de gifles et de vaisselle cassée. Le
prince en fut indigné et porta le fait à la connaissance de l'hôtelier, qui pro-
mit d'intervenir et de faire passer le couple dans l'aile des divorces.
Ce scandale était, paraît-il, un fait unique dans son genre; l'hôtelier
constatait bien souvent de la froideur entre les époux à la fin de leur séjour,
mais jamais, au grand jamais, on ne s'était giflé à l'hôtel de la Lune de miel!
c'était à faire écrouler d'horreur les murailles elles-mêmes. — Passe encore
du côté des divorces qui en avait vu bien d'autres, mais du côté des lunes
de miel!
— Voyez-vous, monsieur, disait l'hôtelier au prince, la lune de miel
du n° 29 est parisienne, tout est là ! Mes plus mauvaises lunes de miel viennent
de Paris; elles ne dépassent jamais trois semaines; les premiers jours, elles
sont dans les transports, elles nagent dans le bleu, puis tout à coup, dégrin-
golade complète, monsieur et madame bâillent comme des carpes en face
l'un de l'autre, ou se jettent des mots désagréables à la tète,... et l'on demande
la note. Ne me parlefe pas de- lunes 'le miel parisiennes. Voyez au contraire
cette lune de miel anglaise, là-bas, elle a deux mois et pas encore un nuage...
la journée, ils font des grogs en se disant des douceurs!... Et plus loin
lune de miel allemande .. cette dame qui bourre une pipe à ce gros
i;i à barbe rousse... vous y êtes... eh bien, une lune de miel de deux
mois! Pa3 un nuage non plus! De la poésie toute la journée, monsieur rêve
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
453
et fume, les yeux dans les yeux de sa femme, qui confectionne des petites
pâtisseries dont elle va surveiller elle-même la cuisson à la cuisine... jamais
une lune de miel parisienne ne m'a donné ces satisfactions..,.. Je me rattrape
avec elles sur les divorces.
— Comment cela? fit le prince.
— La moitié de mes divorceurs me viennent de Paris... j'ai même cette
année des clients de l'année dernière, venus l'année dernière en qualité de
lunes de miel, et revenus ce printemps comme divorceurs... Vous savez que le
divorce n'existe pas en France?
— Oui, je le sais, per- . „^?__ ^-ry
pétuité!
— Vous l'avez dit, con-
damnés à perpétuité là-
bas 1 J'ai basé ma spécula-
tion là-dessus; comme
c'est très long la perpé-
tuité, j'offre aux époux
qui gémissent dans les
fers le moyen de les bri-
ser...
— Gela prouve en
faveur de la bonté de votre
âme, mais quel est ce moyen?
— Ayez l'obligeance de venir jusqu'à mon bureau... Là! vous voyez par cette
fenêtre le jardin de l'aile droite de l'hôtel, réservé uniquement aux divor-
ceurs... Il est divisé en petites cases séparées chacune par une haie...
— Parfaitement, je vois, mais je ne comprends pas.
— Vous allez comprendre. Le divorce est permis en Suisse, mais pour
l'obtenir il faut être citoyen suisse... Des gens accablés sous le poids des
chaînes du mariage qui m'arrivent pour divorcer, je fais d'abord des citoyens
suisses; je leur vends par acte notarié un morceau de jardin de 4 mètres
carrés, et je m'occupe de faire régler leur affaire... Quand le divorce est
prononcé, ils me revendent leur carré de jardin et ils partent en me bénissant.
— C'est parfait, vous êtes tout simplement un bienfaiteur de l'humanité!
— Quand mes lunes de miel s'en vont, j'ai coutume de leur adresser un
petit discours et de leur remettre, avec mes souhaits sincères pour leur bon-
heur, un prospectus dans lequel j'explique le mécanisme de mes divorces...
Allez, Soyez heureux , aimez-vous, l'amour il n'y a que ça, et si ça ne vous réus-
sit pas, si vous cessez de vous plaire, revenez me trouver, je me charge de
vous débarrasser l'un de l'autre, au plus juste prixl
Tulipia prenait un bain à la lame.
— A propos! fit le prince, et mon ami que j'oubliais... vous savez, le céli-
bataire que vous avez refusé de recevoir il y à quinze jours dans l'aile des
lunes de miel?
— 11 est là, répondit l'hôtelier, je l'ai mis aux divorces...
— Je serais bien aise de le voir, je puis aller le trouver aux divorces?
— Certainement, monsieur, je vais ouvrir, la porte de communication. H
occupe la chambre n° 19 au deuxième étage.
La différence était grande entre l'aile des lunes de miel et l'aile des
divorces. C'était le même confortable, la même entente du bien-être, mais
passé la porte de communication, la poésie avait les ailes coupées et tout,
murailles et accessoires, présentait un caractère froid et désenchanteur.
Le prince en fut surpris, quoiqu'il ne s'attendît pas à trouver de ce côté
les riantes surprises de l'aile gauche. Les couloirs étaient mornes. Au premier
étage, à la place de l'aimable salon de conversation des lunes de miel, le prince
lut ces mots sur une porte : CABINET DE L'AVOUÉ. Sonnette de nuit.
— Comment? Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il à un garçon.
— ■ C'est l'avoué de l'hôtel, répondit le garçon.
— Mais pourquoi sonnette de nuit, comme chez les pharmaciens?
— Monsieur, répondit sentencieusement le garçon, un avoué, c'est un
pharmacien moral! A l'hôtel il arrive souvent qu'il s'élève quelque difficulté,
entre les divorceurs, une vieille querelle mal éteinte, il faut donc qu'à n'im-
porte quelle heure on puisse consulter l'avoué de l'hôtel. Il est toujours très
occupé, si monsieur veut entrer dans l'étude, il verra par lui-même.
Le prince ouvrit la porte. Le cabinet de l'avoué était une vaste pièce divisée
en deux parties; d'un côté l'avoué et de l'autre ses deux clercs, assis chacun
devant un bureau encombré de paperasses. Des cartons garnissaient les murs
comme dans toutes les études du monde.
L'avoué était occupé, un monsieur et une dame le questionnaient, nerveux
et agités.
— Voyons, monsieur, disait la dame, mon mari et moi nous nous éton-
nons fort de voir que notre divorce tarde autant à se prononcer...
— Certes, fit le monsieur, on nous avait parlé de six semaines... le terme
est dépassé de quinze jours...
— Un peu de patience, cela ne peut plus tarder, répondait l'avoué.
— C'est que l'on s'ennuie fort à Paris, reprit la dame, Edgard m'a encore
écrit hier, il ne comprend pas que cela dure si longtemps... il est jaloux,
enfin ! je lui ai écrit de me retenir un appartement pour mon retour...
— Je vous en supplie, ajouta le monsieur, terminez promptement, ma-
dame m'assomme avec son Edgard!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
455
— Et vous qui passez vos journées à me parler de cette chanteuse de café
concert!
Le prince sortait ayant suffisamment contemplé l'étude, lorsqu'un des
clercs l'arrêta :
— Monsieur vient pour une instance de divorce?
— Non, répondit le prince, je suis ici en amateur.
Et il se remit à la recherche de Blikendorf. Le précepteur n'était pas chez
!
Blikendorf consolateur.
lui; le prince, après avoir frappé inutilement au 19, héla un garçon pour lui
demander des renseignements.
— Le monsieur du 19? fit le garçon, attendez, il est toujours fourré au 27,
je crois qu'il fait la cour à la dame... je vais l'aller chercher...
— Non, inutile, j'y vais moi-même.
Ce fut la voix de Blikendorf qui répondit : Entrez ! quand le prince frappa
à la porte du n° 27. Grand fut son étonnement en voyant le prince, il balbutia
quelques excuses à une dame qui faisait de la tapisserie près de la fenêtre et
accourut au devant de son élève.
— Madame, excusez-moi, dit le prince, je me suis permis de venir jus-
qu'ici relancer mon ami...
— Monsieur, vous êtes le bienvenu! monsieur Blikendorf a la bonté de
venir m'aidera porter le poids de mes chagrins... Il m'apporte les sublimes
consolations de la philosophie... Ah f monsieur, quelle triste chose que la vie 1
mariée à dix-huit ans à un être grossier...
— Hein ? fit dans un coin un monsieur que le prince n'avait pas aperçu.
— Sacrifiée par mes parents à un être grossier, reprit la dame, je passai
mes plus belles années dans les larmes, sans que ce brutal...
— Hein? refit le monsieur.
— Oui, sans que ce brutal daignât forcer un peu sa nature pour essayer
de comprendre les aspirations de mon âme vers l'idéal... Ah 1 monsieur,
quelles souffrances !
— J'y compatis! fit le prince en s'asseyant — Tiens! reprit-il, pas de
musique ! ce fauteuil ne fait pas de musique?
— Je ne crois pas; du moins, je ne m'en suis pas encore aperçue! fit la
dame en considérant le fauteuil avec étonnement. Monsieur aime la musique,
cette consolatrice des cœurs éprouvés? Nous avons dans la grande salle à
manger, un piano à manivelle, mais il ne joue que des airs en rapport avec
la situation de nos âmes, le Miserere du Trouvère, — 0 mon Fdgard, tous les
biens de la terne! de Lucie, — ou bien : On dit que tu te maries, tu sais que je vais
en mourir... d'Ay Chiquita! C'est navrant!
— C'est navrant! répétèrent le prince et Blikendorf en prenant congé de
la malheureuse dame.
— Eh bien, Blikendorf? dit le prince, il me semble que vous flirtez!
— Non, monseigneur, je console!
— C'est une noble mission. Je venais prendre de vos nouvelles et savoir
comment vous preniez votre séjour à l'aile des divorces. Je suis rassuré.
— Et vous, monseigneur, à l'aile des lunes de miel?
— Mon ami, c'est un rêve... une existence céleste! Nous menons une vie
d'archanges!
Pendant que Blikendorf faisait au prince les honneurs de l'aile des
divorces et lui montrait les petits jardins, la salle à manger où tout le monde
prend ses repas en commun, le salon de lecture où l'on trouve une belle
collection de codes de tous les pays, de recueils des lois et arrêts et des
manueJs de jurisprudence, un nuage sombre montait à l'horizon du prince,
la sécurité de son existence céleste était menacée!
L'ennemi était dans la place : Cabassol, que l'on croyait avoir tout à fait
dépisté, causait avec Tulipia dans la chambre du prince.
Comment avait-il retrouvé la trace des fugitifs et comment lui, sim-
ple célibataire, avait-il pu tromper la viligance du maître de l'hôtel, cela
serait trop long à raconter. Une Suissesse de l'hôtel de la Lune de miel, ache-
tée presqu'au poids de l'or, lui avait livré les renseignements et l'avait fait
passer en le donnant pour un avoué réclamé par une divorceuse.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
..;:»))>*'
Les costumes de Tulipia.
Liv. 58.
I,a GRANDE MASCARADE PARISIENNE
W.)
— Encore vousl s'étail écriée Tulipia, encore vous!
— Divine Tulipia, voua voyez combien je vous aime I
1. i ce que vous croyez être le seul/... Tenez, il faut en finir, j'en al
s iez de vos persécutions. •< Voulez vous savoir combien je suis aimée?
ez von dans ce fauteuil, c'est le fauteuil du prince, il va vous Le dur...
Cabassol obéit, Le fauteuil joua con fuoeo l'air ris la Favorite .
Ali vleoi, vient I Je côdû iperdulm
- Et non seulement, il m'aime, mais encore, il m'a juré <l<- m'épou er
*s£ '■■■•'■' -: ■-'■/ ■
Tulipia lit |i plaoobi pont !<■-» érhor.
_ — i ^ 1 1 i , le prince de Botnie, le fiancé de la grande duchesse de Klakfeld?
— Il Lâche sa grande duchesse de Klakfeld... Dites floue, il me semble
que je vaux bien une Klakfeld, un manche h balai allemand!,.,
— o Tulipia! cent mille Klakfeld ! 1 [je lâcherais cent mille Klakfeld!
— Et il épouse morganatiquement sa Tulipia! Voila, mon cher, l'avenir
qui m'attend : épouse morganatique du prince Michel de Bosnie !
Cabas ol »ai il la main de Tulipia etla pressa sur ses lèvres.
M. ,n leur, '-'-lia Tulipia, lortezl Tromper Michel, jamais! D'abord
non ne sommes pas encore mariés.,, et apprenez qu'alors, je ne pourrai le
tromper an mé alliance qu'avec des archiducs !
Cabassol ne sortit pas. Il changeait ses batteries; puisque décidément il
ne pouvait point enlever Tulipia, il voulait au moins obtenir d'elle la resti-
tution <i<; l'album de la succession Badinard, après lequel il courait depuis
460 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
près de cinq mois. Il cherchait donc un moyen d'ouvrir les négociations
dans ce sens, Lorsque tout à coup des pas précipités retentirent dans le couloir.
Le prince Michel accourait, prévenu par un garçon de l'aile des Lunes
de Miel, de l'audacieuse intrusion de Gabassol. Le patron de l'hôtel le suivait
pour le maintenir et modérer au besoin sa juste colère.
— Encore lui ! s'écria le prince.
— Arrêtez] fit l'aubergiste en se jetant entre eux, arrêtez! je comprends,
monsieur, votre indignation , mais songez que nous avons le remède auprès
du mal... Passez dans l'aile des divorceurs, notre avoué s'occupera de votre
affaire avec la plus grande diligence et je vous promets de faire pronon-
cer le divorce en six semaines !...
— Il ne s'agit pas de cela! allez me chercher mon ami M. de Blikendorf,
à l'aile des divorces, et amenez-le moi, je pense que maintenant cela ne
présente plus un grand inconvénient.
— J'y cours, monsieur, répondit l'hôtelier.
— Je sais tout, monsieur! reprit le prince en s'adressant à Cabassol, vous
êtes diplomate, mais il est aujourd'hui inutile de faire de la diplomatie, je
sais tout, prenez un siège et causons ! Que diriez-vous si je vous faisais donner
la croix de Bosnie de lre classe?
— Une décoration ! pensa Cabassol, que veut-il dire?
— Gela ne suffit pas? bien ! vous aurez le brevet de chevalier du Lion de
Bosnie, cela ne se donne pas à tout le monde, il faut les plus grands mérites...
Vous restez muet?... Eh bien, je vous promets la noblesse héréditaire!
Gabassol etTulipia se regardaient sans rien comprendre à celte distribu-
tion de récompenses.
— Eh bien? reprit le prince, la croix, le Lion de Bosnie et la noblesse !
De plus, je vous attache à ma personne... mais vous abandonnez le service
de mon auguste père, vous renoncez à essayer de me séparer de madame pour
me forcer à aller à Klakfeld, car tel était votre plan, je suppose. Est-ce dit? je
vous attache à ma personne, vous me suivrez partout!
— C'est dit, monseigneur! fit Gabassol en s'inclinant.
— Ah ! voici Blikendorf!
— Monseigneur, dit Blikendorf effaré, c'est encore...
— Monseigneur! répéta l'hôtelier ouvrant de grands yeux.
— Mon bon Blikendorf! reprit le prince, nous avons fait la paix. Monsieur
abandonne le service de la cour de Bosnie, je l'ai attaché à ma personne, il
nous suit partout !
— Combien je suis enchanté, balbutia Blikendorf, monseigneur !...
— Monseigneur ! s'écria l'aubergiste en s'inclinant devant tout le monde,
monseigneur! si j'avais pu me douter de l'honneur que votre altesse faisait
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
461
à l'hûlcl de la Lune de Miel!... si j'avais su... si... croyez, monseigneur, à
tout mon respect, à tout mon dévouement!...
— J'y crois, mon ami, mais nous allons partir, faites la note.
— Plus de note, monseigneur! l'hôtel de la Lune de Miel sera trop payé
si vous me permettez de faire placer dans cette chambre une plaque de mar-
bre avec une inscription commémorative du séjour de Votre Altesse... une
inscription à peu près conçue en ces termes :
Ici, dans cette chambre de l'hôtel de la Lune de miel
S. A. Monseigneur le prince de Bosnie
A passé un mois de lune de miel avec
— Ah! monseigneur! s'écria Blikendorf, que penserait l'Europe! ne
scandalisons pas l'Europe, mettez au moins :
Avec M. de Blikendorf, son très respectable précepteur 1
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
IX
A. Dieppe. — Tullpia, reine de la plage. — Les sept costurae3 de bain de Tulipla.
Tulipia austère.
Son altesse monseigneur le prince de Bosnie était parti pour Paris avec
toute sa suite et Gabassol, dont il avait fait son secrétaire intime.
A Paris, Cabassol se crut enfin sur le point de réussir, mais le premier
soin de Tulipia, dès l'arrivée, fut de se débarrasser de lui, en l'envoyant porter
à l'auguste père du prince une de ses photographies et une lettre émue, dans
laquelle Mich sollicitait son pardon d'une façon éloquente et sentimentale.
Le moyen était excellent, Gabassol dut s'éloigner, mais il mit simplement
la lettre à la poste et attendit une occasion de se représenter.
Comme la moitié de Paris était partie et que l'autre moitié se préparait à
partir pour les plages égrenées sur les sables des côtes normandes, le prince et
Tulipia s'envolèrent un beau jour dans cette direction.
Cabassol n'eut pas beaucoup de peine à savoir où la perfide était allée,
L'article Déplacements et villégiatures des journaux de Ilighli/e le lui révéla
bientôt. Elle était à Dieppe et déjà on la sacrait Reine de la plage!
Une lettre de Bezucheux de la Pricottière lui donna des détails sur le sé-
jour du prince et de la simili-princesse.
Mon petit bon,
Affreux Casior qui fuis depuis si longtemps ses Pollux, sache que nous sommes
ici tous les cinq, Pont-Buzaud, Lacostade, Bisseco, Saint-Tropez et moi! Nous
gémissons tous les cinq depuis l'aube jusqu'à la nuit, sur cette plage moins semée
de cailloux que le jardin de notre existence lamentable et quelquefois, depuis la
nuit jusqu'à 1 aube, nous continuons notre concert de gémissements sans trouver
la moindre saveur au petit bac, que machinalement nous taillons par ci par là!
Tu connais la cause du noir chagrin qui nous mine tous les cinq et qui
nous conduira sous peu au tombeau; dès à présent nous te chargeons de faire
graver sur chacune des cinq urnes où seront nos cendres, ces mots : Trop fidèle
à l'amitié et à l'amour, il mourut!
La cause c'est toi et elle! Toi, ami volage' et intermittent, et Elle, maîtresse
perfide et encore plus volage !
Elle, c'est Tulipia, tu lésais, mon ami! Tu as connu nos chagrins et tu y as
compati dans la mesure de tes moyens, ce qui ne t'a pas empoché de chercher à
nous la souffler à Monaco, quand chacun séparément nous cherchâmes à renouer
avec la trop séduisante scélérate ! Mais ne revenons plus sur ces jours pleins d'hor-
reur où nous faillîmes nous rencontrer rivaux, le fer à la main !
Elle est à Dieppe! Près de nous, mais loin de nous!
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
463
Tulipia n'est plus Tulipia, c'est presque la princesse Michel de Bosnie, la perle
de la plage, la reine incontestée de Dieppe. Le précepteur du prince, le baron de
Glikendorf, une grosse tomate à lunettes, venu d avance à Dieppe, a loué pour ses
élèves, le prince et la princesse, une ravissante villa à un quart de lieue de la mer,
un vrai bijou gothico-anglo-chino-helvético-maurcsquc, dont les mâchicoulis, les
balcons de bois découpé, les arceaux alhambresques et les pignons à girouettes
surgissent du sein d'une plantureuse verdure.
Deux jours après, le prince et Tulipia sont arrivés toutes voiles dehors, j'étais là,
j'ai compté soixante-dix-huit colis! Le prince amenait une suite, une maison
montée, qui se compose de deux secrétaires, de quatre femmes de chambre, d'un
lecteur, d'une lectrice, de deux dames de compagnie et de quatre cuisiniers.
*^^rf<).
Rencontre t
En sortant de son premier bain, Tulipia dont nous avions suivi les prouesses
aquatiques avec des yeux émus et un cœur palpitant, Tulipia nous trouva tous les
cinq en costume, rangés en ligne auprès de la planche. 0 mon ami ! Nous nous
attendions au moins à un regard, mais elle eut la cruauté de nous le refuser, elle
passa froide et digne au milieu de nous ; le prince qui la suivait en maillot rayé,
prit pour lui notre politesse, et daigna nous faire un petit signe de la main comme
un monarque qui salue son peuple. Oh ! ce prince ! quand je pense à lui, j'ai envie
de partir pour la Bosnie, pour soulever son peuple et lui abîmer son trône!
Damnation ! Était-elle jolie, la cruelle, dans son petit costume de flanelle rose...
collant et indiscret... était-elle suave! J'éprouve quelque orgueil à dire que c'est
nous qui l'avons mise en lumière, cette charmante Tulipia, ce diamant que la
Bosnie nous a enlevé... je suis quelque peu son inventeur, avant d'orner la cou*
ronne de Bosnie, Tulipia brilla tout un hiver au blason des la Fricottière et certes,
la fière devise de notre maison : ie fricoterai, ie fricote, ie fricotais I ne fut jamais
plus mise en pratique que de son temps.
Ce qui me console, c'est qu'elle n'a pas daigné regarder plus que moi Lacostade,
Pont-Buzaud, Saint-Tropez et Bisseco, ses sous-inventeurs.
Depuis ce premier bain elle est la reine de la plage, on ne parle que d'elle, on
ne pense qu'à elle et l'on ne rêve que d'elle! Le matin tous les baigneurs aussitôt
464 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
en bas du lit se précipitent sur la grève pour voir si la voiture qui l'amène est
arrivée; les plus nerveux s'en vont sur la route soupirer sous les balcons de la villa
Tulipia, les plus calmes \ont prendre des madères. Quand les grelots de la voiture
Be font entendre tout le monde se précipite. Le prince ne la quitte pas, le miséra-
ble! Baigne-t-elle ! il baigne en même temps. Ne baigne- t-elle pas? il ne baigne
pas! Parfois à marée basse, ils arrivent équipés pour une partie de pèche, avec un
Met aux crevettes sur l'épaule, et un petit panier.
Toute la population balnéaire les suit à vingt pas. Je suis au premier rang avec
Laeostade, Pont-Buzaud, Saint-Tropez et Bisseco. Comme nos cinq cœurs battent,
ô mon ami, quand nous la voyons s'asseoir sur une roche moins dure que son
cœur, et retirer ses bas avant de s'engager dans les flaques d'eau.
O douleur ! ô transports ! ô regrets !
Dernièrement elle perdit une jarretière dans une flaque, il y eut presque un
combat naval entre baigneurs pour la conquérir. Je pris un fort bain de pieds, mais
j'eus la jarretière ; j'eus la lâcheté de mettre sur mon cœur ce souvenir de la perfide
et il y est encore !
Souvent ces promenades ont lieu en costume de bain, Tulipia et le prince
jettent sur leurs épaules un léger peignoir et s'en vont ainsi dans les roches. A ce
spectacle, si je ne craignais de mécontenter la Bosnie, qui ne m'a rien fait, je
tuerais son prince !
En l'honneur de la divine princesse, les jours de la semaine ont été débaptisés.
Tulipia possède sept costumes de bain, un costume bleu marine, orné d'ancre?
au collet, à la ceinture et sur les côtés, un costume bleu clair, semé d'étoiles
blanches, un costume rose, un costume jaune serin, un costume violet à barettes,
un costume soleil couchant, un costume chamois. Elle les porte tous successive-
ment et dans le même ordre, ce qui fait que l'on ne dit plus, c'est aujourd'hui
lundi, on dit : c'est aujourdhui bleu marine et c'est demain bleu clair, etc., etc.
Et voilà, mon ami! tu sais tout, tu es au courant de mes douleurs. Si lu as
du cœur viens gémir avec moi ; Bisseco, Lacostade et les autres gémissent, mais
c'est pour leur propre compte, les infâmes traîtres, précurseurs de la Bosnie ! mais
toi, qui n'a pas réussi à m enlever Tulipia, tu pousseras des gémissements désin-
téressés pour ton malheureux ami,
Bezucheux de la Fricottière.
Cabassol, à la lecture de cette lettre, s'en fut trouver Me Taparel à son
étude. Le brave notaire avait quelques cheveux de moins, depuis le com-
mencement decette campagne entreprise pour retrouver l'album de la suc-
cession Badin4i*J, si inconsidérément confié par lui à Tulipia. Me Taparel,
après cet instant d'oubli, était redevenu vertueux, il avait abandonné le club
des Billes de billard et s'était imposé une réclusion forcée entre Mme Taparel
et ses cartons, tout pour ses devoirs conjugaux et professionnels!
— Je viens vous chercher! dit Cabassol, nous allons à Dieppe I
Me Taparel baissa la tète. Il était le coupable, l'auteur de tout le mal, il
n'avait pas le droit d'élever des objections.
Triste et résigné il termina quelques affaires, dîna en compagnie de Ca-
bassol et prit avec lui le train de Dieppe.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
465
Avant de descendre à la plage, le lendemain, Gabassol rogna un peu de
sa barbe et, pour achever de se rendre méconnaissable, se mit sur le nez une
paire de grosses lunettes bleues.
Promenade sur la plage.
Tulipia prit ce matin-là un bain à la lame ; Bezucheux de la Fricottière
avait dit vrai ; elle avait un costume jaune serin qui la faisait ressembler au
plus délicieux des canaris. — Le prince était avec elle. Les spectateurs le
virent, non sans un transport jaloux, prendre un petit baquet sur les galets
et verser des douches sur la tête de l'opulente baigneuse.
Liv. 59.
466 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Ah! mon ami! dit une voix derrière Gabassol, en même temps qu'une
main se glissait sous son bras, ah ! mon ami! j'approuve ta précaution, tu as
mis des lunettes bleues pour contempler ce spectacle!
C'était Bezuchcux de la Fricottière suivi de toute la bande.
— Bonjour, mes enfants ! leur dit Gabassol en leur distribuant des poignées
de main, vous l'aimez donc toujours?
— Plus que jamais, mon ami, au point qu'hier au soir nous avons pris
ensemble la résolution d'en finir avec la vie... Nous allons nous marier!
— Et nous le lui ferons savoir, dit Bisseco d'une voix sourde; puisse notre
souvenir hanter son chevet! puisse le remords de nous avoir poussé à cette
extrémité sur nous-mêmes, altérer son bonheur!
— Ah! reprit Bezucheux, finir ainsi sans vengeance!... c'est bien dur...
T^.oi j'en suis altéré, de vengeance... le prince nous l'enlève, eh bien! si nous
allions épouser sa grande duchesse de Klakfeld!...
— ous vous avouez vaincus! Il est donc impossible de...
— Ah! mon ami, je te l'ai dit, Tulipia n'est plus Tulipia... elle mène
maintenant une existence austère ! Elle ne voit que le prince et son précepteur
« baron de Blikendorf, ses secrétaires, ses lectrices ; j'ai pris des renseignements,
pour comble d'austérité, elle a augmenté sa maison d'une dame d'honneur que
Blikendorf a fait venir d'une cour allemande...
— Comment? pourquoi?
— Mais pour lui donner des leçons d'étiquette et de maintien. Ne sais-tu
pas que le prince va l'épouser morganatiquement?
Cinq minutes après, sur un conseil de Cabassol, Bezucheux et compagnie,
ainsi que Me Taparel, descendaient en costume de bain vers la mer. Tulipia
et le prince y étaient encore. En voyant arriver toute la bande, Tulipia
fronça les sourcils et se mit à faire la planche pour les éviter.
— Bonjour, chère madame, dit galamment Me Taparel après quelques
brasses, toujours jolie! toujours charmante!
— Monsieur! fit sèchement Tulipia en se retournant de l'autre côté avec
un petit bond de carpe.
— Bonjour, chère belle! murmura Bezucheux de la Fricottière, je vous
offre mes hommages et ceux de mes amis... si vous saviez comme je vous
aime.
— Hein ! fit le prince intervenant.
Tulipia furieuse entraîna le prince vers les galets.
— Quel est ce monsieur? demanda le prince.
— Le gros? c'est mon notaire.
— Non, l'autre, celui qui vous disait qu'il vou; .-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
4G7
— Mon petit Mich, c'est un monsieur qui... m'a demandé... ma main au-
trefois et que j'ai envoyé promener...
: Le prince fronça les sourcils et ne dit plus un mot. Tulipia, toute boudeuse,
Leçon de natation.
rentra dans sa cabine pour s'habiller. Un papier que l'on avait sans doute
jeté par la petite fenêtre de la porte frappa ses regards.
Elle le ramassa et lut en frémissant ces simples mots :
La paix ou la guerre ! Accordez-moi une dernière entrevue pour affaire ou je dis
tout au prince ! Ce soir neuf heures derrière le Casino. Cabassol.
Horrible découverte!
Dans le jardin de sa villa, pendant que le prince savourait une petite sieste
après déjeuner, Tulipia prenait une leçon d'étiquette, avec la baronne Lipps-
koffel, ancienne dame d'honneur de cette même grande duchesse de Klakfeld
que le prince avait abandonnée pour elle.
— Quelle attitude, demandait Tulipia, l'épouse morganatique d'un prince
doit-elle tenir à la cour vis-à-vis de son mari?...
— Distinguons! répondait la baronne, il y a d'abord l'altitude grande
froideur et raideur suprême, pour les grandes réceptions, les soirées officielles
et toutes les cérémonies d'apparat ; puis l'attitude froideur digne et simple rai-
deur pour les réceptions d'été, les soirées semi- officielles; puis l'attitude
468 LA GRANDE MASCARADH PARISIENNE
simple froideur et demi-raideur pour les soirées ordinaires, les bals de minis-
tères: puis pour les soirées intimes...
— Pour les soirées intimes, ça me regarde, je n'ai pas besoin de rensei-
gnements, je l'appelle mon petit Mich...
— Ciel! y pensez-vous , devant l'auguste père... Non, madame, pour les
soirées intimes, nous avons la froideur enjouée.
— Ma chère baronne, auriez-vous l'obligeance de m'écriro tout cela :
grande froideur, froideur digne, etc.. Puis, si vous voulez, nous répéterons
les attitudes pour que je ne me trompe pas...
La leçon fut alors interrompue par le prince. La sieste ne lui réussissait
pas, car il arrivait avec le front sombre et la moustache hérissée.
— Si je le tuais? dit-il brusquement à Tulipia.
— Tuer? qui ça? demanda Tulipia stupéfaite.
— Ce jeune homme qui a eu l'audace de vous demander en mariage!
— Tuer Bezucheux de la Fricottière, par exemple! mais, mon petit Mich,
c'est l'année dernière qu'il sollicitait ma main!
— N'importe! il me gêne. Vous le préviendrez de ma part que si jamais
il ose mettre les pieds en Bosnie, je le fais condamner aux travaux forcés à
perpétuité!... Je vous ai dit que j'étais d'une jalousie féroce!... allonsl con-
tinuez votre leçon d'étiquette avec madame la baronne!
— Zut! répondit Tulipia.
Et la pauvre enfant courut s'enfermer dans un délicieux boudoir oriental,
pour y fulminer à son aise contre l'outrecuidance des princes et les mauvais
procédés des Bezucheux et des Cabassol. — On ne fît pas ce jour-là de prome-
nade dans les cailloux à marée basse. Toute la population flottante de la ville
bâilla sur les routes ou sur la plage, en proie à une noire mélancolie. —
Le diner fut lugubre. La maîtresse d'étiquette parla toute seule, sans que Tu-
lipia parût écouter ses savantes leçons.
Le prince ne quitta pas la table, il fit apporter six bouteilles de Champa-
gne et demanda à Blikendorf de lui apporter un livre en rapport avec la
situation de son âme.
— Je ne vois guère que les grands philosophes qui puissent apporter
quelques soulagements à l'âme...
— A l'âme malade et meurtrie! acheva le prince. Mais ils endorment le
malade en même temps que la douleur... Je ne veux pas dormir, je veux
souffrir... Ah! voilà ce qu'il me faut : Othello, le farouche Othello!
Tulipia s'était retirée dans sa chambre àlafois furieuse contre le prince et
enchantée d'avoir un instant de liberté. Elle connaissait Mich, son accès de
jalousie allait durer aussi longtemps que les bouteilles de Champagne, ensuite
il dormirait et se réveillerait rasséréné.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
469
Il fallait profiter de ce moment de tranquillité pour en finir avec Cabassol;
l'heure approchait, cet obstiné persécuteur devait se trouver au rendez-vous
derrière le Casino. Tulipia jeta sur ses épaules un manteau sombre, prit un
de ces larges chapeaux à l'abri desquels on peut braver la pluie et le regard
des gens de connaissance, et s'enveloppa encore la tête d'un voile épais et
flottant — Cela fait, à peu près sûre de l'incognito, elle descendit sans bruit
dans le jardin et marcha vers la plage.
Promenades sur le sable à marée basse.
A peine Tulipia eut-elle fait quelques pas, qu'un homme mystérieux la
rejoignit. Cet homme était Cabassol.
— Eh bien, monsieur, dit Tulipia, je suis venue, qu'avez-vous à me dire ?
— Charmante et trop cruelle Tulipia, si de Monaco je vous ai suivie à
Naples, à Venise, à Lucerne, c'est que...
— Ne parlons pas de cela, je ne suis plus libre 1 Vous êtes au courani
de la situation, vous savez que Mien m'adore, sachez de plus qu'il vient
d'écrire à la grande duchesse de Klakfeld pour lui présenter ses respects et
ses excuses... Donc, si c'est pour m'offrir votre cœur et me demander le mien,
inutile de continuer!
— Mille fois hélas! je vais donc être obligé de garder mon cœur! je suis
à la fois navré etenchanté, l'amoureux est navré, mais l'ami, si vous voulez
470 I.A GRANDE MASCARADE PARISIENNE
me permettre de me dire votre ami, mais l'ami est enchante de voir la belle
des belles sur le point d'escalader le vieux trône de Bosnie!
— Alors c'est fini?
— Non, ce n'est pas fini! Vous me refusez votre cœur, soit, je suis déses-
péré, mon àme est dévorée par le chagrin, cependant je m'incline et je vous
demande autre chose 1
— Quoi donc? fit Tulipia étonnée.
— Vous allez le savoir!... vous connaissez M0 Taparel?
— Me Taparel! fit Tulipia, oui... c'est mon notaire...
— C'est aussi le mien — Or il avait entre les mains certain album de pho-
tographies, très précieux pour moi, très curieux peut-être... Il vous l'a mon-
tré et sans doute parmégarde, vous l'avez emporté... Voilà tout simplement
ce que je viens vous demander, non pas hélas, votre cœur, je le vois bien, la
Bosnie le possède tout entier, mais notre album !
— Votre album, permettez !... J'ai emporté un album qui m'appartenait...
— Pardon, qui m'appartenait à moi en qualité de légataire universel, vous
voyez que je précise, de M. Timoléon Badinard, un cousin millionnaire qui
m'a légué toute sa fortune sous certaines conditions, pour l'exécution des-
quelles cet album m'était nécessaire...
— Je ne sais ce que vous voulez me dire, cet album m'appartenait...
— Comment, l'album vous appartenait ! l'album de Mme Badinard, l'album
qui renferme les portraits des soixante-dix-sept personnes qui ont causé les
chagrins conjugaux de mon respectable cousin...
Pour le coup, Tulipia rougit.
— Qu'est-ce que vous me racontez-là... mon album...
— Oui, madame! les soixante-dix-sept portraits que renferme cet album
sont ceux de vils séducteurs qui, tous, ont plus ou moins fortement compro-
mis Mme Badinard, l'épouse volage de mon infortuné cousin... Oui, oui, oui,
cela doit vous pénétrer d'horreur, vous si fidèle à la Bosnie, mais c'est la
vérité... je puis bien vous le dire, puisque vous ne connaissez pas Badinard...
— Mais si... je l'ai connu... Timoléon Badinard, un vieux rat...
— Comment! vous avez connu Badinard?...
— Pas si haut! si quelqu'un vous entendait... Tenez, j'aime mieux tout
vous avouer, il y a erreur, Mme Badinard n'a jamais trompé M. Badinard...
parce que... l'album m'appartient!...
— Comment! Comment! Comment! Voulez-vous dire que...
— Oui, mon ami, dit Tulipia en baissant les yeux, ces soixante-dix-sept
portraits... VOUA êtes sûrs qu'il y en a soixante-dix-sept?
— Oui, soixante-dix-sept; allez toujours, je suis suspendu à vos lèvres!
— Ces suixante-dix-sept portraits sont des souvenirs d'amis à moi.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
471
— Que dites- vous là! et les dédicaces?
— De petites galanteries mises par mes amis au bas de leur portrait...
— Je tombe de mon haut! alors, ils n'ont jamais offensé M. Badinard...
— Non... si... c'est-à-dire pas dans le sens que vous supposez, ils n'ont
pas attenté à la tranquillité conjugale de M. Badinard, voilà tout. C'était mon
album aux sou- ,^~-4 ^
venirs, une fai- . *
blesse... j'ai tou-
jours été faible.
— Quelle ré-
vélation! s'écria
Cabassol, quoi
cetalbumdeMma
Badinard pour
lequel j'avais
soixante-dix-
sept vengeances
à exercer...
mais, permettez,
comment se
trouvait-il en la
possession de
Mme Badinard...?
M. Badinard l'a trouvé dans le secrétaire de sa femme... à la vue de ces
soixante-dix-sept portraits, si compromettants, j'ose le dire, il a cru...
— Mon ami, ne me perdez pas ! ne m'accablez pas!... j'avoue tout... atten-
dez, je crois comprendre comment cet album s'est trouvé en la possession de
Mme Badinard, j'ai eu des soupçons quand je me suis aperçue de la disparition
de mon album, mais maintenant, j'ai une certitude ! Mmo Badinard était jalouse,
elle soupçonnait... ou plutôt elle savait... bref, elle corrompit ma femme de
chambre et, pour avoir une arme contre moi, pour prouvera son mari que...
j'avais des faiblesses... elle fit enlever mon album aux souvenirs!
— Je commence à comprendre, murmura Cabassol.
— Elle comptait donc se servir de mon album, si compromettant, vous
venez de le dire, pour détacher de moi M. Badinard, mais les choses ont tourné
contre elle, M. Badinard ayant découvert l'album dans la chambre de sa
femme, en a conclu que les soixante-dix-sept personnages photographiés
avaient attenté à son honneur conjugal!...
— Je suis confondu ! Quelle catastrophe ! Vous ne pouvez pas vous douter
W — v
Séchage sur la plage.
472 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
de la quantité d'événements et de malheurs qui ont découlé de cette erreur de
M. Badinard! Non, vous ne pouvez vous en douter! Il faut absolument que
vous fassiez ces aveux par-devant notaire...
— Par-devant notaire ! s'écria Tulipia terrifiée.
— Il le faut... c'est indispensable, allons bien vite trouver M* Taparel, le
notaire de la succession Badinard.
— Ah ! mon Dieu, il faudra répéter tout cela devant Taparel?
— Il faudra dire tout! et même signer vos déclarations!
— Hélas! fit Tulipia, je suis cruellement punie d'avoir poussé le culte des
souvenirs, jusqu'à collectionner les photographies de mes erreurs!...
— Croyez bien, madame, que je regrette amèrement de ne pas figurer
dans la collection... je le regretterai toute ma vie... mais il nous faut l'album...
ce malencontreux album... Ne craignez rien, il vous sera fidèlement restitué,
dès que les affaires de la succession Badinard seront arrangées... Je vous
demande, je vous supplie de nous le donner dès ce soir!...
— Je vais aller le chercher, car j'ai hâte d'être tranquille...
— Je vais vous accompagner jusqu'à votre villa, et quand vous aurez l'al-
bum, nous irons tout dire à Me Taparel!
Tulipia cacha soigneusement sa figure sous les plis d'une mantille épaisse
et prit le bras que lui offrait Gabassol. Le trajet se fit en silence. Gabassol,
encore sous le coup de la révélation inattendue qu'il venait d'arracher à Tu-
lipia, trouva à peine quelques médiocres galanteries à dire à celle dont il tenait
enfin le bras sous le sien.
Tulipia le laissa sous un arbre et revint cinq minutes après, tenant enfin
sous son manteau l'album, cause de tant d'événements.
— Enfin, nous le tenons! fit notre ami avec un soupir de soulagement,
courons vite trouver Me Taparel!
A l'hôtel, M6 Taparel était couché et dormait d'un sommeil hanté par le
souvenir de Tulipia et bourrelé par le remords, Cabassol entra sans façon dans
la chambre du notaire et lui frappa sur l'épaule.
M8 Taparel ouvrit brusquement les yeux.
— Elle! balbutia le notaire en regardant Tulipia avec une stupéfaction
voisine du complet ahurissement, elle!...
— Inutile de vous frotter les yeux, dit Gabassol, vous ne rêvez pas...
quand vous saurez ce qui me fait introduire, au mépris des vulgaires conve-
nances, Mme Tulipia dans votre chambre, vous bondirez d'étonnement...
— Grand Dieu!... je ne me permettrai pas de bondir, les convenances
me l'interdiraient... mais dites vite-!...
Ceet de la bouche de Mme Balagny, que vous allez entendre les éton-
nantes rév •ations qui m'ont, tout à l'heure, sur la plage, pétrifié de surprise!...
LA GftANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 60.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
475
— Prenez un siège, et parlez! prononça Mc Taparel avec solenni'é.
— Je n'oserai jamais... dit Tulipia.
— M Taparel, reprit Gabassol, faites appel d'avance à tout votre sang-
froid, revètissez votre cœur d'un triple airain! M" Taparel, en ce moment,
vous êtes plus qu'un notaire, vous êtes un confesseur!
— C'est cela, dit Tulipia, vous êtes un confesseur!...
— Vous m'épouvantez! fît M" Taparel.
— M« Taparel, reprit Gabassol, êtes-vous prêt?., avez-vous dépouillé
l'homme privé et vous sentez-vous bien maintenant notaire et rien que notaire?
— Je m'accuse, dit Tulipia, d'avoir été faible...
— Je le sais, dit le notaire.
— Pardon, fit Cabassol, comme
homme privé vous pouvez le sa-
voir, mais comme notaire vous
devriez l'ignorer... d'ailleurs,
vous ne savez pas jusqu'à quel
point madame a poussé la fai-
-- . vous allez voir...
— J'ai été faible, très faible,
trop faible !...• je...
— Je vois que je dois venir à
votre secours, dit Cabassol — ma-
dame a été faible, c'est entendu,
entre autres faiblesse?, elle avait
celle de la photographie, mon Dieu! je ne saurais l'en blâmer ; poussant
au plus haut degré le culte de l'amitié, elle aimait à conserver pour les
revoir de temps en temps, les petits cartons sur lesquels les collaborateurs
du soleil avaient fixé, avec ou sans retouches, les traits aimables des person-
nes chères à son cœur. Vous me comprenez?
— Non.
— Tous comprendrez tout à l'heure... Ce? photographies de se? ami?
MmP Tulipia les avait réunies dans un album coquet de...
— Je comprends de moin? en moins... laissons l'album aux souvenirs de
Mne deBalagny et parlons de l'album de la succession Badinard
— 0 perspicacité notariale! tu n'es qu'un mot!... Vous ne devinez pas?
N<>n?... Eh bien, sachez donc que l'album Badinard et celui de Mmp de Ba-
lagnyj ne sont qu'un seul et même album!... Mmc Tulipia vient de m'en faire
l'aveu, .ces portraits ne compromettent d'autre personne qu'elle et M. Ba-
dinard n'avait aucune vengeance à tirer des originaux!
Me Taparel p< >u-sa des exclamations entrecoupées et se livra pour exprimer
M* Taparel ouvrit les yeux.
sa stupéfaction, à une pantomime des plus animées — Cabassol continuant la
confession de Tulipia, mit le digne notaire au courant des événements, pen-
dant que Tulipia cherchait à prendre l'attitude éplorée et touchante d'une
Madeleine en proie à un repentir qui n'exclut pas la coquetterie.
— Mme Tulipia touchée par la grâce, nous rapporte l'album, acheva Ga-
bassol, et j'ai promis en votre nom une absolution complète.
— Ouf! lit le notaire, l'émotion me suffoque!... une pareille erreur!... c'est
un fait inouï dans les annales du notariat... Savez-vous, madame, savez-vous
bien quelles conséquences terribles a fatalement amenées l'erreur de M. Badi-
nard, erreur dont toute la faute retombe sur vous?... Savez-vous que nous
avons poursuivi de notre vengeance de simples innocents, de braves gens qui
jamais n'avaient causé la moindre petite brèche à l'honneur conjugal de feu
Badinard?... Savez-vous...
— N'en parlons plus, j'ai promis l'absolution, dit Cabassol, remercions
madame au contraire, de nous avoir arrêtés dans l'œuvre de vengeance que
nous poursuivions!... et félicitons aussi Me Taparel, notaire fragile, d'avoir été
en quelque sorte l'instrument providentiel de la découverte ! sans vous, sans
votre bonne pensée de... communiquer notre album à madame, je... faisais
de nouveaux malheurs!
— Madame, dit enfin M0 Taparel, soyez tranquille, cet album vous sera
restitué I laissez-le entre nos mains, je vous prie, jusqu'à la fin de la liquida-
tion de la succession Badinard...
— Ma foi, gardez-le, je n'y tiens plus guère, répondit Tulipia... vous com-
prenez, dans ma nouvelle situation, il pourrait devenir gênant!... j'aime autant
qu'il soit en dépôt chez vous.
— Ah! fit Cabassol, qui feuilletait l'album après lequel il avait tant couru
depuis six mois, heureusement, grand Dieu, que nous savons à quoi nous en
tenir... Voyez donc, cher monsieur Taparel!
Et il indiqua du doigt au notaire une des dernières photographies de
l'album.
— Mon portrait! s'écria Me Taparel en prenant subitement la rougeur du
homard après la cuisson.
— Et maintenant, chère madame, reprit Cabassol, voulez-vous avoir l'obli-
geance d'écrire les quelques lignes que je vais vous dicter...
Je soussignée,
Ayant appris qu'un album dans lequel f avais réuni les photographies de
quelques amis, était tombé par suite d'une erreur déplorable, entre les mains de
M. Timoléon Badinard et avait causé dans le mér,a/je dudit sieur, un trouble
sérieux, revendique solennellement par ces présentes la propriété dudit album et
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
477
proclame la parfaite innocence de Mme Badinard mise, bien à tort, en doute, par
feu Timoléon Badinard.
Fait à Dieppe, le... en présence de Me Taparel, notaire à Paris, qui atteste
l'authenticité de ma signature.
Tulipia achevait de parapher lorsqu'un coup violent frappé à la porte la
fit tressaillir.
•— Aïe! c'est le prince! s'écria Tulipia...
Séance de philosophie.
— N'entrez pas ! cria Me Taparel.
La porte venait de s'ouvrir et un homme était debout sur le seuil.
— L'Américain ! s'écria Gabassol.
— Je vous retrouve enfin, dit gravement Palamède en s'adressant à Ca-
bassol. Eh bien, et Lucrezia, la pauvre Lucrezia qui gémit en attendant que
vous fassiez honneur à votre signature?...
— Hélas, répondit Gabassol, je crains d'être obligé de la laisser gémir
encore longtemps...
— Et votre promesse de mariage? vous rappelez-vous : à première réqui-
sition, je m'engage à épouser Mlle Lucrezia Bloomsbig...
478 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Faites-la protester.
— C'est votre dernier mot?
— Oui, cher monsieur Palamède!
— C'est bien, dit Palamède, dous avons des tribunaux, nous plaiderons,
el nous obtiendrons des dommages et intérêts... songez-y!
— Un instant, dit Tulipia à Cabassol, vous souvenez-vous de notre excur
BioD au Vésuve et de la souscription au profit des indigents de la Calabre?
— Si je m'en souviens! ô Tulipia! vous portiez en descendant un costume
de pêcheur napolitain, qui m'a révélé des lignes et des contours qui sont
restés gravés dans mon cœur...
— Eh bien, vous vous souvenez que pour obvier à la légèreté, de ce cos-
iime napolitain, mon prince avait volé à nos voleurs un ulster volé la veillo-
à d'autres voyageurs?
— Je m'en souviens!
— Eh bien, cet ulster était probablement celui de ce monsieur, Car j'ai
trouvé dans une poche un petit écrit ainsi conçu : je soussigné, etc., à pre-
mière réquisition, je m'engage à épouser miss Lucrezia, etc.
— Aïe! fit Palamède avec une forte grimace.
— Et. ce billet, demanda Cabassol, qu'en avez-vous fait?
— Le voici! dit Tulipia en tirant de sa poche un papier qu'elle alluma à
la bougie.
— Allons dit Palamède avec le plus grand flegme, négociations inutiles,
je vois que miss Lucrezia va encore me rester cette fois-ci... By godl que va
penser de moi la grande agence de mariages transatlantiques! depuis dix ans
que je voyage pour elle, c'est la première fois que j'opère si difficilement le
placement de nos clientes... Je suis déshonoré!
— Je regrette infiniment, cher monsieur Palamède, de vous causer cette
petite déconvenue, mais tranquillisez-vous, je ne doute pas que vous ne
trouviez bientôt à placer Mlle Lucrezia avantageusement!
— Affaire manquée ! je suis deshonoré, vous dis-je! et ce ne serait rien
si je ne perdais pas ma prime... du moment où je n'ai pas opéré le place-
ment de miss Lucrezia dans le temps voulu, l'agence paye une indemnité et
naturellement, je ne touche aucune prime... Une idée!... Si j'épousais moi
même? je sauverais la prime C'est cela, j'épouse miss Lucrezia! ail
fight\
— Allrightl fit Cabassol, el tous mes compliments I Hurrah!
— Bonsoir et -ans rancune! dit Palamède, je vais avertir tout de suite
mis= Luerezia, von- -ave/., -i vous changiez d'avis d'ici demain, nous habi-
tons aussi cet hôtel, au même étage n° 31...
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
479
— Présentez tous mes compliments à miss Lucrezia et agréez tous les
souhaits que je forme pour votre bonheur à tous deux!
Pâlamède salua et sortit.
— Je me sauve aussi, dit Tulipia, enchantée de vous avoir rendu ce petit
service... je compte sur votre discrétion!
Le prince ne s'était pas même aperçu du départ de Tulipia. — Tout entier
à sa lutte contre les soupçons jaloux, le jeune et séduisant Michel de Bosnie
entamait sa troisième bouteille de Champagne, en tête à tête avec Blikèndorf.
Et la pauvre Lucrezia qui gémit en attendant que vous fassiez honneur à votre signature !
Le bon précepteur aidait son élève dans sa lutte, il lui prodiguait les conso-
lations de la pure philosophie et altéré par ses discours, terminait, lui, sa
troisième bouteille.
— Eh bien, mon petitMich, dit Tulipia, ètes-vous encore jaloux, méchant?
— Non, ô Tulipia, j'avais tort, vous êtes délicieuse ! je ne suis plus jaloux
de ce M. de la Fricottière qui a osé aspirer à votre main...
— Soyez tranquille, je le rembarrerais solidement s'il se permettait de
se représenter sous mes yeux...
— C'est bien, je lui pardonne, oublions-le!... Voyons, Tulipia, laites
venir votre maîtresse d'étiquette pour que je l'interroge sur vos progrès?
L'ancienne dame d'honneur de la grande duchesse de Klakfeld exécuta en
entrant dans Le grand salon la plus ooble révérence sans s'offusquer des bou-
teilles de Champagne Rangées en bataille sur un guéridon.
— Madame la baronne, dit Le prince, je vous ai priée de venir pour vous
demander si vous êtes satisfaite des progrès de madame?
— Très satisfaite! répondit la dame d'honneur, madame avait des dispo-
sitions évidentes que mes leçons ont bien vite développées... madame était
née pour faire l'ornement des cours... elle avait l'intuition!
— Très bien !... Et les quatorze manières de faire les révérences de petite
cérémonie?
— Madame les a répétées ce matin encore, elle tient les révérences de petite
cérémonie.
— Et les dix-huit révérences de grande cérémonie? les révérences de gala?
— Elles vont admirablement... Il n'y a qu'une seule chose que je me per-
mettrai de reprocher à madame... une chose capitale!
— Quoi donc?
— Madame a conservé, dans la conversation, certains tours, certaines ex-
pressions dont le purisme de la cour s'effaroucherait peut-être, madame dit
souvent flûte ou même zut !
— En effet, dit le prince, mais c'est moins important que vous ne pensez,
le parti rétrograde de la vieille cour s'en offusquerait peut-être, mais la jeune
cour admettra parfaitement ces interjections...
— Et puis, en Bosnie, fit Tulipia, ils ne comprendront pas exactement,
vous pourrez dire que ça signifie : Juste ciel!
— Très bien! s'écria le prince, madame la baronne, continuez vos leçons,
dans huit jours nous partons pour la Bosnie, il est temps que j'essaye de
fléchir mon auguste père...
— Et en passant par Paris, dit Blikcndorf, nous traiterons d un léger em-
prunt — grâce à mon habileté, j'ai obtenu de bonnes conditions... dix-huit
pour cent et des renouvellements possibles!...
— Ne nous laissons pas abattre par les coups de l'adversité! disait pendant
ce temps Gabassol, allons à Paris, et liquidons!... j'ai hâte de réparer nos
torts envers Mm" Badinard si cruellement outragée!
1
]
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
UN PROCES
HORRIBLEMENT SCANDALEUX
665-82 — IMPRIMERIE D. EARD1N ET Ce, A SAINT-GERMAIN.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
UN PEOOB8
HORRIBLEMENT SCANDALEUX
TEXTE ET DESSINS
^. ROBIDA
PARIS
LIBRAIRIE ILLUSTRÉE ! LIBRAIRIE M. DREYFOUS
7, RUE DU CROISSANT.
FAUBOURG MONTMARTRE, 1 3.
LA GRANDE MASCARADE F^RISIENNF
Grand émoi au Palais de justice.
QUATRIÈME PARTIE
UN PROCÈS HORRIBLEMENT SCANDALEUX
Affaire Badinard contre Cabassol. — Où l'on fait connaissance avec M" Mitaine,
avoué de Mmt Badinard.
Le train du lundi soir ramenant de Dieppe à Paris deux ou trois cents
maris enchantés de leur excursion dominicale à la plage embellie par mes-
dames leurs épouses, contenait dans les flancs d'un de ses compartiments
de première portant l'étiquette caisse louée, deux hommes littéralement
accablés sous le poids des chagrins les plus amers.
Liv. 61.
«82 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Enfoncés chacun dans un des coins du susdit compartiment — qu'ils
avaient retenu pour cacher leur douleur à tous les yeux — ils regardaient
d'un œil morne et fixe les valises et les parapluies déposés dans le filet,
comme pour prendre ces objets insensibles à témoin de l'effroyable férocité
du sort à l'égard de leurs propriétaires.
Tandis que tous les maris, dans le train,' paraissaient se réjouir, les uns
pour le jour passé près de leur femme, et les autres pour les six journées
de la semaine à passer encore loin d'elle, les deux voyageurs du comparti-
ment retenu songeaient, en proie aux plus noires préoccupations.
Ces deux voyageurs, on les a reconnus sans doute, étaient notre héros
Antony Cabassol et Me Taparel, à la fois son ami, son notaire et son complice.
La découverte de la véritable propriétaire de l'album aux soixante-dix-
sept photographies les avait atterrés! Sans une minute de retard ils avaient
quitté la ville, où cette révélation les avait foudroyés, pour revenir en toute
hâte aviser à Paris à la conduite à tenir.
Ils arrivèrent à la gare Saint-Lazare sans avoir prononcé une parole.
Les deux ou trois cents maris, leurs compagnons de route, se dispersèrent,
les uns pour courir à leurs affaires, les autres pour aller déjeuner avec
des dames répondant aux noms les moins sérieux du calendrier, et disposées
à faire le possible pour adoucir l'amertume de3 séparations conjugales
momentanées.
Gabassol et Mc Taparel prirent silencieusement un fiacre et descendirent
silencieusement à la porte de l'étude. Tous deux gagnèrent le cabinet
notarial et se laissèrent tomber chacun dans un fauteuil.
— C'en est donc fait ! murmura Cabassol.
— C'en est donc fait! répéta Me Taparel.
— Qu'est-ce qui est fait? s'écria, terrifié, M. Miradoux quilesavait suivis.
— C'est fini ! fit M0 Taparel.
— C'est fini! répéta tragiquement Cabassol.
— Qu'est-ce qui est fini? redemanda Miradoux.
— L'affaire Badinard ! répondirent à la fois les deux hommes.
— Comment cela? fit Miradoux; en si peu de temps, auriez-vous achevé
de venger feu Badinard de ses soixante-dix-sept ennemis de l'album?
— Non! répondirent Cabassol et Taparel, il n'est plus question d album
ni de vengeances; les soixante-dix-sept individus do l'album peuvent dormir
tranquilles, personne ne songera plus à troubler leur félicité conjugale ou
extra-ce:) jugale! Qu'ils vivent en paix!
— Alors vous renoncez à accomplir les volontés de M. Badinard?
— Si j'y renonce! s'écria Cabassol.
— S'il y renonce ! s'écria Mc Taparel.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
483
— Sachez donc, reprit Cubassol, que je n'ai plus de vengeances à exercer
parce qu'une révélation extraordinaire nous a été faite, parce que nous avons
acquis la preuve que la pauvre Mmc Badinard avait été affreusement calomniée
par son mari, parce que cette dame infortunée n'a jamais été coupable ; en
un mot parce que l'album aux soixante-dix-sept photographies compromet-
tantes ne lui a jamais appartenu 1
Qu'elle reste seule avec son prince I
— Est-il possible ! exclama Miradoux.
_ Oui mon ami, oui! voilà quinze mois que nous errons! quinze mois
que nous persécutons des innocents, que nous nous efforçons de faire de la
peine à des gens qui n'ont jamais compromis M»« Badinard 1 Au lieu d'être
les exécuteurs fidèles de légitimes vengeances, nous sommes presque des
criminels!
— Quel abîme! gémit l'honnête W Taparel.
434 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Oui, M"* Badinard était innocente; oui, le cruel Badinard l'a calom-
nie. L'album était tout amplement le musée des souvenirs d'une cocotte
perfide, l'album et les soixante-dix-sept photographies appartenaient à
TulipiaBalagny!
Miradoux courut chercher un troisième fauteuil, l'amena devant la table
et se laissa tomber, accablé lui aussi par cette révélation.
Enfin, dit-il après avoir pendant quelques minutes serré sa tête entre
ses mains; enfui, que reste-t-il à faire?
— Liquidation ! gémit Mc Taparel.
Liquidation rapide et complète ! acheva Gabassol. Je suis un homme
d'honneur, messieurs, et puisqu'il nous est maintenant prouvé que Mme Badi-
nard n'était pas coupable, je considère le testament par lequel M. Badinard
me léguait ses millions et ses soixante-dix-sept vengeances, comme absolu-
ment nul, et je suis prêt à renoncer à la succession !
Bravo, jeune homme, je n'en attendais pas moins de vous, fit Me Ta-
parel eh secouant la main de Cabassol.
— Donc, nous allons liquider, dit Miradoux, il nous faut d'abord avertir
Mme Badinard.
Où est-elle, cette pauvre et innocente dame? demanda Gabassol.
Après la mort de son mari, elle est allée habiter une jolie propriété
qu'elle possède aux environs de Fontainebleau ; elle vit fort retirée, dit-
on, et assez tristement malgré la fortune rondelette qu'elle possédait en
propre...
— Pauvre dame! l'avoir crue coupable... soixante-dix-sept photogra-
phies!... Quelle horreur! Jamais je n'oserai me présenter devant elle!...
— Elle a laissé à Paris un chargé de pouvoirs, Me Mitaine, avoué près
le tribunal civil.
— Écrivez à Me Mitaine, reprit Gabassol, dites-lui la vérité, toute la
vérité. Chargez-le de présenter à Mme Badinard l'expression de mes remords
et informez-le que je renonce au bénéfice du testament de feu Badinard...
— C'est entendu, fit Me Taparel, je vais demander une entrevue à
Me Mitaine.
Cabassol donna encore quelques instructions au digne notaire et quitta
ensuite l'étude, soulagé d'un grand poids. En se promenant sur le boulevard
pour achever de dissiper l'affreuse migraine que ses tracas d'héritier lu
avaient suscitée, il eut la bonne fortune de se jeter à travers Bezucheux de
la Fricottière fils, qui errait, le nez baissé, avec une mélancolie visible, en
compagnie de ses quatre inséparables, Lacostade, Bisseco, Pontbuzaud et
Saint-Tropez.
— Comment, revenus aussi! s'écria Cabassol.
A GRANDE MASCARADE PARISIENNE
485
— Oui, mon ami, revenus aussi, répondit Bezucheux, le train des maris
a ramené cinq célibataires bien éprouvés... Tulipia va partir pour la Bosnie ;
Tu comprends que nous ne pouvions rester sans elle sur les galets de Dieppe,
ces galets qui ont été foulés par elle moins cruellement que nos pauvres
cœurs!
Amende honorable à Mmo Badinard.
Nous sommes revenus pour nous étourdir, qu'elle reste seule avec son
prince ! dirent en chœur Lacostade, Pontbuzaud, Saint-Tropez et Bisseco.
— Étourdissons-nous! murmura mélancoliquement Gabassol.
Pendant que Gabassol et ses amis ouvraient une discussion sur les moyens
à employer pour dissiper les soucis moroses; M0 Tarparel prévenait le man-
dataire de Mrae Badinard du changement apporté dans l'affaire de la succes-
sion, par la révélation de Tulipia.
Mon cher maître Mitaine,
Une grande nouvelle ! L'album aux soixante-dix-sept portraits compromettants
n'appartenait pas à Mme Badinard, mais bien à une hétaïre du demi-monde, dont
je ne saurais stigmatiser trop cruellement la légèreté coupable. M™ Badinard n'a
4S6 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
jamais été compromise, du haut du ciel sa demeure actuelle, teu Badinard doit
regretter ses injurieux soupçons!
.M. Cabassol, le légataire universel de feu Badinard, après avoir exécuté déjà
quelques-unes des 77 vengeances imposées par le testament de mon client, s'est
arrêté brusquement dans sa tâche. 11 n'hésite pas, il renonce au bénéfice de ce tes-
tament basé sur une erreur du testateur.
Informez-en, je vous prie, madame Badinard, et dites-lui combien nous sommes
heureux de voir son innocence éclater au grand jour.
Muni de tous les pouvoirs de M. Cabassol, je viens vous demander une entrevue,
à l'heure que vous jugerez convenable, dans mon étude ou dans la vôtre, pour que
nous arrêtions ensemble les bases d'une transaction amiable et discrète, qui per-
mettrait à M. Cabassol de réparer dans une certaine mesure ses torts envers les
personnes injustement soupçonnées par feu Badinard, et qui en môme temps
remettrait tous ayant droits en possession du reste de l'héritage.
Je ne doute pas, mon cher maître, qu'en présence du beau trait de désintéresse-
ment de M. Cabassol, vous ne partagiez mon admiration pour ce jeune homme,
et j'attends votre réponse.
Agréez, je vous prie, l'assurance de ma haute considération,
Tapahel.
La réponse ne se fit pas attendre, le liquidateur de la succession Badinard
reçut le lendemain, à la première poste, la lettre suivante:
Mon cher maître,
Personne, n'en doutez pas, ne professe plus d'admiration que moi pour l'héroïque
désintéressement de M. Cabassol, votre client; personne n'est plus disposé que
votre serviteur à s'incliner devant un trait digne de la morale en actions !
Hais les affaires sont les affaires!
Vous vous souvenez que, par un premier testament, feu Badinard avaitlégué toute
sa fortune à la dame Badinard son épouse; ce testament a été annulé par celui qui
instituait M. Cabassol légataire universel de la fortune et des vengeances de M. Ba-
dinard. Or, si comme vous le reconnaissez, ma cliente Mmc Badinard a été victime
d'une erreur, le second testament qui l'injurie si gravement doit être déclaré caduc
et toute la succession doit revenir à ma cliente suivant les termes et dispositions
du premier testament.
Cela est parfaitement limpide. En conséquence, j'ai l'honneur de vous prévenir
que je rejette au nom de ma cliente toute proposition de transaction et que
j'intente dès ce jour, à M. Antony Cabassol, un procès en nullité de testament et en
captation d'héritage, devant le tribunal civil de la Seine.
Daignez agréer, mon cher maître, l'hommage de ma considération la plus
distinguée.
Mitaine.
A la lecture de cette déclaration de guerre, Me Taparel tomba foudroyé
dans son fauteuil. Il s'attendait à des démonstrations d'un étonnement admi-
ratif, à des exclamations, à de chauds remerciements et voilà que le man-
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
487
dataire de Mme Badinard répondait à des propositions de restitution bé-
névole parla menace d'un procès rigoureux!
— C'est abominable ! s'écria-l-il enfin en retrouvant assez de forces pour
donner un grand coup de poing sur son bureau, allons trouver cet implacable
Mitaine !
Et saisissant son chapeau, il traversa son étude comme un ouragan pour
se rendre rue Dauphine, à l'étude de l'avoué.
L'élude de Me Mitaine répondait bien à l'idée que l'on peut se faire d'un
antre de la chicane ; elle
était située au deuxième
étage, au fond de la deu-
xième cour d'une vieille
et sombre maison. Après
un escalier sale et som-
bre, on rencontrait une
porte sombre et sale
portant sur une plaque
de cuivre les mots :
JULES MITAINE
AVOUÉ
Près le tribunal civil de la Seine.
Tournez le bouton S.V.P.
Me Taparel tourna
le boulon. Une demi-
douzaine de clercs, cour-
bés devant les fenêtres
d'une grande pièce som-
bre, paperassaient avec fureur; l'un d'eux leva la tête, mit sa plume entre
ses dents et daigna recevoir le visiteur.
— Maître Mitaine e3t chez lui? demanda M0 Taparel.
— Il est au Palais 1 répondit le clerc.
— Au Palais, déjà! s'écria le notaire.
— Affaire urgente !
— Affaire urgente! j'ai besoin de le voir pour une affaire urgente aussi...
je suis Me Taparel.
— Ah! monsieur, justement M0 Mitaine est allé au Palais pour entamer
Bans relard l'affaire Badinard contre Gabassol.
— Déjà ! s'écria Me Taparel.
— Oui, monsieur, et vous voyez, nous sommes tous occupés pour Badi-
Les cœurs de Bezucheux, Laoostade et entres foulés par Tulipia.
488 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
iiaitl contre Gahassol : mémoire aux juges pour Mme Badinard, requêtes, si-
gnifications, assignations et autres menues pièces de procédure.
— Me Mitaine ne perd pas de temps! dit amèrement M° Taparcl, mais
j'espère encore arrêter tout cela ; envoyez, s'il vous plait, quelqu'un au Palais
pour avertir M° Mitaine de ma présence ici, et pour le prier de venir conférer
un instant avec moi, avant de passer outre.
Un clerc s'empressa de courir chercher M* Mitaine au greffe du tribunal .
civil. Ce fut l'affaire d'une demi-heure, M0 Mitaine arriva bientôt sur les pas
de sod clerc.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au profil anguleux et
chafouin, aux yeux très mobiles clignotant derrière un lorgnon à verres
bleus, à cheval sur un nez presque malicieux ; sa bouche pincée et ses pom-
mettes saillantes étaient encadrées de longs favoris beurre frais reliés à une
chevelure de la même couleur, disposée avec des prétentions à l'élégance.
11 aborda M* Taparel avec de chaleureuses poignées de main et l'entraîna
dans son cabinet.
— Enchanté, cher maître, de l'honneur de votre visite ! dit-il, comme je
vous l'avais annoncé, je m'occupais de notre affaire, j'étais allé au Palais
pour...
— C'est aller un peu vite en besogne, et vous auriez pu me voir avant de
commencer le feu. Voyons! est-il possible que vous songiez sérieusement à
nous attaquer devant le tribunal civil, quand mon client, de lui-même, vient
renoncer à la succession de M. Badinard...
— Comme homme, j'admire ce beau trait, mais comme avoué je ne dois
pas me laisser arrêter par des raisons sentimentales ! Mandataire de Mm9 Badi-
nard, je ne vois qu'une chose : feu Badinard, obsédé par d'injurieux soup-
çons contre la dame son épouse, lègue par un testament que je qualifierai
seulement d'étrange et de bizarre, sa fortune à un parent éloigné, à la condi-
tion expresse que ce jeune homme le vengera de 77 personnes qu'il accuce
d'avoir compromis la dame son épouse. Le legs était subordonné à l'exécu-
tion de ces vengeances, puisque, dans un dernier paragraphe, feu Badinard
dit qu'en cas de non-exécution dans un certain délai, toute sa fortune servira
à l'édification « dans un endroit sain et désert, d'un Refuge pour les maris
maltraités par le sort. »
— C'est vrai, dit Je notaire.
— Donc puisque, par suite de la découverte de l'innocence absolue de
Mmc Badinard, le légataire de feu Badinard reconnaît n'avoir aucune ven-
geance à exercer, le legs fait par M. Badinard tombe de lui-même. — 11 en
est de même de la disposition de feu Badinard pour le cas où les vengeances
imposées ne pourraient être exercées, — feu Badinard n'ayant pas eu de
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
Liv. 62.
M" Jules Mitaine, avoué de M" Badinard.
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE 491
déboires conjugaux, n'a pas à faire élever de « Refuge pour les maris
maltraités par le sort. » C'est limpide 1 trouvez-vous mon raisonnement
limpide ?
— Parfaitement, mais...
— Je n'ai pas fini. Ce testament étrange et injurieux annulé, le précédent
testament, par lequel feu Badinard léguait tous ses biens à son épouse,
reprend toute sa force...
— Parfaitement, mais...
— Attendez! or, pendant quinze mois M. Cabassol a été en possession de
la succession, il a usé, dépensé...
— Beaucoup ! fit le notaire, je pourrais dire énormément! mais ce sont
des dépenses pieuses, faites uniquement dans le but d'exécuter promptement
les volontés du testateur. En ma qualité d'exé-
cuteur testamentaire, j'avais pour instruction
de feu Badinard de fournir toutes les som-
mes nécessaires à la prompte réalisation des
soixante-dix-sept vengeances...
— Comme mandataire de ma cliente je
proteste contre ces dépenses. Mm* Badinard
reconnue innocente, doit être remise en pos-
session de tous les capitaux provenant de la
succession, c'est limpide !
— Non ! S'écria Me Taparel. Beiucheux accablé par le chagrin.
— Pardon, la limpidité de mon raisonne-
ment n'est pas discutable ! Je reprends... Mme Badinard reconnue innocente,
doit être remise en possession, etc., plus les intérêts depuis quinze mois...
— Par exemple !
— Rien de plus juste ! je suis sûr que le tribunal abondera dans mon
sens... plus...
— Encore I
— - Naturellement! plus les dommages et intérêts qu'il plaira au tribunal
de nous accorder et que moi, avoué, mandataire de Mme Badinard, j'évalue
très modestement à la somme de trois cent cinquante mille francs, et ce, sous
les plus expresses réserves de tous nos droits à indemnités non prévues encore.
— Trois cent cinquante mille francs de dommages et intérêts ! s'écria
Me Taparel, mais c'est odieux!... Mon client a montré la plus entière bonne
foi; s'il a accepté le legs de feu Badinard, c'était avec l'intention de remplir
convenablement les conditions à lui imposées. Il reconnaît l'erreur du testa-
ment, mais il ne doit pas en être rendu responsable puisqu'elle est du fait
du testateur, M. Badinard? Cela aussi est limpide?
492
LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Le tribunal appréciera. Mon cher maître, l'affaire est entamée, nous
allons avoir un joli petit procès Badinard contre Gabassol. Gaptation d'héri-
tage, nullité de testament, etc., etc..
— Voyons! ne pourrait-on pas transiger? il n'est pas possible que vous
soyez assez...
— Oh! aucune transaction n'est possible. Nos droits sont limpides, le
tribunal ne peut manquer de faire droit à de si légitimes revendications!
M* Taparel partit furieux. Cabassol prévenu déjà par ministère d'huis-
sier, l'attendait chez lui, accablé parées nouveaux soucis.
— Plaidons, puisqu'ils le veulent ! s'écria Me Taparel, vous allez constituer
avoué et réclamer six cent mille francs de dommages et intérêts pour les
dérangements et tracas occasion